© THÉO SAFFROY

Sur le cours plutôt paisible de la Seine, une expédition de Paris à la mer peut prendre des proportions homériques. C’est que l’aventure est une question de tempérament, bien plus que de lieu ou d’embarcation. Mieux que les exploits dangereux, ce qui la caractérise, c’est la valeur du récit qu’on en fait. Le « capitaine » Humm en a fait la brillante démonstration, par ce Roman Fleuve qui le voit embarquer avec ses copains Adrian et Waquet dans une chose de plastique trouvée quelques jours plus tôt sur un site de petites annonces. Trois hommes dans un bateau, non sans biscuit ni sans quelques flacons…

Pour Philibert Humm, comme il le signalait en ouverture des «Tribulations d’un Français en France», paru en 2020, «l’aventure est au coin de la rue».

« Ça tombe bien, il n’avait pas l’intention d’aller plus loin. » Cet explorateur qui exerce son intrépidité à l’échelle locale, né en 1991, a fait ses armes à la rubrique culture du  «Figaro » avant de s’essayer au reportage pour « Paris Match » et à des récits comme ce « Roman Fleuve », distingué par le prix Interallié en novembre dernier, quelques jours après sa parution.

Quand on entreprend de descendre un fleuve ou tout autre cours d’eau, il est important de se renseigner sur le sens du courant. Rien de plus désagréable que de ramer plusieurs semaines pour s’apercevoir finalement qu’on marche à contresens. Remonter un fleuve à sa source n’est pas dénué d’intérêt mais c’est nettement plus dur et souvent décevant : le fleuve devient rivière qui devient ruisseau, puis ruisselet puis ru et enfin filet d’eau. Il faut abandonner le canot et finir à pied. Ce n’était pas notre projet.

D’une manière générale, on n’accumule jamais trop de renseignements. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude avant chaque expédition de me fournir en documentation. Il y a rue Saint-Louis-en-l’île, à Paris, une adresse bien connue des voyageurs : la librairie Ulysse. Elle est si pleine de livres qu’on risque à tout instant d’y périr enseveli. Georges Moustaki le chanteur habitait l’étage au-dessus de la librairie mais ça ne concerne en rien la suite de notre aventure. Je commençai par me procurer une carte de navigation fluviale ainsi libellée : « Carte de la Seine de Paris à la mer par le canal de Tancarville. Échelle 1/40 000. Nouvelle édition ». L’achevé d’imprimer datait cette nouvelle édition de 1947.

– De toute façon vous ne pourrez pas vous perdre sur le fleuve, il n’y a qu’à se laisser couler c’est tout droit, dit goguenardement le libraire.

Je connais cette théorie mais je n’aime pas beaucoup les libraires goguenards. On demande à ces gens-là de nous procurer des ouvrages et non de se laisser aller à des commentaires idiots. Et d’abord que ce monsieur savait-il de la descente d’un fleuve à la rame ? L’avait-il descendue, lui, la Seine ? Non, bien entendu. J’ai pour principe de ne me fier qu’aux personnes expérimentées car ce sont elles qui en savent le plus long. On ne demande pas à un évêque comment se font les enfants, par exemple. Cela dépasse si j’ose dire son domaine de compétence. De toute manière je n’avais rien demandé au libraire. Et je sais comment se font les enfants. Du moins dans les grandes lignes.

Pour le cas où ça vous intéresse, la Seine coule d’amont en aval et selon un débit variable. L’intensité du débit, c’est-à-dire la quantité de fluide fournie en un temps donné, ne doit jamais être négligée. S’il se trouve des rapides sur votre fleuve, vous devez le savoir et vous équiper en conséquence. La Seine, en l’occurrence, ne compte pas le moindre rapide et son débit aux premiers jours du mois d’août atteint péniblement cent mètres cubes par seconde. Cela équivaut en surface à un courant d’un kilomètre par heure.

Les manuels scolaires nous l’apprennent, la Seine prend sa source sur le plateau de Langres et se jette dans la Manche. Relativement rectiligne jusqu’à Paris, elle observe ensuite d’inexplicables détours et circonvolutions que les géographes appellent pompeusement des méandres. Mon grand-père, celui qui croit au roi Merlin, a une explication là-dessus. Il prétend que la Seine zigzague après Paris car elle est saoule d’avoir traversé la capitale. Cela n’a jamais été prouvé. Reste que ces méandres allaient nous compliquer la tâche. À vol d’oiseau, Paris n’est distant du Havre que de 178 kilomètres. Par voie d’eau, l’addition grimpe à 360 kilomètres. Le double… 

Un dernier mot au sujet de l’étude préparatoire. Il peut être avantageux de se renseigner, au moins sommairement, sur la faune et la flore des territoires traversés. La faune en particulier. Dans le milieu qui nous intéresse, les eaux de la Seine, ce sont essentiellement gardons, ablettes, brèmes, carpes et une quantité importante de plastique allant du coton-tige commun à la calandre de Renault Fuego. Évoluent également dans la Seine des bactéries de type E. coli. Ces bactéries ne se voient pas à l’œil nu mais elles n’en sont pas moins redoutables. Si on peut sans risque se baigner dans le fleuve, il est fortement déconseillé de boire la tasse.

Au cours de notre quatrième et dernière réunion, j’avertis mes hommes que je serais leur capitaine. Aussi bien j’aurais pu me nommer amiral ou lieutenant de vaisseau, mais nous possédions un canot et je ne voulais pas risquer de sombrer dans le ridicule. En outre, l’abus de galons dessert l’autorité. Mieux vaut demeurer au plus proche de ses hommes et s’en tenir à une ou deux barrettes supplémentaires. Un conseil : ne jamais porter d’épaulettes quand on n’a pas les épaules. Ainsi donc je serais capitaine et par voie de conséquence Adrian et Waquet mes matelots. Occupé à se curer les ongles à la pointe de son opinel, le premier prit la chose avec indifférence. « Cela signifie que tu seras le chef ? » demanda le second après quelques minutes de réflexion. « En quelque sorte », dis-je.

Waquet ne l’entendait pas de cette oreille. « Si tu es capitaine, alors je suis vice-amiral d’escadre, grand timonier ou major. » Comme on le voit Waquet n’a aucune connaissance des grades en vigueur dans la Marine, mais il exigeait un titre. Cela ne valait pas la peine de le contrarier. « Va pour major », dis-je. « Quant à toi, Adrian, je te nomme quartier-maître écopier, en charge d’éliminer le surplus d’eau s’il en vient dans notre coque. Tu iras demain en ville nous acheter deux écopes. »

 À cet instant mon téléphone exécuta les premières mesures des Quatre Saisons de Vivaldi. C’était ma mère, celle par qui j’étais venu au monde et dont j’étais le fruit des entrailles et la chair de la chair. Ma mère donc.

– Que puis-je pour toi ? m’enquis-je en décrochant.

– Ne pas couler, répondit-elle froidement. La mère Adrian m’a détaillé votre projet. C’est intelligent, bravo. Je te préviens, conosaure, si tu te noies tu vas m’entendre.

Et sa chair de ma chair mit fin à la communication. Les aventuriers ne font généralement pas grand cas du souci de leurs parents. La désobéissance est le premier jalon de l’aventure et l’aventurier ne va pas plus loin que la haie du jardin s’il obéit à sa maman. D’ailleurs aucun aventurier ne parle jamais de sa maman. On dirait qu’ils sont tous orphelins. Mon œil ! Les aventuriers ont des mamans, eux aussi, et qui se font du mouron. Combien de litres de sang d’encre ont dû se faire les mamans de Magellan, Marco Polo ou Mike Horn ? De quoi transfuser l’armée russe à mon avis. C’est pourquoi je me fis ce serment : à défaut d’être un bon fils, je serais comme un père pour mes hommes. « Vas-tu te grouiller un peu oui ou merde ? » demanda le major qui tenait la voile à bout de bras pour que j’y fixe l’antenne de notre mât. « L’ingratitude la plus commune et la plus ancienne est celle des enfants envers leurs pères », dit l’aphoriste Vauvenargues.

Le 2 août, nous fûmes fin prêts. Le canot lessivé avait retrouvé son beau vert anglais. La voile hissée flottait au vent dans le jardin des parents d’Adrian, qui vit encore chez ses parents. « Si le vent souffle sur la Seine comme dans ce jardin, dis-je, nous serons au Havre avant la fin de semaine. » C’était une façon de parler bien sûr, mais nous avions un bateau et, dès lors, tout devenait possible. « Oui nous avons un bateau », me répétais-je. « Nous avons un bateau. » Et ces mots-là, ces simples mots, me gonflaient le cœur de joie et d’orgueil.

Restait à le baptiser. Les gens qui possèdent un bateau hésitent toujours sur le nom à lui donner alors qu’il n’est au monde rien de plus simple. Connaissant mes hommes et leur goût pour le dissensus, j’omis sciemment de mettre le nom du bateau sur la table. Ils auraient à coup sûr trouvé mille moyens de ne jamais tomber d’accord. Je décidai que je serais seul à décider. Après tout j’étais capitaine. Quand notre dernière réunion eut pris fin, et tandis que l’équipage allait se coucher, je prétextai avoir oublié quelque chose au canot. En vérité je n’avais rien oublié et tirai de sa cache le pot de peinture blanche. Dans la demi-pénombre, au pinceau et de ma plus belle écriture, j’écrivis les lettres « B », « A », « T », « E », « A », « U » sur le flanc de notre bateau. Ce ne fut pas plus long que ça. Au matin la peinture serait sèche et notre canoë s’appellerait définitivement Bateau. C’était un joli tour que je leur jouais là.

Le départ fut fixé au lendemain, jour de la Sainte-Lydie. Patronne des marchands et des commerçants, Lydie était négociante en pourpre à Philippes, en Macédoine, aux environs des années 50 après Jésus-Christ. Initialement Juive grecque, elle s’attacha Dieu sait pourquoi aux paroles de l’apôtre Paul. Mal lui en prit. Jetée en prison avec son époux Philétas, ils furent torturés sur le chevalet. Mais rien n’y fit. Malgré le professionnalisme du bourreau, Lydie et Philétas n’en finissaient pas de mourir. Devant tant de courage, le juge se convertit, après quoi les époux et le juge furent jetés dans un chaudron d’huile bouillante. Le chaudron ne se convertit pas et ils décédèrent. En dédommagement de leur peine, Lydie et Philétas devinrent bien des années plus tard sainte et saint, ce qui force le respect. 

Ce type d’intermède, j’en conviens, n’apporte rien en tant que tel au développement du récit mais il constitue de ces respirations qui rendent supportables la lecture des romans d’aventures. On trouvera dans le commerce des romans d’aventures à couper le souffle. Dès les premières pages, le lecteur est pris à la gorge. C’est haletant, d’accord, mais asphyxiant à la longue. À mon sens, l’aventurier doit garder ceci à l’esprit : les gens qui le lisent mènent le plus souvent une existence morne et routinière en comparaison de la sienne. Ils se lèvent à heures fixes, écoutent les prévisions de Laurent Cabrol, se rendent au travail, essuient les remontrances d’un chef de service, déjeunent à la cantine et couchent tous les soirs dans le même lit, quel ennui. Leur cœur n’a pas l’habitude de battre la chamade. Il convient de ménager ce lecteur, de lui réserver des temps calmes qu’on appelle entre nous ventilations narratives. Sans quoi celui-ci s’essouffle, perd haleine, suffoque et meurt parfois. Par conséquent je serai dans les pages qui suivent économe en rebondissements.

Le lendemain, sitôt qu’il fit jour, avant même, nous partîmes dessous le pont du Point-du-Jour, qu’on appelle aujourd’hui Garigliano.

– Vous y êtes, messieurs ? demandai-je.

– Nous y sommes, répondirent-ils en chœur.

Et avec Adrian et moi-même aux avirons, et au centre Waquet, mal à son aise et plein de méfiance, nous nous élançâmes sur ces eaux qui deviendraient notre demeure pour de longs jours. 

Avant de prendre trop de vitesse, attardons-nous un instant sur le canot en question. J’ai dit qu’il aurait appartenu à Véronique Sanson la chanteuse. Je n’ai pas dit en revanche qu’il mesurait quatre mètres dans sa longueur pour une largeur au maître-bau de quatre-vingt-cinq centimètres. Je n’ai pas dit non plus que le Coleman 13 est conçu pour accueillir deux individus et non trois. Sur ce point la notice du constructeur est formelle. Jean-Philippe, rendons-lui honneur, avait attiré notre attention là-dessus mais, tout à notre joie d’acheter un bateau, nous l’avions jugé rabat-joie. À présent il apparaissait que nous allions au-devant de difficultés réelles. Au cours d’une discussion, Adrian et moi-même avions établi que le troisième homme, l’homme superfétatoire, se tiendrait bien calme, au centre de l’embarcation, à califourchon sur un bidon. Cet équipier ne ramant pas, il devrait en outre se tenir dos au sens de la marche pour des questions d’ergonomie un peu longues à expliquer. Cette place était naturellement dévolue à Waquet mais nous n’excluions pas de procéder à des roulements. 

Un premier coup de rame, un second. Rapidement nos gestes se coordonnèrent. Le canot s’engageait dans les passes sans écueil ni charme de Billancourt, frayait en silence et surface, longeait Sèvres et sa manufacture puis passait l’aqueduc de l’Avre. À ma grande satisfaction, Bateau semblait décidé à flotter. L’assiette, qui concerne l’équilibre transversal d’une embarcation, était bonne en dépit de notre surcharge pondérale, Waquet pour ne pas la nommer. Ce dernier, croyant détendre l’atmosphère, entreprit d’entonner le Kyrie Eleison sur l’air d’« Il est cocu le chef de gare ».

 – Moins fort, lui enjoignit Adrian, nous allons être repérés.

Disons-le tout net, s’il n’est pas formellement interdit de descendre la Seine à la rame sur un canot à voile cela n’est pas très autorisé non plus. On voit des canotiers sur la Marne, la Loire ou les lacs du bois de Boulogne, mais plus rarement sur les eaux de la Seine. Cela s’explique aisément. Parce que la Seine est sale, d’abord, et pâtit d’une exécrable réputation. Parce que la Seine est industrieuse ensuite, et qu’il y défile en tous sens des péniches et des bateaux-mouches qui ne s’embarrassent pas de ralentir à votre hauteur. En d’autres termes, la Seine n’est pas prévue à cet effet. Mais n’est-ce pas cela que l’aventure : quitter les rails et mordre la ligne blanche, sauter les barrières, voyager où l’on ne voyage pas ? Réponse : oui.

Du reste, nous approchions déjà l’écluse de Suresnes, où se repêchent habituellement les noyés, en particulier en juin et septembre qui sont les mois de prédilection des suicidés. Plus loin, les tours du quartier de la Défense miroitaient dans le levant.

Au fond de la Seine, il y a de l’or,

Des bateaux rouillés, des bijoux, des armes…

Au fond de la Seine, il y a des morts…

Au fond de la Seine, il y a des larmes… 1

C’était la première aube, d’une beauté saisissante. Les reflets irisés de la tour Areva, le chatoiement de la tour Initiale (ex-tour Nobel), la rosée d’aurore au sommet de la tour Gan Eurocourtage… Il suffit de peu de choses, d’un seul rayon parfois, pour enluminer un paysage et dorer à la feuille les plus hideux panoramas. Soudain nous vîmes se profiler une péniche. À sa proue était peint : « Mohicans ». C’était la première péniche que nous avions à croiser. « La première des Mohicans », s’écria Waquet, heureux de sa trouvaille.

Je redoutais les remous des péniches. J’en avais fait part à mon équipage avant le départ, les priant de travailler leur déhanché. Sur un canoë, tout est question d’équilibre et de coordination. L’étrave de Mohicans fendait les flots à la vitesse de quatre nœuds environ (7 kilomètres par heure) et nous attaquâmes sa vague de trois quarts, comme le prescrivent les manuels de canotage en eau vive. À la une et à la deux, nous réalisâmes tous trois un chaloupé synchronisé, qui est une figure empruntée à la rumba congolaise. Les remous assouplis vinrent caresser notre timide vaisseau. « Si ce n’est que ça ! » s’exclama Adrian. Ce n’était pas que ça. La vague de poupe fut plus coquine et Bateau prit l’eau dans des proportions que je qualifierais de préoccupantes. Il faut toujours un peu d’eau dans le fond des embarcations : cela en assoit la stabilité et rafraîchit les pieds. Quand cela rafraîchit aussi les mollets, il est temps d’agir.

– Adrian, dis-je, passe-moi donc l’écope.

Adrian ne put répondre favorablement à ma requête.

– J’ai oublié l’écope, dit-il simplement. À cet instant précis, je sus que notre croisière ne serait pas un long fleuve tranquille. Qu’on y verserait des larmes, de la sueur sans doute, et du sang peut-être. 

Contre toute attente, Waquet nous tira d’affaire. Le major avait choisi de s’engager dans l’aventure chaussé d’une paire de bateaux flambant neuve. Retirant ses souliers, il commença d’écoper frénétiquement notre canot Bateau avec ses chaussures bateau, ce qui est astucieux, et même plutôt piquant pour qui aime les jeux de mots et ne fait pas trop le difficile. ◼

1. La Complainte de la Seine (musique de Kurt Weill sur un poème de Maurice Magre), créée par Lys Gauty en 1934.

Pour le cas où ça
vous intéresse, la Seine
coule d’amont en aval
et selon un débit variable.

« Si le vent souffle sur la Seine comme dans ce jardin,
dis-je, nous serons au Havre avant la fin de semaine. »

La vague de poupe fut
plus coquine et Bateau prit l’eau dans des proportions
que je qualifierais
de préoccupantes.