par Sébastien Daycard-Heid, photographies de Guillaume Collanges – En France, la pêche manque de marins et recrute de la main-d’œuvre étrangère. Plus de cinq cents Sénégalais travaillent ainsi sur les bateaux bretons, poussés à l’exil par la surexploitation des ressources marines qu’ils subissent chez eux.

L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.

Il est 3 heures du matin. La Belladone quitte Lorient, son port d’attache. Cigarette au bec, Renaud Yhuel, vingt-trois ans, va relever ses filets mouillés la veille. Deux matelots sont là pour l’aider : Fabrice et Souleymane, qui est originaire du Sénégal. Après avoir profité du temps de route pour faire une courte sieste, les deux hommes s’affairent à virer les nappes de filets en suivant la cadence de l’enrouleur hydraulique. Il faut démailler les poissons, les trier et ranger les engins de pêche au fur et à mesure de leur remontée sur le pont. Le rythme est soutenu. « Ici, on ne calcule pas nos heures et tout le monde a le même salaire », me glisse le jeune patron qui a hérité de son père ce petit côtier en polyester de 12,80 mètres, construit en 1984. Payé à la part, chaque membre de l’équipage gagne 2 000 à 3 000 euros par mois, mais il faut être sur le pont de 4 heures du matin jusqu’à 14 ou 15 heures, sans interruption…

Sur la route du retour vers Lorient, les matelots de La Belladone Souleymane N’Dong et Fabrice Gutierrez trient la pêche. Le patron (à droite) a quitté la passerelle un instant pour examiner le poisson.

« J’ai appris le peu que je sais sur la mer au Sénégal, explique Souleymane. Pendant les grandes vacances, j’allais à Joal rejoindre ma famille pour pratiquer la pêche et payer mes études à l’université. » Avant de venir en France, il avait déjà travaillé en Espagne sur des bolincheurs ciblant la sardine et l’anchois, et possédait des papiers en règle. Lorsque Souleymane est arrivé sur les quais de Keroman, le port de pêche de Lorient, il y a maintenant trois ans, Renaud n’a donc pas hésité à l’embaucher.

En tout, près de cinq cents compatriotes de Souleymane embarquent aujourd’hui à la pêche sur des bateaux bretons. « C’est de plus en plus difficile de trouver des matelots compétents et qui acceptent d’être au bateau à 2 h 30 du matin, du lundi au samedi, constate le patron de La Belladone. La pêche n’attire plus beaucoup. Il y a plein de monde dans les écoles mais personne sur le quai ! »

Peu de jeunes choisissent la pêche

« La pêche est un métier dur qui n’intéresse plus les jeunes. On sort de l’école à dix-huit ans et on découvre que tous les copains font la java, que c’est difficile de concilier la vie en mer et la vie de couple et qu’il y a peu d’espoir d’avoir un jour son propre bateau. » Simple constat, livré sans amertume. À l’école de pêche, où il a fait sa formation, seuls trois élèves sur dix-huit ont choisi de naviguer.

À Rennes, le comité régional des pêches estime pourtant à cinq cents le nombre de marins-pêcheurs qu’il faudra recruter d’ici cinq ans dans la région. Et en juin 2019, sur les soixante-trois élèves qui ont eu leur bac professionnel dans l’ensemble des lycées maritimes français, les deux tiers étaient en Bretagne. « Mais sur douze élèves d’une même classe d’âge, sept ont choisi de devenir mécaniciens, d’entrer dans la Marine nationale, ou de poursuivre leur formation en BTS gestion de l’environnement marin plutôt que de devenir matelot sur un bateau de pêche », précise Jean Piel, chargé de communication du comité des pêches du Morbihan.

L’autre souci, c’est de fidéliser ceux qui s’orientent vers la pêche, car la moitié d’entre eux quittent la profession seulement deux ans après le premier embarquement. « Ils travaillent soixante à soixante-dix heures par semaine, dans des conditions météorologiques parfois très dures et avec une gestion du temps en flux tendu, reprend Jean Piel. Ces conditions de travail sont moins bien acceptées par les jeunes générations. Lors d’une visite dans un lycée maritime, un gamin est venu me voir après son premier stage et s’est plaint qu’il n’y avait pas la 4G à bord ! C’est tout un mode de travail qu’il va falloir réinventer. »

Débarque de La Belladone à Keroman, le port de pêche de Lorient. Bara, Adama et un autre ami sont au rendez-vous. En tout, aujourd’hui, près de cinq cents Sénégalais vivent et embarquent à la pêche en Bretagne. © Guillaume Collanges

Ce problème n’est pas spécifique aux petits bateaux ; il touche aussi ceux qui pratiquent la pêche au large, comme les navires de la Scapêche (filiale du groupe Intermarché), les armements Porcher ou La Houle, qui possèdent chacun une flottille importante de chalutiers hauturiers, effectuant des marées de plusieurs jours ou plusieurs semaines. « Face à la pénurie de main-d’œuvre, on ne peut plus se passer des marins étrangers, analyse Jean-Pierre Levisage, qui a pris récemment la barre de la Scapêche. Ils ne coûtent pas moins cher que les marins hexagonaux, mais ils nous permettent de compenser un déficit chronique de personnel. Ces marins étrangers représentent aujourd’hui le quart des matelots sur nos chalutiers. Et, parmi eux, les pêcheurs sénégalais ont pris de plus en plus d’importance depuis dix ans. On les retrouve aujourd’hui sur toute la côte, de Boulogne-sur-Mer à Bayonne. »

 « Je sais que, tôt ou tard, je rentrerai au pays. »

L’avenir de la pêche française reposerait donc désormais en partie sur l’immigration ? « C’est le cas dans beaucoup d’autres professions, fait remarquer Renaud, le patron du Belladone. Les pêcheurs sénégalais sont des gars compétents qui apprennent leur métier très rapidement. Ils n’ont pas spécialement de vie de famille à terre et ça ne les intéresse pas de rentrer tous les jours chez eux. Cela dit, leur choix ne doit pas être évident. Personnellement, je ne l’aurais pas fait. »

« Il y a des gens qui croient qu’on travaille parce qu’on est pauvre, mais c’est une façon de garder la tête haute, affirme fièrement Souleymane. Avec ce que je gagne ici, je vis bien et j’aide ma famille au pays. » À terre, il communique sur WhatsApp avec les siens ou suit les matchs de lutte sénégalaise. « Parfois, j’ai le mal du pays. La nostalgie, résume Souleymane. Mais c’est normal, ma famille est loin, quand même, et j’ai quitté le Sénégal pour une découverte, une aventure. Je sais que, tôt ou tard, je rentrerai. »

Au bureau des Affaires maritimes de Lorient, Valérie côtoie tous les jours ces marins expatriés qui lui livrent par moment un aperçu de leurs vies. Ils ont parfois besoin de se confier. Comme une assistante sociale, elle aide ces hommes loin de chez eux à effectuer les démarches administratives qui leur permettront de travailler en Bretagne.

« Leur préoccupation est de savoir où ils vont pouvoir embarquer et gagner suffisamment d’argent pour évoluer dans leur projet professionnel, mais aussi personnel », dit-elle. La plupart ont une expérience de marin pêcheur, acquise à bord des pirogues. Ils sont quasiment tous passés par l’Espagne, où ils ont obtenu des brevets, en général le certificat Basica, l’équivalent du Certificat d’initiation nautique en France. « S’ils me parlent parfois de leurs difficultés à s’installer ici et à travailler sur les bateaux, en revanche, ils ne me racontent jamais les raisons pour lesquelles ils quittent leur pays », ajoute Valérie.

Debout dans son bureau, Lamine revient de trois semaines en mer. Il a rendez-vous ce matin avec Valérie. « C’est un peu comme une sœur, estime-t-il. Elle pourrait ne pas se casser la tête pour moi, parce qu’elle ne me connaît pas. » Le dialogue s’engage simplement avec la représentante des Affaires maritimes.

« Du coup, tu envoies les sous par Western Union à ta famille ?

– Oui, tous les mois. Malheureusement, l’année dernière, j’ai perdu ma mère, j’étais parti en mer.

– Tu es retourné te recueillir ?

– L’enterrement chez nous, ce n’est pas deux, trois jours après, ça se fait le jour même. Plutôt que de profiter d’une rotation d’équipage, j’ai dit mieux vaut terminer ma campagne de vingt-neuf jours, rentrer en France et prendre l’avion pour les funérailles, qui durent quarante jours.

– Tu as fait au mieux pour tout le monde finalement.

– C’était préférable de rester en mer, mais c’était dur quand même. J’ai pris ma décision, ce n’était ni celle du patron ni celle de l’armement. »

Dans l’appartement dont il est l’un des colocataires, à Lorient, Bara partage le thieboudiene («riz au poisson») qu’il a préparé avec son oncle et un ami de passage. © Guillaume Collanges

Rendez-vous à l’épicerie L’Orient Exotic

De par leur existence entièrement axée sur le travail, les Sénégalais forment une communauté invisible à Lorient. Pour les rencontrer, il faut fréquenter L’Orient Exotic, une petite épicerie de la rue de Verdun, pleine de couleurs et de produits africains. Elle est tenue par El Hadji Sene. « La plupart des Sénégalais sont là pour la pêche, raconte ce dernier. Ce sont des gens très ouverts, qui s’adaptent, mais qui n’oublient pas d’où ils viennent. Comme disait le président Senghor, “le Sénégal, c’est l’enracinement et l’ouverture” ! À terre, ils restent chez eux. Ils sont plutôt casaniers : ce ne sont pas des gens qui vont aller boire des coups à droite à gauche. Ils préfèrent se retrouver entre eux. »

Sur les quais du port, Alain Le Sann, président du collectif Pêche et Développement, a vu ces marins arriver en Bretagne au cours des dix dernières années. « Dans les années 1960-1970, il y avait déjà des Sénégalais dans la pêche industrielle lorientaise, explique-t-il, notamment par le biais de la pêche au thon en l’Afrique de l’Ouest. Recrutés dans leur pays, certains ont atterri en France. Une partie y a fait souche, d’autres sont repartis. » Dans les années 2000, ils sont également nombreux à embarquer à Dakar ou à rejoindre les Canaries, mais cette fois en direction de l’Espagne, qui manque également de main-d’œuvre.

En 2008, le vent a brusquement tourné. « La crise a fortement contribué à dégrader leurs conditions de travail sur les bateaux espagnols, poursuit Alain Le Sann. Et d’autres travailleurs immigrés sont arrivés là-bas : des Indonésiens, des Péruviens, des Boliviens, ou d’autres hispanophones, payés moins chers sur les bateaux. Tout ceci a poussé les Sénégalais à quitter les ports de Galice, des Asturies ou du Pays basque pour venir en Bretagne. Mais il ne faut pas oublier qu’ils sont avant tout partis de chez eux pour fuir le déclin de la pêche artisanale au Sénégal. » À l’instar des Basques, des Espagnols ou des Bretons, l’histoire maritime est pleine de récits de marins partis au loin travailler dans des eaux poissonneuses.

Bara Dieng manipule ainsi d’imposants chaluts sur les bateaux de la Scapêche, en mer d’Écosse, à mille lieues de chez lui. Les unités de pêche industrielle bardées d’électronique sont bien différentes des pirogues sur lesquelles il avait l’habitude de naviguer, mais il s’y est adapté, comme il l’a toujours fait… « J’ai commencé à pêcher à l’âge de douze ans, raconte-t-il. J’ai navigué jusqu’en Côte d’Ivoire, en traversant cinq pays, juste en regardant les étoiles », se rappelle ce jeune homme de vingt-cinq ans.

Quand il ne travaille pas, il regarde la télévision, reçoit ses amis ou dort en attendant un prochain embarquement. « En mer, tu n’as pas beaucoup de temps pour te reposer parce que tu travailles tout le temps », explique-t-il, avant de confier qu’il n’est pas toujours facile de se retrouver avec ses compatriotes : « Si on ne travaille pas sur le même bateau, on a des rythmes différents et on peut rester deux mois sans se voir. »

Aujourd’hui, il partage son appartement avec son oncle Adama et son cousin Omar, également pêcheurs. « La France est devenue mon deuxième pays, confie ce dernier, jeune quarantenaire. C’est celui où je travaille, celui où je suis venu chercher une vie meilleure et tenter d’améliorer le sort des miens. Au Sénégal, je n’arrivais plus à vivre de ma pêche. Alors j’ai pris une pirogue en Mauritanie pour atteindre les Canaries avec mon cousin Omar, puis j’ai travaillé dans la pêche espagnole, et maintenant dans le Morbihan. »

Vue de la grève de Joal-Fadiouth, le plus grand port de pêche du Sénégal. © Guillaume Collanges

« Les jeunes pillent ce que Dieu leur a donné. »

Le cousin de Bara a décidé de retourner dans son pays natal après un an d’absence et nous l’avons accompagné à Joal-Fadiouth, la ville dont sont originaires la plupart des pêcheurs sénégalais installés à Lorient.

« Les Sénégalais sont des lutteurs et des aventuriers. Ils vont toujours là où il y a du poisson », résume Omar, un peu bravache. Chez les Kane, tout le monde s’affaire aujourd’hui pour préparer le thieboudiene, le riz au poisson qui nourrit toute la famille chaque midi. « Le thiof, le mérou, c’est pour l’exportation vers l’Europe ou vers Dakar. Nous, nous mangeons des poissons moins nobles : de la sardinelle, du chinchard ou du maquereau », précise-t-il. Le repas a cette fois-ci une saveur particulière : Omar retrouve sa femme et son fils, âgé de quelques mois. « J’aimerais qu’il devienne footballeur, dit-il. Quand il aura sept ans, je l’amènerai dans une école spécialisée. Je n’aimerais pas qu’il soit pêcheur. C’est un métier dur, épuisant, et qui devient de moins en moins rentable. »

Cela fait maintenant douze ans qu’Omar a quitté son foyer, et il trouve toujours difficile de vivre loin de sa famille. « J’aimerais me réveiller tous les jours ici. Quand on te dit que ton fils ne va pas bien, ce n’est pas d’envoyer des sous qui règle les problèmes. Dans deux ou trois ans, si tout va bien, je rentrerai définitivement. »

Un des frères d’Omar travaille à Saint-Vaast-la-Hougue, en Normandie. « Dans une ville où il y a parfois de la neige en hiver ! », commente Fatou, son épouse. Hébergée dans sa belle-famille comme le veut la tradition, elle vit dans l’attente du retour de son homme au foyer : « Être la femme d’un pêcheur qui n’est pas dans son pays, c’est très difficile, résume-t-elle. Je n’ai pas vu mon mari depuis un an et nous nous parlons seulement au téléphone ! Pour lui aussi, c’est dur. C’est quand même un acte de bravoure que de laisser sa femme et ses enfants pour les aider à vivre mieux. »

L’argent qu’Omar et son frère envoient tous les mois sert à nourrir le foyer et aussi à payer la pirogue du frère cadet, qui gagne difficilement sa vie dans la pêche locale.

« Je vais souvent me promener au port. Toutes les conversations tournent autour du matériel de plus en plus cher et du poisson qui diminue. Beaucoup aimeraient partir », ajoute Omar. Tandis qu’il déguste son tiep, son père donne son avis sur la question. « De mon temps, tout cela n’existait pas ! On ramenait suffisamment de beaux poissons pour nourrir toute la famille. Les jeunes ne savent pas pêcher : ils pillent ce que Dieu leur a donné. »

Omar veut nous emmener là où son aventure a commencé, au port qui s’est développé dans les années 1970 avec l’arrivée de familles de pêcheurs originaires de Saint-Louis-du-Sénégal, comme les Kane. Cinquante mille habitants vivent à Joal. Sérères, Wolofs ou Peuls venus des campagnes, tous dépendent du poisson pour leur survie. « La pêche artisanale est un secteur où tu peux t’intégrer facilement et arriver à vivre au jour le jour, même si le niveau de vie n‘est pas très élevé, m’explique Omar en chemin. Sept personnes sur dix vont te dire qu’elles sont arrivées il y a dix ans au plus. Ces gens travaillent une saison et font des allers-retours entre le port et leur village. »

À Joal, les quais de débarquement de la pêche artisanale sont divisés en deux parties séparées par un mur : la zone Afrique et la zone Europe. Dans la première, le poisson est à même le sol, l’aire de débarquement est presque entièrement recouverte de boue. Il y défile un monde fou. C’est là qu’arrive la sardinelle qui alimente les marchés locaux et régionaux. Chargée dans des camions ou des Peugeot 505 break, elle est expédiée vers l’arrière-pays, Fatick ou Touba. Glacée, elle rejoint aussi les marchés de Dakar.

Ce désordre apparent n’a pas droit de cité en zone Europe où tout poisson qui tombe à terre est immédiatement déclassé. L’accès y est contrôlé et la terrasse est nettoyée régulièrement. Le poisson, thiof ou capitaine, est contrôlé, puis immédiatement chargé dans les camions frigorifiques pour être acheminé vers des usines de congélation.

« Actuellement, nous avons une mer morte. »

L’importante place de négoce de Joal est aujourd’hui confrontée à des problèmes d’approvisionnement. Située sur un emplacement stratégique de la petite côte, à mi-chemin entre le marché de Dakar et les eaux poissonneuses de la Casamance, de la Guinée et de la Gambie, elle a pourtant joui pendant longtemps d’une prospérité enviable grâce à la sardinelle (yaboye, en wolof). La remontée des eaux froides de profondeur chargées de nutriments (upwelling) le long des côtes du Sénégal apportait en effet une manne halieutique au pays. Mais depuis 2006, la multiplication des pirogues et des pêcheurs a mis à mal les stocks de poissons.

Cette situation inquiète tous les mareyeurs, comme Diakhate. « Ces gens que vous voyez viennent de partout au Sénégal, du Burkina Faso, de Guinée ou du Mali. Ils vont à la pêche, parfois pendant quinze jours, et ne gagnent rien. Actuellement, nous avons une mer morte. Osons le dire ! On a pêché anarchiquement pendant des années. Tout le monde sait ce qui ne va pas, mais on est tous là à se regarder sans rien dire ! »

Secrétaire général d’une association pour la promotion d’une pêche responsable, l’Aprapam, Karim Sall veut nous montrer ce qui se passe au large. Dans l’aire marine protégée qu’il a créée, cet ancien pêcheur passe le plus clair de son temps à relever les filets mouillés par des pêcheurs artisans. « Vingt et un mille pirogues déclarées pêchent en ce moment sur 718 kilomètres de côte, au filet fixe ou tournant, à la palangre au harpon et même à l’explosif ! Toutes les espèces sont surexploitées », constate-t-il. Les stocks auraient diminué de près de 80 pour cent en vingt ans, alors que la pêche est le pilier de l’économie sénégalaise en termes d’exportation et d’emploi. « Les captures de sardinelles ne devraient pas dépasser 250 000 tonnes par an au niveau national mais, rien qu’à Joal, on en rapporte plus de 150 000 tonnes », déplore par exemple Karim Sall.

Le poisson sera expédié par les mareyeurs venus de Dakar vers les marchés locaux ou, pour les espèces recherchées, thiof (mérou) ou capitaine, débarquées dans la zone Europe, vers les usines de congélation. © Guillaume Collanges

Une situation d’autant plus préoccupante que la pêche industrielle ponctionne également ces ressources, sans plus de contrôle. À 20 kilomètres des côtes, un jeune pêcheur nous montre un bateau à l’allure d’épave, sous pavillon sénégalais : « En fait, c’est un chalutier espagnol qui a été immatriculé ici pour venir sur nos zones de pêche ! Comme ça, il n’a pas à embarquer d’observateurs et peut faire ce qu’il veut. »

Il y a quelques années, la pêche industrielle venue d’ailleurs travaillait dans le cadre d’accords de pêche internationaux, notamment avec l’Europe, et un relatif équilibre s’était établi avec les pirogues. Aujourd’hui, la plupart de ces bateaux passés sous pavillon sénégalais minimisent leurs captures et, effectivement, l’État sénégalais n’exerce sur eux aucun contrôle. Au port autonome de Dakar, une enclave autonome avec son service de sécurité et ses règles qui échappent même à l’administration sénégalaise, nous avons aussi observé une dizaine de bateaux chinois en piteux état, opérant dans ces conditions.

« N’importe qui peut pêcher n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où, n’importe comment ! Ça n’a rien de durable, ça ! Si on veut défendre la pêche artisanale, il faut changer nos textes », s’emporte Haydar Ali, un ancien ministre des Pêches devenu célèbre en 2014 pour avoir infligé une amende record à un chalutier russe qui travaillait illégalement dans les eaux sénégalaises.

« Au lieu de satisfaire les besoins d’une population dont la sécurité alimentaire repose sur le poisson et produit des milliers d’emplois, notre pays préfère aujourd’hui développer une industrie de transformation du poisson à capitaux coréens, chinois ou espagnols, affirme encore Karim Sall. Ce sont ces investisseurs qui imposent en retour une politique d’ouverture de nos zones de pêche à leurs bateaux, inscrits sous pavillon sénégalais. »

De fait, ces opérateurs étrangers ont construit depuis quelques années des usines de farine de poisson en Mauritanie, en Gambie et au Sénégal. Leur objectif est de satisfaire les besoins de l’aquaculture en Europe et en Asie et les pays africains payent cette stratégie au prix fort.

« L’aquaculture est une industrie vorace puisqu’il faut 5 tonnes de sardinelles pour produire 1 tonne de poisson d’élevage », estime Gaossou Gueye, président la Confédération des pêcheurs artisanaux de l’Afrique de l’Ouest. Au Sénégal, ces exportations de farine sont passées de 990 tonnes en 2006 à 6 288 tonnes en 2015, ce qui correspond à 31 440 tonnes de poisson frais. Ces usines devaient initialement recycler les déchets issus de la transformation du poisson, mais elles utilisent désormais des captures jusque-là destinées à la consommation humaine. Et les industriels n’hésitent pas à mettre le prix pour acquérir cette matière première car, à la revente, le prix de la tonne de farine de poisson a flambé : de 1 200 à 1 500 dollars, il y a quelques années, il est aujourd’hui de 1 800 à 2 100 dollars. « Les pêcheurs se tournent donc en priorité vers les usines pour écouler leur production, car elles prennent tout, même les poissons juvéniles ! »

Préparation des sardinelles sur les tables où elles sont séchées et fumées, derrière le port de Joal, avant d’être expédiées vers le reste du Sénégal et les pays voisins. © Guillaume Collanges

En plus d’inciter à la surpêche, ces pratiques pénalisent d’autres populations fragiles, comme les femmes qui transforment la sardinelle débarquée à Joal. « Comment veux-tu maintenir l’emploi de ces femmes qui font beaucoup pour la pêche et qui sont les piliers des familles si elles n’ont plus accès au poisson ? », s’insurge encore Gaossou Gueye. Dans ce contexte plutôt morose, certaines initiatives prouvent pourtant que des Sénégalais veulent préserver les écosystèmes et les ressources marines, car ils sont conscients que c’est une des clés pour lutter contre la pauvreté dans la région.

Situé à l’extrême Sud de la petite côte, le port de pêche de Djiffer, sur la pointe de Sangomar, est battu par les vents. Il donne accès aux îles du Saloum, intégrées dans un parc national. On y trouve des hommes qui pêchent ou des femmes qui ramassent les coquillages, comme cela se fait chez les Sérères depuis la nuit des temps. C’est la région que Karim a choisie pour tenter de sauver les mangroves. Avec une équipe de jeunes et de femmes, petit à petit, il replante les palétuviers qui permettront au poisson de frayer et aux stocks de se reconstituer. « Si on laisse la nature opérer, les choses redeviendront à la normale », plaide ce jeune militant.

« Ce qui appartient à tous n’appartient à personne. »

Sauf qu’ici, c’est plutôt le contraire qui se passe : la concurrence s’exacerbe et chacun veut sa part du gâteau. Occupé à chasser les contrevenants dans son aire marine protégée, Karim le sait : son combat est une goutte d’eau dans l’océan. « Lepou ngepe lou lenou guene », dit-on en Wolof : ce qui appartient à tout le monde, n’appartient à personne…

Le soir venu, nous prenons une bière au bar de notre hôtel à Joal. Un milieu où l’espagnol côtoie le « sénégaulois », un mélange de français et de langues locales. Retraités de la marine marchande ou de la pêche, joueurs de pétanque ou propriétaires de résidence en bord de plage, ils commentent le développement du marché à Joal, qui attire désormais du poisson venu de Gambie, de Guinée ou de Casamance. « Cheikh », un des plus gros mareyeurs locaux, arbore fièrement une sardinelle en or autour du cou. « Depuis l’arrivée de la société Omega Fishing, qui fait de la farine, ou d’Elim Pêche qui fait de la congélation, le commerce est plutôt fructueux. Avec mon frère, nous sommes propriétaires de plusieurs pirogues. Grâce à elles, nous arrivons à fournir cinquante caisses aux usines, payées rubis sur l’ongle. »

Malgré les signes de faiblesse que montrent actuellement les stocks de poisson, la pêche à tout-va n’est donc pas près de s’arrêter. Mais jusqu’où ira cette fuite en avant ? Alfang Sarr, un des pêcheurs de Djifer, fait part de son amertume. Les Nyominkas comme lui voient maintenant arriver massivement les Lebous, originaires de Saint-Louis, qui viennent pêcher ici. Ces derniers ont dû renoncer à leur habitude de pêcher le long des côtes de Mauritanie car le gouvernement de Nouakchott veille désormais jalousement sur son trésor halieutique. Les garde-côtes tirent à vue ; un pêcheur a même été abattu fin janvier 2018. Dans toute la région, la pression sur la ressource est devenue si forte qu’Alfang doit maintenant aller jusqu’en Gambie, en Guinée-Bissau ou en Sierra Leone s’il veut trouver du poisson. Mais là-bas non plus, il n’y a plus de paradis, et il peine à gagner sa vie… Son frère a décidé de rejoindre le Maroc avec l’espoir d’atteindre l’Espagne il y a quelques mois et il est, depuis, sans nouvelles de lui.

Près de Dakar, la situation est encore plus critique. La baie de Hann, qui abritait autrefois l’une des plus belles plages du Sénégal, est jonchée de détritus et les jeunes vivent dans l’attente d’un départ, assis sur les tas de filets. « On va tous partir parce qu’on ne trouve plus de poisson », assure Yorou Sow. Depuis 2006, plus de deux mille personnes ont pris le départ par la mer depuis cet endroit, nommé Yarakh. Six cent cinquante sont mortes et dix-huit sont portées disparues, la plupart en Méditerranée.

Les pêcheurs sénégalais s’aventurent aujourd’hui partout en Europe, de l’Espagne à l’Italie en passant par Lorient, là où il reste encore du poisson… Prêts à lutter, à braver les éléments et à traverser les frontières pour faire leur métier.

Non loin des côtes le long desquelles travaillent les pêcheurs artisanaux, des navires comme ce chalutier aux allures d’épave ratissent les eaux. Souvent immatriculés au Sénégal, mais travaillant pour le compte de sociétés à capitaux étrangers, ils échappent à tout contrôle. © Guillaume Collanges