Par Hervé Grall, illustré par Antoine Bugeon. Dans les années quatre-vingt-dix, le circumnavigateur Robin Knox-Johnston, vainqueur du premier Golden Globe et invité d’honneur de Brest 2016, a testé en plusieurs occasions l’usage d’un compas solaire, reconstitution d’un instrument de navigation dont auraient pu se servir les Vikings lors de leurs traversées océaniques.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie et d’encadrés supplémentaires.
L’archéologie expérimentale, d’apparition récente, ne vise pas à reproduire une hypothétique vérité historique, mais à reconstituer l’usage ou le mode d’élaboration de vestiges archéologiques. À cet égard, la navigation maritime représente un vaste domaine propre à susciter de telles reconstitutions destinées à valider, ou non, la pertinence de certaines hypothèses. Rappelons-nous simplement l’aventure du Kon-Tiki avec Thor Heyerdahl ; le voyage de Tim Severin sur les traces de saint Brendan ; le périple du Sant Efflam (CM 136 et CM 143), coracle de cuir parti d’Oban, en Écosse, qui a suivi la côte Ouest de l’Irlande avant de rallier la Bretagne pour arriver symboliquement à l’abbaye de Landévennec ; sans oublier la récente construction d’une réplique du radeau de La Méduse (CM 263).
.La découverte archéologique d’Uunartoq, au Groenland
C’est dans cet esprit que, dans les années quatre-vingt-dix, Robin Knox-Johnston – le premier navigateur à avoir fait le tour du monde en solitaire à la voile et sans escale (lire encadré page 67) – a entrepris de déterminer sa route à l’aide de la reconstitution d’un compas solaire, instrument supposé avoir été utilisé par les Vikings. Ainsi le skipper, en expérimentant le maniement de cet objet, contribuait-il à faire avancer la connaissance.
Jusqu’à l’époque contemporaine, seul le compas magnétique a donné aux navigateurs une notion fiable de la direction à suivre. Mais il était inconnu en Europe jusqu’à la fin du XIIe siècle et ne fut pas utilisé dans les eaux septentrionales avant le milieu du xiiie siècle. On peut alors s’interroger sur la manière dont se positionnaient les navigateurs nordiques qui, depuis le IXe siècle et pendant plus de quatre cents ans, ont parcouru inlassablement les 1 400 milles d’océan séparant la Norvège du Groenland. Comment pouvaient-ils traverser l’Atlantique Nord sans l’aide d’un compas magnétique ? Plus familiers du cabotage côtier qu’ils maîtrisaient parfaitement et qui leur a permis de mettre l’Europe à feu et à sang, ils n’en ont pas moins affronté le grand large et les conditions de mer difficiles que l’on y rencontre. Mais comment faisaient-ils pour conserver leur cap ?
Un premier élément de réponse nous est fourni par une découverte archéologique à Uunartoq, au Sud-Ouest du Groenland, près du cap Farewell. En 1948, le Danois Christian Leif Verbaek, qui y dirige un chantier de fouilles sur le site d’un ancien monastère bénédictin du xie siècle, met au jour un curieux objet d’usage inconnu. La pièce, expédiée pour expertise au Musée national danois, se présente comme un fragment de disque en bois comportant un trou central et de multiples échancrures régulières sur le pourtour. En 1953, Christian Leif Verbaek présente sa trouvaille dans une revue britannique. Lisant cet article, Carl Solvaer, un ancien capitaine danois, a très vite l’intuition que ce fragment de disque est sans doute le fragment d’un cadran de relèvement et que les encoches doivent correspondre aux rayons d’un compas solaire primitif. Une interprétation par ailleurs soutenue par le capitaine de frégate (commander) May, officier de la Royal Navy spécialiste des compas et directeur adjoint du Musée maritime de Greenwich.
Mais ces deux marins ne font pas autorité dans le milieu des historiens de la marine, qui estiment que l’artefact d’Uunartoq n’a rien à voir avec un instrument de navigation. Il faut attendre vingt ans pour que la découverte de Christian Leif Verbaek refasse parler d’elle. En 1978, l’astronome suédois Curt Roslund reprend à son compte l’avis de May et Solvaer et estime que les courbes tracées sur le disque peuvent correspondre à celles d’un cadran solaire permettant de situer le Nord et le Sud, donc de s’orienter.
Cinq ans plus tard, Søren Thirslund, ancien capitaine alors responsable du Musée maritime de Kronborg (Danemark), réalise plusieurs reproductions d’un compas solaire d’après celui imaginé à partir du fragment trouvé au Groenland. Son but est de les expérimenter en les confiant à des navigateurs. C’est ainsi que le Norgégien Ragnar Thorseth utilisera un tel instrument à bord du Saga Siglar, réplique d’un grand « knarr » (caboteur viking), lors d’une traversée entre Reykjavik et le Groenland – périple organisé en 1991, un an avant la célébration du 500e anniversaire de la prétendue « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492, soit cinq siècles après les premiers voyages vikings vers le continent américain.

Les encoches de la pièce d’Uunartoq correspondent aux rhumbs de la rose des vents. © musée de Roskilde
Robin Knox-Johnston dans le sillage d’Erik Le Rouge.
Depuis la découverte d’Uunartoq, plus de quarante années d’études et de polémiques se sont donc écoulées avant que l’expérimentation ne vienne enfin apporter une réponse intelligible et crédible à l’un des grands mystères de l’archéologie navale. En effet, à la suite de Ragnar Thorseth, de nombreux marins chevronnés ont accepté de tester le compas solaire et ils ont prouvé que cet instrument reconstitué sur la base d’une intuition remplissait parfaitement sa fonction. Ces essais « en vraie grandeur » ont permis d’arriver à la certitude que les navigateurs vikings utilisaient la projection de l’ombre créée par le soleil pour s’orienter.
Au nombre de ces marins figure Robin Knox-Johnston dont les différentes tentatives de navigation à l’aide d’un compas solaire viking ont largement contribué à confirmer l’hypothèse initiale du capitaine Solvaer. Parmi plusieurs essais concluants, on peut, par exemple, évoquer un parcours accompli dans le Sud de l’Angleterre entre Starpoint et Plymouth, soit une distance de 50 milles, en suivant le 50e parallèle, sans autre aide à la navigation qu’un compas solaire de sa fabrication – sur le modèle viking bien sûr – dont les courbes ont été tracées la veille du départ.
Le temps est particulièrement propice, avec seulement quelques apparitions occasionnelles du soleil et un vent favorable. Tous les instruments modernes ont été masqués ou neutralisés dès l’appareillage à l’aube. Chaque fois que le soleil perce les nuages, le skipper vérifie son cap au compas solaire pour effectuer la correction nécessaire ; et lorsqu’il disparaît, il continue à barrer en se guidant sur la direction du vent et des vagues. Résultat, au bout de 50 milles parcourus, le bateau ne se trouve qu’à un demi-mille de sa route théorique. Robin Knox-Johnston utilise également le compas viking lors d’une navigation entre les îles Vestmann, en Islande, et le Sud des îles Orcades. À l’arrivée, il constatera qu’il n’a pas dévié de sa route de plus de 10 degrés en dépit d’une mer creuse occasionnant un très fort roulis.
La plus intéressante des traversées qu’il effectue en se guidant à l’aide d’un compas solaire reste cependant celle accomplie entre Bergen et Sullom Voe, aux îles Shetland. Cette fois, Robin Knox-Johnston embarque sur la réplique d’un « knarr » de 18,30 mètres armé par un équipage de marins norvégiens et danois.
Après avoir tracé la courbe du cadran le jour précédent afin de disposer de la meilleure référence par rapport à la hauteur du soleil, le cargo viking appareille par un temps maussade. Malgré une couverture nuageuse de quatre-vingt-dix pour cent, Robin Knox-Johnston réussit à obtenir de son cadran une ombre suffisante pour donner le cap au barreur. Les nuages devenant de plus en plus denses, il ne peut continuer à se référer au soleil pour s’orienter. Le barreur tient donc son cap en se fiant à l’angle des vagues par rapport à l’axe du bateau. En dépit de l’imprécision inhérente à ce mode de navigation, le skipper estime que l’écart par rapport à la route théorique est inférieur à 10 degrés. Tard dans l’après-midi, une brève apparition du soleil permet de recaler la route. Comme le bateau est descendu un peu plus au Sud que prévu le barreur infléchit légèrement le cap plus Nord.
Une fois la nuit tombée, le cap est à nouveau estimé par rapport à la direction des vagues, en dépit de la difficulté à observer celles-ci dans l’obscurité. Le vent passe alors du Nordet au Nord, mais le train de vagues met un certain temps à changer de direction, cette inertie permettant de continuer de naviguer par rapport à leur direction. À l’aube, un soleil très pâle apparaît, dont l’ombre sur le compas est juste suffisante pour corriger le cap du navire, qui est descendu un peu trop dans le Sud. Quelques heures plus tard, à l’approche des Shetland, le navigateur, voulant évaluer la distance qui le sépare de l’archipel, mesure la vitesse du bateau en lâchant un morceau de bois à la proue et en relevant le temps qu’il met à défiler le long de la coque jusqu’à la poupe. Peu après, il aperçoit un phare à environ 2 milles plus au Nord qu’il ne l’avait estimé et il reconnaît alors l’entrée du chenal de Sullom Voe. Au total le bateau aura parcouru près de 120 milles avec seulement un écart de 2 milles, grâce aux quelques rares mais précieuses apparitions du soleil.
La contribution de sir Robin ne s’arrête pas là. En 1995, en tant que président de la Cutty Sark Tall Ships’ Race (Course des grands voiliers), il commande à Søren Thirslund deux mille cinq cents compas solaires, qui sont livrés par l’intermédiaire de l’école de navigation de Frederikshavn, dans le Nord du Jutland. Ces instruments seront remis aux commandants de tous les navires participant à la course, qui les confieront à leurs équipages respectifs afin qu’ils puissent tester ce mode de navigation pendant l’étape entre Bremerhaven à Frederikshavn. L’expérience a prouvé une fois de plus l’étonnante efficacité de cet instrument rudimentaire, au point que ses utilisateurs modernes se sont étonnés qu’il ait été totalement oublié. À quoi sir Robin leur a rétorqué que la supériorité du compas magnétique, utilisable de jour comme de nuit, par temps couvert ou ensoleillé, avait chassé des mémoires un instrument aux capacités beaucoup plus restreintes.

© Antoine Bugeon
Des précurseurs que l’on ne saurait oublier.
S’il est désormais avéré que les Vikings connaissaient le compas solaire, il convient cependant de rappeler qu’ils n’en sont pas les inventeurs. Il faut plutôt en chercher l’origine chez les Phéniciens, les Égyptiens, les Grecs et les Romains, tous grands connaisseurs d’astronomie. Robin Knox-Johnston avance aussi l’hypothèse des moines celtiques qui voyagèrent jusqu’en Palestine et auraient pu accéder à une telle science.
Par ailleurs, on ne saurait oublier qu’il existe une hypothèse complémentaire concernant la capacité des Vikings à s’orienter. Il s’agit de la « pierre de soleil », un cristal de calcite ayant le pouvoir de polariser la lumière, ce qui permet de voir le soleil après qu’il a disparu derrière un nuage ou sous l’horizon – pendant 50 minutes environ à l’équinoxe de printemps. Mais si les sagas vikings y font souvent allusion, le seul cristal identifié a été retrouvé dans une épave du xvie siècle bien postérieure à la période viking. Des chercheurs hongrois ont bien vérifié les caractéristiques de ce cristal. Encore faudrait-il en tester l’utilisation lors d’une navigation hauturière pour valider le fait que les marins vikings s’en sont bien servi, une hypothèse encore controversée.
S’agissant du compas solaire, il convient enfin de souligner la fructueuse convergence entre les archéologues, les navigateurs et les astronomes. Cette collaboration aura permis de mener à bien un grand nombre d’expérimentations qui ont toutes validé l’hypothèse de l’usage d’un compas solaire par les Vikings.