© Nedjma Berder

À l'été 2021, dans un hangar des îles Shetland, la bande de marins charpentiers de Rose et Swallow (CM 330) découvre l'un des rares survivants de la grandiose flottille des zulus, anciens lougres harenguiers du Nord de l'Écosse. Le bateau, délaissé, sera à ceux qui pourront le restaurer et le faire naviguer à nouveau… l'équipe n'a que quelques mois pour les travaux pas de financement, et dans ces îles sans bois, les matériaux indispensables font défaut… Qu'à cela ne tienne, impossible n'est pas zulu !

Photographies de Nedjma Berder

Textes de Virginie de Rocquigny

Deux personnes discutant à l'entrée de l'entrepôt.
« Personne ici aux Shetland ne pourrait réparer ce bateau et le faire naviguer comme ces gens vont le faire », Ian Tait, conservateur du musée de l’archipel. On le voit ici confier les papiers de Maggie Helen à Benoît Cayla, qui a rameuté une équipe des quatre coins de l’Europe pour faire renaître, tambour battant, l’ancien zulu. © Nedjma Berder
Vue en entière de l'entrepôt vert où se trouve le bateau, en travaux.
© NEDJMA BERDER

Quand t’as vraiment envie de faire les choses, ça bombarde », prévient Akim, chaudronnier, qui découvre la charpente navale avec Maggie Helen. Et il faut avoir très envie pour suivre la cadence effrénée de ce chantier. Trois mois tout juste pour restaurer un zulu, voilier de pêchecentenaire assoupi depuis quinze ans dans le hangar qui l’a vu naître, en 1904. L’équipe, composée de charpentiers de différents pays d’Europe, n’est guidée que par le désir de remettre Maggie Helen en état de naviguer. Le bruit de leurs tronçonneuses, des rabots électriques ou des meuleuses résonne plus de douze heures par jour sur les quais de Hay’s Dock et les insulaires les regardent comme des doux-dingues. « Ils sont en train de faire en trois mois ce qui prendrait trois ans dans des conditions normales, évalue Ian Tait, conservateur du Musée d’histoire des Shetland, mais ces gens ne travaillent pas dans le cadre d’un contrat, ils sont conduits par la passion, chacun dans leur domaine. »

Quand il a reçu leur appel, Ian Tait désespérait de trouver quelqu’un à qui donner Maggie Helen. Le musée avait décidé de s’en séparer faute de moyens financiers et de projet à long terme pour son exploitation. « Aux Shetland, personne n’en voulait. J’ai ensuite cherché en Écosse, jusqu’en Cornouailles. Des charpentiers sont venus, ils aimaient Maggie Helen, ils étaient capables de le réparer, mais le défi était le même pour tout le monde : la logistique, pour fournir les besoins en bois du chantier. Vous avez vu le paysage des Shetland ? Pas un seul arbre. »

Certificat d'origine de construction bateau, en anglais.
Les papiers d’origine de Maggie Helen rappellent sa construction en 1904, dans ce hangar, où il est revenu en 2007 après une longue carrière à la pêche, puis à la plaisance. © NEDJMA BERDER
Plusieurs membre du chantier tirant le mât hors de l'entrepôt.
Le bois du mât de misaine, en pin douglas, vient d’un chantier ami à Ullapool, au Nord de l’Écosse. Un arrangement a été trouvé avec l’une des nombreuses fermes à saumons des Shetland pour qu’une barge l’achemine sans frais jusqu’à Lerwick. © NEDJMA BERDER

C’est en mer, à bord de leur voilier Swallow que Benoît Cayla, Bleuenn Chorlay et leurs coéquipiers (CM 330) entendent parler d’un zulu « à récupérer », sans trop y croire. À l’automne 2021, une tempête oblige la bande de marins charpentiers, en route vers les Orcades, à faire escale aux îles Shetland. Ils découvrent alors Maggie Helen.

L’histoire paraît trop belle pour être vraie : Benoît Cayla se passionne pour ces bateaux écossais depuis quinze ans, après la restauration du Loch Fyne skiff Rose of Argyll. Quelques années plus tôt, avec Bleuenn Chorlay et Max, un ami charpentier anglais, ils ont sillonné la côte écossaise en autostop pour en visiter tous les musées, en quête d’informations sur la construction et les manœuvres à bord des zulus.

Quand ils font la découverte de Maggie Helen, l’affaire est donc vite conclue. Quatre mois plus tard, au printemps 2022, un équipage prend la mer. À bord de Swallow, 5 tonnes de bois et 2 tonnes d’outillage et de quincaillerie pour Maggie Helen.

Planning du chantier, écrit sur un bout de carton
Le « planning » du chantier, pour le moins serré, sera tenu au prix de journées de travail interminables : à soixante degrés nord à la fin du printemps, la nuit semble ne jamais tomber et l'on en oublierait presque qu’il faut, parfois, s’arrêter pour dormir. © NEDJMA BERDER
Vu sur le côté du bateau et des ouvriers travaillant dessus.
Maggie Helen après six semaines de chantier intensif, sept jours sur sept. L’équipe a repris
en l’état les travaux entamés entre 2007 et 2009. La majeure partie de la charpente et tout le bordé seront changés, le pontage, le gréement, les emménagements et le reste sont à construire ! © NEDJMA BERDER

« Au début, on était ambitieux : on pensait prendre une pause le dimanche. En fait le dimanche, chacun fait sa petite membrure ! », plaisante Bleuenn Chorlay. « Il faut envoyer : on doit quitter les Shetland en juillet si on veut profiter d’une météo favorable pour naviguer. »

Entre 2007 et 2009, deux charpentiers shetlandais ont refait l'étrave, un tiers de la membrure et quelques bordages, dont une partie est encore à reprendre. Pour gagner du temps, le rouf, les barrots de pont, l’étambot, le safran, les serres bauquières et les jambettes ont été fabriqués quelques mois plus tôt en Bretagne, au chantier du Vilh (lire p. 58), qui dispose de sa propre scierie. « Dès la première fois qu'on a vu Maggie Helen, j'ai pris les cotes pour les barrots, les membrures et l'étambot, la longueur, la largeur et le tirant d'eau. À partir de ça j'ai fait un plan. Ensuite il a fallu compléter à distance en demandant des photos, et de là on a pu finaliser. » Démontées, chargées à bord de trois fourgons jusqu’au Danemark, toutes ces pièces ont ensuite été acheminées à bord de Swallow. Une navigation froide et éprouvante effectuée à une période peu favorable, en avril.

Membre de l'équipe, posant pour la photo avec des écrous sur les yeux.
En tout, dix personnes ont participé à la restauration de Maggie Helen, sans compter quelques aides ponctuelles, comme ces deux cyclistes écossais venus visiter les Shetland pendant une semaine, mais qui ont découvert le chantier en débarquant, et n'en sont plus repartis ! L'équipe n'en a pas vu beaucoup plus : les seules excursions loin du hangar de Hay's Dock consistent à aller chercher du bois en camion ou à partir en annexe récupérer l'ancien mât d'artimon dans l'une des plus vieilles maisons de Lerwick (ci-dessous). Ce qui n'exclut pas de mémorables dîners dans l'ancienne remise où la bande de Maggie Helen a trouvé à se loger. © NEDJMA BERDER

« La première fois qu’on est venus, on pensait trouver un endroit désert, se souvient Benoît Cayla. En fait il y a de tout ici, sauf du bois, et surtout les gens ont envie de filer des coups de main. » Restaurer un bateau sur ses fonds propres impose une subtile maîtrise du système D : les invendus du supermarché pour se nourrir, les virées en camion pour espérer dénicher du bois à des tarifs moins prohibitifs que ceux des rares négociants, la complicité du conservateur du musée, prêt à tout pour aider à trouver des batteries, un vélo, du goudron de Norvège…

Finalement, un dimanche, la seule vraie pause que les charpentiers s'accordent est consacrée… au calfatage du pont d'un bateau de pêche du port, histoire de gagner quelques sous. « Enfin un boulot où on n'a pas besoin de trop réfléchir ! »

Ian Tait a relayé sur les ondes de la radio locale leur recherche de plomb pour le lest. Les Shetlandais ont été généreux : « Dès le lendemain, une dame est venue à vélo. Il y a même un monsieur qui s’est pointé avec une petite gueuse : c’était tout ce qu’il restait du bateau de pêche de son grand-père ! », confie Bleuenn Chorlay. La charpente marine traditionnelle n’est plus qu’un lointain souvenir sur ces îles. Malgré leurs réticences initiales à voir Maggie Helen quitter l’archipel, beaucoup d’habitants se prennent d’affection pour l’équipage au fil des semaines. « Ils amènent de la vie, du bruit, de l’activité, observe Angus Johnson, responsable des archives du musée. Il faut imaginer que ce port, autrefois, c’était l’épicentre de la ville de Lerwick, il se passait tout le temps quelque chose ! » Aujourd’hui, au gré des escales de quelques paquebots, les croisiéristes affluent, par vagues.

Photo de l'intérieur de la coque du bateau, encore en travaux.
Bleuenn lisse la face intérieure de la membrure au rabot électrique à sole cintrable. Hormis une raboteuse, l’essentiel du travail est réalisé à la tronçonneuse ou à l’aide d’outils électroportatifs. Côté extérieur, les couples de Maggie Helen sont taillés à facettes pour recevoir les bordages, qui n’ont donc pas besoin d’être coffrés. © NEDJMA BERDER
Deux ouvriers travaillant sur le bateau.
Ellie Reynolds Feeney et Tom Lamoureux travaillent au pontage de l’arrière, dont l'élancement effilé a été refait. Le nouveau safran est doté d’une barre franche, au lieu de la roue dont Maggie Helen avait été équipée. Noter, à l’arrière-plan, le sixareen (grande yole de pêche à six rameurs) Vaila Mae. © NEDJMA BERDER
Ouvrier peignant le bateau.
Première couche d’huile appliquée par Max. Ce charpentier anglais qui a découvert les bateaux traditionnels à l'occasion d'un chantier de restauration de phare aux Lofoten leur consacre désormais sa vie. Il parle un français parfait, appris « en lisant Le Chasse-Marée ! » © NEDJMA BERDER
Plan, dessiné, de la voilure du bateau.
Le nouveau plan de voilure dessiné par Benoît Cayla. © NEDJMA BERDER
Membre de l'équipe cousant la voile du bateau.
Chiara di Modica coud une ralingue de la misaine, taillée en Bretagne dans une ancienne grand-voile du grand plan Fife Mariquita. © NEDJMA BERDER

«Certaines personnes ont besoin que le bateau leur appartienne pour le retaper. Moi, pas du tout. Je ne verrais pas le sens d’avoir mon bateau. Là, je sais qu’il y aura neuf bannettes, qu’on naviguera dessus, ça me suffit.

On n’a pas fait de calcul pour savoir ce que ça allait nous coûter, ça m’intéresse pas de savoir à l’avance, sinon tu te dis “Oh la vache, comment on va faire pour trouver tout cet argent!” Maintenant on se le dit, mais on y est! Arrêter de se poser mille questions et oser faire les choses, c’est quelque chose qu’on a gardé de l’AJD, de Michel Jaouen, il a laissé ça. [L’Association des Amis de Jeudi-Dimanche, créée par Michel Jaouen, forme à la navigation et aux métiers de la mer à bord de ses bateaux, notamment le “Bel Espoir”, et dans son chantier, ndlr]

Le début des travaux, c’était dur. Après un mois et demi, ça va mieux, on a un plan. Je trouve ça super de se dire que là, on pose les membrures et que dans deux mois, on est à la barre. Moi c’est ça qui me motive, j’y pense tout le temps. Un peu de soleil, une petite brise, et ça y est, ça te donne envie d’aller faire des bordés pour pouvoir naviguer.

Il y a des projets qui peuvent prendre des plombes, ça s’essouffle. Là je sais qu’on aura bientôt fini, on partira, on retrouvera "Swallow" quelque part en mer, et ça va être trop beau. » - Bleuenn Chorlay

« Je fais une sorte d’apprentissage vagabond », explique Ellie Reynolds Feeney. Après une formation de charpente marine dans le Dorset, elle a commencé par travailler sur le chantier du grand voilier Ceiba (CM 329), au Costa-Rica, puis sur celui d’Hawila (CM 320), au Danemark, avant de s’investir dans Maggie Helen. « Ce projet, c’est le premier que je verrai aboutir. On travaille beaucoup, mais on est tous là parce qu’on a envie d’être là. Je sais que des personnes qui ont suivi la même formation que moi peuvent passer le balai pendant deux ans dans un atelier avant d’espérer toucher un bout de bois, donc je me dis que j’ai de la chance. »

Tom Lamoureux a lui aussi quitté le chantier d’Hawila, où il pilotait l’équipe de volontaires charpentiers, pour venir aux Shetland. Il a notamment parcouru l’île pour tenter de trouver les quelques pièces de bois dont ils avaient besoin. « J’adore être en contact avec les scieries, les négociants. Ça oblige à avoir une vue d’ensemble et à anticiper ce dont on va avoir besoin dans le chantier. Ma première motivation, ma récompense, c’est l’expérience que j’y gagne, le plaisir de voir un bateau se faire grâce à une équipe qui se forme autour. »

Chiara di Modica, la seule Italienne au milieu d’une équipe franco-anglaise, prend en charge le gréement et glane des conseils comme elle peut.

Akim, chaudronnier, n’avait jamais mis les pieds sur un bateau avant d’embarquer à bord de Swallow. Pour Maggie, il a confectionné tous les boulons de quille.

Max, charpentier passé comme Bleuenn par l’AJD, a laissé son bateau en Grèce pour l’hiver, rejoignant Lerwick avec son camion, en carburant à l'huile de friture usagée. « Avant que j’arrive dans les Abers, je connaissais rien sur les zulus. C’est l’enthousiasme de Benoît qui m’a fait rentrer dans toute cette histoire. Une fois que j’ai commencé à lire des livres sur ces bateaux, j’ai pas mal scotché dessus. C’est quand même la dernière évolution de la pêche à la voile, donc ils avaient capté deux-trois trucs à ce moment-là ! »

Mise à l'eau le 12 juillet, mâtage le lendemain : les compagnons du zulu ont encore accéléré la cadence pour les derniers travaux sur le gréement et les préparatifs, à quai puis au mouillage. « À la fin, je ne supportais plus le bruit du rabot électrique ! », soupire Bleuenn, qui se souvient des soirées de travail s'étirant parfois jusqu'au milieu de la nuit. 

Enfin, discrètement, l’équipage a pris la mer, à 4 heures du matin, le 22 juillet. Tout juste le zulu tire-t-il quelques bords devant le port avant de mettre le cap sur la Norvège. Il y a une toute petite brise, une mer plate, juste le foc et l’artimon, et Maggie Helen glisse sur l’eau. « Magique », commente Pierre Gréaume, qui a rejoint l’aventure deux mois plus tôt. Après quelques ajustements à l’arrivée en baie de Stavanger, en Norvège, les outils ont enfin été remisés pour laisser s’écouler la vie en mer au gré des escales, de la pêche et des cueillettes, érigées en art de vivre.

Deux membres de l'équipage, sur le bateau en mer.
Les premiers jours permettent de roder les manœuvres. Au gambeyage, dans les virements, il faut un barreur, un équipier au foc, deux aux drisses ainsi qu'au passage de la vergue, et enfin un cinquième à l'écoute de misaine et à la bastaque. Avec ce gréement, aussi performant qu'exigeant, Maggie Helen est gourmand en équipage ! Les emménagements, ouverts, permettent de faire dormir neuf personnes. © NEDJMA BERDER
Prise de loin, vue du bateau en mer.
Maggie Helen à l’entrée de l’Isefjord, au Danemark, après une première traversée. « Ça prend du temps, des années de connaître un bateau, explique Benoît Cayla. C’est mille détails qui font qu’il marche ou pas. Le gréement ne va pas trop bouger, on y avait bien réfléchi avant, mais il y a pas mal de petits ajustements à faire : alléger la grand-voile, refaire le grand mât en lamellé-collé… On gagnera en solidité. La queuede-malet nous pose problème parce que le bateau est tellement pointu qu’on ne sait pas encore exactement comment on va la structurer… » © NEDJMA BERDER

Sur le port de Lerwick, leur départ laisse un vide. « Je suis toujours aussi triste que ce bateau ait quitté les Shetland, mais je dois reconnaître que ces jeunes ont travaillé tellement dur pour Maggie Helen ! », commente Norman Monkrieff, fils d'un ancien propriétaire, qui leur a rendu visite tous les jours. En souvenir de son enfance à bord du bateau, l’équipage lui a remis la cloche de bronze. Quant à Ian Tait, conservateur du musée, sa rencontre avec l’équipage et l’expérience de ce chantier qu’il a contribué à rendre possible l’ont transformé. « Les charpentiers me manquent bien plus que le bateau », résume-t-il.

«Petit à petit, il y a une sorte de lenteur qui s’installe. Naviguer sans moteur, ça veut souvent dire attendre le bon vent. Après l’intensité du chantier, où il se passe sans cesse des choses, il faut réapprendre à attendre. Ça pourrait être frustrant mais je trouve que c’est hyper intéressant, tout ce que ça nous fait faire de ne pas avoir de moteur. Les arrivées de port par exemple, quand il faut jouer avec les ancres pour les manœuvres. Le rapport à la météo aussi.

«Parfois, on a la sensation qu’on est dans un environnement auquel ce bateau n’est pas adapté: on s’est retrouvés au milieu d’infrastructures géantes, comme sous le pont du Grand Belt, au Danemark, qu’on a mis toute une après-midi à passer. Il est tellement grand qu’il change la direction du vent.

« On est aussi restés bloqués dans le rail entre la Suède et le Danemark, de nuit, dans la pétole. Un cargo nous a fait un peu peur. On a mis l’annexe à l’eau et poussé tant qu’on pouvait avec le hors-bord de 2 chevaux… » - Pierre Gréaume

Prise de près, vue du bateau en mer sous le crépuscule.
© NEDJMA BERDER

Après la Norvège, Maggie Helen a rejoint le Danemark puis les côtes allemandes pour récupérer un nouvel équipier. Les retrouvailles attendues avec Swallow ont eu lieu en mer Baltique, sur l’île de Bornholm. Les deux voiliers ont fini l’été ensemble, pour de joyeuses régates. Ils sont à présent hivernés au Danemark, Swallow à Holbæk et Maggie Helen à Sjællands Odde, où il attire les regards des curieux. Le programme de l’été prochain devrait inclure une visite au festival des bateaux traditionnels écossais de Portsoy, puis un passage à Ullapool, pour rejoindre le Saint-Vincent, un autre zulu, pour fêter la fin de sa restauration. Maggie Helen ne manquera pas de retourner aux Shetland afin de prendre cette fois le temps d’embarquer des habitants. « Pendant le chantier, il y a plein de gens qui sont venus nous raconter leurs souvenirs d’enfance avec ce bateau, comment ils jouaient dessus à marée basse sur la grève, confie Ellie Reynolds Feeney. On aimerait les faire monter à bord et relier le bateau à la communauté des îles. »

Plusieurs membres de l'équipage, faisant un feu à terre, avec le bateau en mer, ancrée.
Plusieurs membre de l'équipage sur le bateau en mer, de nuit.
© NEDJMA BERDER

«Construire un grand zulu, c’est toujours dans ma tête. Au musée de Buckie, en Écosse, on nous a confié des plans d’une unité de 25 mètres. Ils étaient au fond d’un grenier, on nous les a donnés comme si vraiment ça n’intéressait plus personne…

«On a appris par la suite aux Shetland que ce bateau dont nous avons les plans n’avait jamais été construit. Je trouverais ça génial de le faire, cent ans plus tard.

« Je fais scier du bois pour un grand zulu chaque année depuis six ans. C’est encore un rêve pour l’instant, je n’ai pas idée de comment je vais le faire. » - Benoît Cayla

EN SAVOIR PLUS

LES ZULUS D’ÉCOSSE

Vue du port de Fraserburgh à la fin des années 1880. Notez le cabestan manuel installé à l’arrière du zulu au premier plan, dont l’équipage au complet est à ranger les filets, et la fourche où repose le mât de misaine quand il est abattu. Le fifie dont on voit la poupe droite à l’arrière-plan a été équipé d’un cabestan à vapeur. © GEORGE WASHINGTON WILSON COLLECTION

Maggie Helen appartient à une flottille emblématique, née du mariage de deux types de lougres de pêche au hareng très répandus en Écosse, et plus particulièrement dans le Moray Firth, au XIXe siècle : le scaffie, à la silhouette élancée, léger, rapide, volumineux et manœuvrant avec sa forte quête d’étambot et son étrave au brion arrondi, et le fifie, plus puissant, plus lourd, à l’étrave et à l’étambot verticaux. L’histoire rapporte qu’un pêcheur de Lossiemouth du nom de William Campbell souhaitait se faire construire un bateau de l’un de ces types, tandis que sa femme penchait pour l’autre… d’où l’idée d’un navire qui allierait les qualités des deux. Le grand chroniqueur des pêcheries Peter Frederick Anson (1889-1975) rapporte cette histoire plaisante tout en soulignant que cette innovation répond surtout au besoin de navires rapides mais capables d’emporter plus au large les pêcheurs qui appréciaient les qualités de leurs anciens bateaux…

Le premier de ces hybrides, le Nonsuch, fut ainsi construit à Lossiemouth en 1879. Avec un étambot très incliné et un long safran de scaffie, il en gardait les qualités évolutives, mais avec son avant de fifie, il tenait bien mieux la mer, y compris dans le gros temps. Comme le notait l’historien et navigateur Herbert Warington Smyth en 1906, « leur brion profond évite les embardées, et la longueur du bateau au pont permet de déployer une grande surface de voilure, gagnant considérablement en vitesse. » Les Écossais ne tardèrent pas à désigner ces fiers voiliers du nom de zulus, en référence aux ennemis de l’Empire britannique dans la guerre anglo-zouloue qui faisait rage alors. La longue quille, en légère différence, était souvent taillée dans le hêtre, et le reste de la charpente était en chêne – à noter que les constructeurs pouvaient plus facilement tailler d’une pièce l’étrave droite d’un grand zulu que celle, très incurvée, d’un scaffie. Outre le fait qu’il permettait de reculer le point d’écoute de taillevent, l’arrière incliné passait aussi pour plus facile à construire et à border. Le mélèze était choisi pour la coque et le pont, ainsi que les espars, sauf les mâts, en sapin de Norvège, plus léger, ce qui comptait sur ces bateaux qui abattaient leur mât de misaine en pêche. Déployant d’énormes surfaces de voilure, dépourvus de haubanage, ces mâts étaient très forts – jusqu’à 2 mètres de circonférence !

Leurs qualités avaient de quoi faire tourner les têtes et ils se multiplièrent dans le Moray Firth – pas moins de quatre cent quatre-vingt étaient immatriculés rien qu’à Buckie en 1900 – et au-delà, jusque dans les îles Shetland. La mécanisation leur bénéficia d’abord, non pour la propulsion, mais grâce aux cabestans à vapeur facilitant la manœuvre et la pêche, permettant la construction de zulus toujours plus grands, plus puissants… jusqu’à ce que la motorisation sonne le glas de ces navires. Peter Anson décrit le zulu comme « le plus noble navire jamais dessiné dans les îles britanniques » ; selon le capitaine Warington Smyth, « c’est vraiment une des plus belles visions du monde de la mer aujourd’hui que celle de ces grandes pyramides brunes s’en venant de l’horizon et vous passant, gîtées, à 10 nœuds, la vergue piquant le ciel au passage à plus de 20 mètres au-dessus de l’eau. Aucune construction humaine ne produit une telle impression de force et de puissance. »

Quelques rares témoins de cette flottille subsistent, outre Maggie Helen. Ainsi la coque de Research, lancé sous le nom de Heather Bell à Banff en 1903, est-elle précieusement conservée au Musée des pêcheries écossaises de St-Ayles, à Anstruther. Leenan Head (CM 251 et 263), construit à Banff en 1906 dans le cadre d’un plan de soutien aux pêcheries de l’Irlande, a été restauré et armé à la plaisance. Aujourd’hui gréé en ketch, il travaille au charter au départ de Locmariaquer, dans le Morbihan. Également regréé en ketch, Violet, lancé en 1911 à Fraserburgh, joue les yachts classiques aux États-unis. Saint Vincent, lancé en 1910, a été employé à la pêche jusqu’à la fin des années 1980. En 2007, James McGregor le ramenait à Arbroath, pour une restauration complète achevée en 1910. À ce jour, c’est à notre connaissance le seul zulu regréé avec son plan de voilure originel, mais ce devrait bientôt être le cas de Kate, construit en 1910 par le même chantier que Maggie Helen et restauré à Melton, dans le Suffolk.

LERWICK À L’ÂGE DE « HERRINGOPOLIS »

Préparation du hareng, vidé et fileté avant d’être salé en caques. © COLLECTION PARTICULIÈRE

Les îles Shetland comptaient aux XVIIIe et XIXe siècles un grand nombre de pêcheurs, qui travaillaient principalement à la palangre dans les eaux tumultueuses de l’archipel, jusqu’à la limite du plateau continental, à bord de leurs simples yoles (CM 48). Jusqu’en 1880, la pêche au hareng n’était guère plus rentable ou plus sûre que cette activité à haut risque. Néanmoins, les années suivantes marqueront un vrai tournant, avec des harenguiers venus d’ailleurs, réalisant d’énormes prises dans l’archipel. Les pêcheurs shetlandais, débordés par ces flottilles de navires bien plus grands que les leurs, se convertirent aux bateaux utilisés par les Écossais du Moray Firth.

Les ports de l’Ouest, donnant sur l’Atlantique, concentraient les pêcheries de printemps. Le petit havre de Baltasound compta bientôt plus de cinquante stations de traitement où le poisson était vidé, fileté et salé puis mis en tonneaux par les travailleurs locaux et des milliers de saisonniers venus en renfort. Pour la haute saison, celle du hareng tardif, Lerwick prit bientôt une importance bien plus grande encore, au point d’être surnommée « Herringopolis », capitale du hareng au début des années 1890. Dès la mi-juillet, les pêcheurs locaux préparaient leurs bateaux tandis que les flottilles d’Écosse, d’Irlande, de l’île de Man, des Hébrides et de la côte Est de l’Angleterre, jusqu’à Lowestoft, convergeaient vers le port.

Sans s’y établir, les Hollandais, les Suédois, les Danois en faisaient leur lieu de rendez-vous. En 1905, à son apogée, la flottille locale comptait soixante-dix navires modernes atteignant des longueurs de 18 mètres. Cette année-là, elle contribua pour un quart environ au record d’un million de caques de harengs préparées dans les cent soixante-dix établissements de l’archipel.

Un chantier au bord de l’aber Benoît

© NEDJMA BERDER

Benoît Cayla a longtemps cherché un lieu où installer un chantier naval. Avec d’autres artisans, il a pris contact avec des communes, visité des dizaines de hangars… Jusqu’à trouver un hangar au bord de l’aber Benoît, dans lequel il a pu s’installer avec un menuisier grâce au soutien de Pierre Loiselet, qui en a financé l’achat. « Pour moi, ce sont des artistes, estime le mécène. Ils ont généré une activité intéressante, pas forcément rentable mais ils s’en foutent et moi aussi. » On y croise des charpentiers mais aussi beaucoup de curieux du travail du bois et du monde de la navigation, venus de différents pays d’Europe.

Cette ouverture sur d’autres cultures et d’autres compétences contribue à l’identité du lieu. On peut aussi y rencontrer quelques clients, renversés par la beauté du lieu. Le hangar vide s’est transformé en un magnifique atelier. Un matin, il reste un morceau de cyprès dans le chantier. Il est tordu mais il est beau. Quelqu’un lance l’idée de faire un escalier. Tout le monde s’y met. Deux jours après, se dresse un escalier monumental, avec une mezzanine et un salon accueillant une bibliothèque maritime bien fournie. Un plancher de voilerie a également été créé lorsqu’il a fallu tailler les voiles de Swallow. Une autre mezzanine a éclos au printemps 2022 pour accueillir la cuisine et un salon où il fait bon vivre, « un abri du marin », fruit de l’énergie d’une petite équipe en visite, motivée pour donner un coup de main.

Depuis peu, Benoît et Bleuenn, qui ont usé tous les scieurs de la région avec leurs bois tordus, ont acquis et installé une scierie. Ils débitent leur bois, allant un cran plus loin dans l’autonomie. Ne leur manque plus aujourd’hui qu’un accès à une cale, un quai et un espace à flot pour leurs bateaux.

AU MUSÉE DES SHETLAND

Suspendus à des câbles dans une haute nef, les bateaux sont au cœur des collections du Musée d’histoire des Shetland, visibles à tous les étages et à travers les vitres depuis les quais. On peut notamment y découvrir le dernier survivant des anciens sixareens (grandes yoles à six avirons), Industry. Une réplique en a été construite par le musée en 2008, Vaila Mae (ci-dessus), que l’on peut voir naviguer plusieurs fois par semaine au départ de Hay’s Dock. Si tous les aspects de l’histoire de l’archipel sont évoqués, le patrimoine maritime occupe une place importante : « Les bateaux ont une valeur spirituelle, quelque chose d’éternel : on y est plus attaché sur le plan émotionnel qu’à des outils, des vêtements ou d’autres objets, indique Ian Tait, le conservateur. On veut connaître leur histoire, savoir s’ils peuvent toujours naviguer. Et puis chaque bateau raconte le contexte plus large de l’histoire des Shetland, de telle ou telle époque de la pêche.» On doit la création de ce musée à Tom Henderson (1911-1982), marin au commerce et expert de l’histoire locale. Alors que les débuts de l’exploitation pétrolière dans l’archipel le transformaient à toute vitesse, il a eu l’intuition que la culture locale pourrait disparaître rapidement et lancé une vaste collecte d’objets auprès de la population. Installé en ville à son ouverture en 1966, le musée a pris une tout autre ampleur en 2007 lorsqu’il a été relocalisé dans d’anciens hangars, sur le port.

MAGGIE ET SWALLOW, VIRÉES D’ÉTÉ

L ors de leur navigation entre les Shetland et l’île de Bornholm, où ils ont retrouvé Swallow, l’équipage de Maggie Helen a fait escale à Svendborg, au Danemark. L’occasion de visiter l’un des plus anciens chantiers navals du Danemark, Ring-Andersen, crée en 1867. Entre les mains de la même famille depuis quatre générations, l’entreprise concentre à présent son savoir-faire sur la restauration et l’entretien d’unités en bois, tout en conservant dans un grenier la collection des plaques des bateaux sortis de leur entrepôt (notez, en haut à droite sur la photo, celle d’un voilier que l’équipage connaît bien, le Peder Most, qui fut rebaptisé Bel Espoir par l’association AJD). Swallow a quitté les Shetland bien plus tôt que Maggie Helen, mené par un autre équipage venu le rejoindre à Lerwick. Le voilier a été affrété tout l’été par la compagnie de cirque Acting for Climate pour une tournée au Danemark, en Finlande, en Estonie et en Norvège. Le spectacle Ripples, qui mêle danse, cirque et théâtre s’est déployé aux escales sur le pont et jusqu’en haut du gréement.