La construction de Ceiba a débuté le 8 janvier 2019. Sa quille est en tamarindo de monte. Les couples sont composés de courbaril et d’acajou amer – le bois des boîtes de cigares –, une essence résistante à la pourriture et aux attaques d’insectes. © JEREMY STARN FOR SAILCARGO INC

Par Louise Cognard - Au Costa Rica, près d’un village de pêcheurs bordé par la mangrove, une équipe de charpentiers construit une goélette de 45 mètres en bois. Deux canadiens sont à l’origine de ce projet fou et de la société Sailcargo qui se destine au transport de marchandises à la voile. En pleine jungle, dans un des pays les plus boisés au monde, Ceiba, qui porte le nom d’un arbre sacré chez les mayas, relie déjà des hommes et des femmes de tous horizons avant de prendre la mer fin 2023.

Un pays, trois mâts, vingt-huit nationalités et...  plusieurs ratons laveurs ! », me lance le charpentier de marine Nicolas Trochon. Assis sur l’étrave qu’il a contribué à poser, il contemple le coucher de soleil sur le golfe de Nicoya. « C’est un drôle de chantier parce qu’on n’est pas dans une zone industrielle, c’est boueux, on entend les singes hurleurs, on est vraiment à hauteur d’arbres, dans la canopée du manguier. »

Lynx Guimond, Danielle Dogget, sur les membrures du trois-mâts en construction Ceiba
Lynx Guimond et Danielle Doggett se sont rencontrés en 2010 lors d’une transat à bord du Tres Hombres de l’armement Fairtransport. Elle est marin, il est charpentier : ensemble, ils ont bâti le projet Ceiba. © Verena Brüning

Nicolas a quitté Brest en 2018, sur un coup de tête, pour voir de ses propres yeux ce bateau qui se construit en pleine jungle. Là, il a rencontré Danielle Doggett et Lynx Guimond, les deux Canadiens à l’origine du projet. « Quand je suis arrivé, ils en étaient seulement à débiter les premières parties de la quille. Trois ans plus tard, le chantier culmine à 6 mètres, les barrots du pont supérieur sont posés, comme la membrure. C’est gigantesque. » Depuis que l’équipe a adopté Django, un chien du village, les ratons laveurs n’osent plus s’approcher du chantier. Les singes et les écureuils, eux, cohabitent paisiblement dans les arbres malgré le bruit incessant des scies circulaires et des tronçonneuses. Et c’est dans ce décor insolite que Danielle Doggett entend réaliser son rêve : faire de sa société, Sailcargo, le leader du fret maritime écologique. Cette brune aux yeux bleus perçants ajoute d’un air décidé : « Je veux faire trembler Maersk ! »

C’est à treize ans qu’elle a commencé à naviguer sur les Grands Lacs, au Canada, à bord d’un brick-goélette, Saint Lawrence II. Depuis, la passion pour la voile n’a jamais quitté cette casse-cou qui n’aimait pas l’école. Pendant une dizaine d’années, elle a travaillé sur des bateaux-écoles, des voiliers de course ou de charter. Lorsqu’elle découvre le transport à la voile, c’est une révélation : « Pour la première fois, j’avais l’impression de donner du sens à mon métier. » En 2010, elle embarque en République dominicaine sur le Tres Hombres (CM 283), un brick-goélette sans moteur affrété par la société néerlandaise Fairtransport Shipping & Trading, qui transporte dix-huit mille bouteilles de rhum. Lynx Guimond fait partie de l’équipage. Ensemble, ils traversent l’océan jusqu’à Calais.

Elle aime la mer, il adore le bois, elle est aussi exubérante qu’il est taiseux. Danielle est ambitieuse, Lynx est tenace, et tous les deux se lancent le défi de construire le plus grand voilier-cargo en bois du XXIsiècle. Le bois est une évidence. Si Lynx n’a pas de formation en charpente marine, il manie la tronçonneuse depuis l’âge de douze ans. Son grand-père dirigeait une exploitation forestière au Nord du Québec. Construction de charpente, menuiserie, ébénisterie, finition de meubles… Lynx a passé sa vie à travailler le bois. En 2005, à Ushuaïa, il embarque sur le trois-mâts Europa (CM 262) comme charpentier de marine pour une expédition en Antarctique. Malgré le mal de mer, il prend goût au bateau. Au gré des rencontres, il atterrit à Den Helder, aux Pays-Bas, pour participer à la restauration du Tres Hombres entre 2007 et 2009. La fresque en bois près du gouvernail, c’est lui ; l’impressionnante figure de proue aussi : une héroïne tout droit sortie d’un film d’heroic fantasy

Pas question de restaurer une vieille dame qui a déjà fait son temps

Pour le futur bateau des deux Canadiens, pas question de restaurer une vieille dame qui aurait déjà fait son temps. Néanmoins, ils s’inspirent de ce qu’ils connaissent déjà : les voiliers traditionnels de travail et notamment Ingrid, une goélette marchande à trois mâts construite en 1906 sur les îles Åland, un archipel finlandais réputé pour sa communauté de marins. « Ce sont des fermiers qui se sont organisés en collectif pour construire un bateau, un peu comme nous », raconte Lynx, séduit par l’histoire d’Ingrid.

Les Canadiens vont s’organiser de la même manière, débutant leur projet par une campagne de financement participatif (crowdfunding), puis installant le chantier au milieu des arbres en bord de mer, dans la mangrove. Le chantier naval et les habitations pour les charpentiers prennent vie au fur et à mesure de l’élaboration du bateau. Autre similarité amusante : Ceiba, comme Ingrid, est construite étrave vers la mer, quand l’habitude est plutôt de lancer les bateaux par l’arrière. En Finlande, c’était pour briser la glace plus facilement lors de la mise à l’eau sans risquer d’abîmer le gouvernail. Au Costa Rica, l’eau ne gèle pas, mais la mangrove est boueuse : proue à l’avant, Ceiba glissera mieux dans la mer.

vue aérienne du chantier du trois-mâts Ceiba et des locaux installés à Punta Morales, au Costa Rica.
Le chantier et ses locaux – comme la cantine ou les hébergements – ont été installés à Punta Morales, au Costa Rica, sur une parcelle de 14 000 mètres carrés qui donne sur le Pacifique. Avantage du pays, il y a des arbres, beaucoup d’arbres ! © Jeremy Starn for SailCargo Inc

Au début du projet, Lynx était un peu dubitatif sur le fait de construire un bateau en partant de zéro. Les photos de la construction du Grayhound (CM 297) vont le rassurer : « Finalement, ça n’a pas l’air trop difficile », se dit-il ! Il dessine alors les premiers croquis de Ceiba en s’inspirant de vieilles photos d’Ingrid et d’informations glanées au musée maritime d’Åland, le Ålands Sjöfartsmuseum. Mais Ceiba aura une charpente différente, faute d’avoir retrouvé les plans précis de la goélette finlandaise. Pepijn van Schaik, de l’agence Manta Marine Design, basée en Nouvelle-Zélande, est chargé de tracer les plans définitifs du bateau. Cet architecte hollandais a déjà travaillé sur la restauration d’autres grands voiliers comme le Tres Hombres, Europa ou Opal.

Plan de voilure du trois-mâts Ceiba
Ceiba
Goélette à trois mâts à huniers et voile d’étai conçue par Manta Marine Design sous la direction de Pepijn van Schaik.
© Manta Marine Design
Plan de formes du trois-mâts Ceiba
Longueur hors tout : 46 m - Longueur au pont : 38 m - Longueur à la flottaison : 32 m
Tirant d’air : 33,5 m - Largeur : 8 m - Tirant d’eau : 4,30 m -
Capacité de chargement : 250 t ou 350 m3 - soit l’équivalent de 9 conteneurs EVP.
Tonnage : 281 tonneaux - Équipage : 12 personnes - Passagers : 12 personnes
Propulsion auxiliaire : électrique (batteries Lithium-ion)
Surface de voile : 580 m2. © Manta Marine Design

Lorsqu’on demande à Danielle pourquoi l’architecture de Ceiba n’a pas été pensée de façon plus moderne, elle rétorque que c’est une façon de rester autonome : « En utilisant du matériel local et des techniques traditionnelles de charpente marine, on pouvait tout faire nous-mêmes, comme on voulait, à moindre budget. » Et puis, il y a sept ans, quand Danielle a commencé à réfléchir à la construction d’un cargo à voiles, elle n’a pas trouvé de financement à grande échelle pour une unité ultramoderne. « Aucune mesure sur le transport maritime n’avait été prise dans l’accord de Paris sur le climat en 2016 et il y avait encore beaucoup de chemin à faire pour que les mentalités évoluent, explique-t-elle. Les gens me décourageaient en me disant que personne ne voudrait investir dans un bateau plus lent et payer plus cher pour les services qu’il pourrait rendre. » Aujourd’hui, l’innovation dans le transport à la voile n’en est qu’à ses débuts. Ceiba est une première étape pour Danielle. Avec ce voilier traditionnel, elle espère fidéliser ses investisseurs pour développer dans un deuxième temps des bateaux à voiles plus modernes et encore plus efficaces. « Le vent, c’est de l’énergie propre et gratuite qu’on peut utiliser grâce à une technologie toujours plus performante », s’enthousiasme la jeune femme.

Pas d’anachronisme sur ce chantier, bien au contraire : la goélette est tournée vers l’avenir. Lynx l’a d’ailleurs baptisée Ceiba, le nom du fromager, un arbre sacré qui relie notre monde au prochain dans la culture maya. Le bateau sera ainsi équipé de deux hélices qui agiront comme des turbines : en tournant librement, elles chargeront les batteries d’un moteur électrique auxiliaire qui servira à la propulsion et de générateur. Ce type de moteur n’a été installé qu’une seule fois auparavant sur un voilier de travail traditionnel, la goélette Opal, qui navigue en mer Baltique. Des panneaux solaires sont aussi prévus pour compléter la production d’électricité.

Dans le porte-monnaie de chaque costamoricain, il y a un bateau !

Mais pourquoi diable s’installer au fond de la mangrove ? Nicolas sort une pièce de monnaie costaricaine de sa poche. Côté face, on devine les armoiries du pays : trois volcans bordés par la mer sur laquelle vogue une goélette. Dans le porte-monnaie de chaque Costaricain, il y a un bateau ! Au XVIIIe siècle, l’économie du pays s’est développée grâce à l’exportation de café vers l’Europe. Mais les marins restaient Européens, comme les voiliers, la Révolution industrielle permettant de fabriquer des bateaux beaucoup plus rapidement qu’au Costa Rica, où la main-d’œuvre qualifiée et les outils manquaient. Plus tard, l’apparition des coques en métal et des machines à vapeur sonnera le glas de la construction navale dans la région. Il n’y a donc ni infrastructure ni main-d’œuvre qualifiée, mais... il y a des arbres, beaucoup d’arbres. D’après l’agence nationale de conservation du Costa Rica, le SINAC, la forêt occupe aujourd’hui 60 pour cent de la superficie du pays. À titre de comparaison, la forêt recouvre 31 pour cent du territoire métropolitain français.

Vue aérienne de la découpe du bois pour la construction du trois-mâts Ceiba.
© Jeremy Starn for SailCargo Inc
Roland Zimmermman vêtu de sa tenue de compagnon, prépare les fûts au sciage.
Roland Zimmermann prépare les fûts au sciage – dont on voit ci-dessous le résultat –, vêtu de sa tenue de compagnon. Durant les trois ans et un jour de son compagnonnage, il doit en effet porter cet habit symbolique : les huit boutons de son gilet rappellent les heures de travail quotidiennes, et sa boucle d’oreille en or servait jadis à payer la sépulture en cas de décès. Les compagnons charpentiers allemands seraient aujourd’hui au nombre de cinq cents sur les routes. © Verena Brüning

Partout sur le chantier, des piles de bois s’entassent à l’abri du soleil sous de fines tôles, car avec le climat tropical, le bois sèche ici trois fois plus vite qu’en Europe. Tous les arbres ont été abattus, achetés ou récupérés à moins de 50 kilomètres du chantier. Lynx désigne un énorme tronc d’un mètre de diamètre : « Cet arbre paraît vieux, mais il est relativement jeune. Dans les pays du Nord, un arbre de cette taille met dix fois plus de temps à pousser. Ici, ils ne connaissent pas l’hiver et poussent trois cent soixante-cinq jours par an. »

Dans la région, Lynx est connu comme le loup blanc. Ce rouquin aux yeux bleus arpente les montagnes costaricaines de Monteverde depuis douze ans. Avant de se lancer dans le chantier naval, il a construit ici des cabanes dans les arbres. Nichées dans des figuiers étrangleurs à l’aide de cordages et de poulies, dotées de trampoline, ces structures sont impressionnantes, à la fois brutes, sauvages et minutieusement travaillées. Pour Lynx, installer un chantier naval ici était donc simple et logique. Danielle a été emballée par l’idée, sans compter que la perspective de travailler l’hiver au chaud sous les tropiques plutôt que dans les grands froids canadiens ou européens lui convenait bien : « La culture locale des bateaux en bois s’est perdue. Les petites barques qu’ils construisaient jadis pour la pêche côtière ont peu à peu été remplacées par des coques en fibre de verre. C’est un endroit intéressant pour tout reprendre à zéro. Dans les quelques chantiers navals où j’ai travaillé en Europe, le savoir-faire est très traditionnel et on te fait remarquer que ce que tu fais n’est jamais assez bien. Ici, on avait un terrain et la possibilité de prendre un nouveau départ. »

Lynx et Danielle ont donc investi toutes leurs économies – 6 800 euros – pour commencer les travaux sur une parcelle de 14 000 mètres carrés qu’ils louent à Punta Morales. C’est un village de pêcheurs où, ironie du sort, l’Union agro-industrielle de la canne à sucre du Costa Rica (LAICA) a installé un terminal sucrier, avec des caboteurs qui viennent charger jusqu’à 200 000 tonnes de sucre chaque année. Nicolas s’amuse des énormes camions qui passent devant le chantier : « C’est paradoxal de se trouver juste à côté de ce terminal et le comble c’est que cette entreprise refuse de payer un raccordement électrique “professionnel” et préfère produire son électricité avec du fioul. Nous, on s’est posé la question mais nous n’avons pas le budget. Alors, on s’arrange avec le réseau électrique du village et quand deux grosses scies travaillent ensemble avec quatre rabots, eh bien ça disjoncte… »

L’équipe de Ceiba vit sur le site du chantier dans des cabanes sur pilotis construites avec des chutes de bois de la goélette, une tôle ondulée suffisant à la couverture.
L’équipe de Ceiba vit sur le site du chantier dans des cabanes sur pilotis construites avec des chutes de bois de la goélette, une tôle ondulée suffisant à la couverture. © Jeremy Starn for SailCargo Inc

En 2016, Sailcargo a organisé un crowdfunding. Le monde de la voile est solidaire : en un mois, elle recueille un peu plus de 20 000 euros. Puis la jeune société organise des levées de fonds et part à la recherche de partenaires. À l’époque, quiconque est séduit par Ceiba peut acheter une part du bateau pour moins de 100 euros, ce qui a permis d’obtenir un grand nombre d’investisseurs très rapidement. Marins et menuisiers se passent le mot : deux Canadiens construisent un bateau dans un pays où il n’y a quasiment pas de culture de la charpente marine, mais qui regorge de bois. Venus d’Europe, d’Amérique ou même d’Australie, de jeunes idéalistes proposent leur aide. Avec les chutes de bois de la coque, l’équipe agence des ateliers et des cabanes dans les arbres pour se loger. La quille de Ceiba est posée le 8 janvier 2019. L’architecte polonais, Artur Ryszard Mrukowski, l’un des premiers à rejoindre le chantier, se souvient : « Toutes les pièces ont été débitées à la tronçonneuse dans du tamarindo de Monte (Dialium guianense), un bois très dense et lourd, qui contient beaucoup de silice. Travailler ce type d’essence tropicale, ça te pousse à devenir plus patient. Tes outils sont mis à rude épreuve. Il fallait changer la chaîne de la tronçonneuse tous les 2 mètres de coupe. On était huit pour assembler la quille. C’était encore le tout début du projet. »

Une odeur de café, local évidemment, flotte dans la cuisine

Dans la clairière, les échafaudages nécessaires à la construction sont façonnés en grande partie dans du bois de cyprès, venu des montagnes de Monteverde. Introduits comme brise-vent naturels, ils se sont révélés trop invasifs pour ces forêts protégées : une aubaine pour l’équipe de Sailcargo. Venus des mêmes forêts, où ils ont travaillé à installer des tyroliennes dans les parcs d’aventure prisés du pays, une équipe de Costaricains, habitués des hauteurs, a fabriqué un système de treuils pour déplacer les pièces de charpente d’un endroit à l’autre du bateau.

Chaque matin à 6 h 30, le chantier s’anime. Une odeur de café, local évidemment, flotte dans la cuisine. Une quarantaine de personnes viennent travailler ici chaque jour, dont la moitié est costaricaine. Certains habitent sur le chantier, d’autres un peu plus loin dans le village. Les bureaux de l’entreprise sont construits sur pilotis. Secrétaires, comptables et ingénieurs montent une échelle pour accéder à leur ordinateur. Depuis 2018, plus de deux cents personnes sont venues travailler dans la mangrove : charpentiers, menuisiers, mais aussi cuisiniers, arboriculteurs, ingénieurs, chargés de communication et de développement. Tout le monde mange ensemble et les rôles se mélangent. Yamilet, venue comme femme de ménage, s’est intéressée à la menuiserie et Nicolas a commencé à lui apprendre les bases de la charpente marine. Inversement, les charpentiers mettent la main à la pâte pour cuisiner ou entretenir les espaces de vie. Car tous participent aux tâches collectives : vider les toilettes sèches, couper du bois pour alimenter le four en terre cuite de la cuisine, préparer les repas du soir, végétariens et à base de produits locaux…

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Ben, un charpentier français, et Artur, le chef de chantier polonais, travaillent avec Lynx (au centre) sur les plans de Ceiba.
Ben, un charpentier français, et Artur, le chef de chantier polonais, travaillent avec Lynx (au centre) sur les plans de Ceiba. Si ce dernier est inspiré d’Ingrid, une goélette de 1906, ses lignes et sa structure sont le fruit du travail de l’agence néo-zélandaise Manta Marine Design. © Verena Brüning

Les habitants se surnomment les yardies, de ship-yard, chantier naval en anglais. Pour Nicolas, « il n’y a pas de distinction de passeport. Ce ne sont pas simplement des “expats” qui viennent ici, les Ticos (Costaricains) aussi sont des yardies. La Yard Life, c’est un mode de vie : on cuisine tous les uns pour les autres, on échange des sourires, on discute, on fait la fête ensemble… On est au-delà des collègues de boulot, ce n’est pas une usine de poulets ! On vit dans une petite communauté et on partage la même vie. »

Dans les différents ateliers de menuiserie, tous les éléments de la charpente sont réalisés sur place à l’aide de tronçonneuses, rabots électriques, scies circulaires, dégauchisseuses… C’est tout un chantier naval qu’il a fallu mettre sur pied avant de construire le bateau. Un associé de Lynx a ainsi racheté au prix de l’acier un tas de ferraille à moitié rouillé à Victoria, sur l’île de Vancouver : c’est une scie à ruban inclinable de 1927, mesurant 4 mètres et pesant une tonne, à laquelle Lynx et un ami mécano ont redonné une nouvelle jeunesse. Comme l’ampérage est insuffisant sur le chantier, ils l’alimentent avec un moteur thermique de moto. Pour manipuler la machine lors de la découpe des couples, qui pesaient jusqu’à 500 kilos, il ne fallait pas moins de cinq personnes. Nicolas rigole : « C’est très redneck comme disent les Américains ! » Nicolas, qui a travaillé au chantier du Guip où il suffisait d’appuyer sur un bouton pour démarrer la machine, se livre ici à tout un rituel : enlever la poussière, graisser les roulements, ajouter l’huile, l’essence, allumer un ventilateur pour que le moteur ne surchauffe pas. Il n’y a plus de poignée d’accélérateur mais un tire-câble. C’est tout un art pour régler le moteur à la bonne vitesse et redonner du gaz au bon moment. « On faisait ça à l’oreille », explique Nicolas, qui précise que l’antique scie à ruban a tout de même permis de découper cinquante-huit couples !

La scie à ruban inclinable. La scie à ruban inclinable, presque centenaire, a été achetée au Canada. Remise en état, elle est désormais alimentée par un moteur thermique de moto (au premier plan), faute d’une puissance électrique suffisante sur le chantier. Cinq personnes sont nécessaires au débit des plus grosses pièces de la charpente tranversale.
La scie à ruban inclinable, presque centenaire, a été achetée au Canada. Remise en état, elle est désormais alimentée par un moteur thermique de moto (au premier plan), faute d’une puissance électrique suffisante sur le chantier. Cinq personnes sont nécessaires au débit des plus grosses pièces de la charpente tranversale. © Jeremy Starn for SailCargo Inc

Si l’ancêtre de Ceiba, Ingrid, a été construit avec des résineux et des bouleaux qui poussaient de part et d’autre du fjard (une sorte de fjord sans moraine), les essences utilisées pour Ceiba sont elles aussi locales. Russel Haddow, un Canadien de trente-sept ans qui a investi près de 5 000 euros dans ce projet, s’affaire autour de la scie mobile pour découper les serres. L’odeur de l’acajou saute à la gorge. La sciure forme un tapis moelleux sous les pieds. Toutes les pièces du bateau sont travaillées sur place, d’abord à la tronçonneuse, puis à la scie. Le bois arrive des scieries voisines sous forme de plots ou de troncs. Les couples sont composés de deux essences. Le courbaril (Hymenaea courbaril), aussi connu sous le nom de jatoba ou guapinol en espagnol, est utilisé pour la membrure aux points stratégiques du bateau. Les autres couples sont en acajou amer, également appelé cèdre espagnol (Cedrela odorata). Traditionnellement utilisé pour les boîtes de cigares, le cèdre espagnol fait partie des essences les plus commercialisées dans le monde en raison de sa résistance à la pourriture et aux insectes. Sa surexploitation lui a valu d’être classé comme espèce « vulnérable » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (uicn). Désormais, pour utiliser du cèdre espagnol au Costa Rica, il faut obéir à des règles strictes, car les lois forestières du pays sont parmi « les plus exigeantes au monde », selon Lynx.

Pablo perce une allonge de couple en vue de son assemblage avec sa doublante par boulons ou par gournables.
Pablo, un charpentier anglais, perce une allonge de couple en vue de son assemblage avec sa doublante par boulons ou par gournables. Remarquez le système de maintien des pièces le temps de les solidariser. © Verena Brüning

Sur le chantier naval, tout le bois est sourcé et provient de donations et d’exploitations « soutenables ». Pour que ce navire du futur présente un bilan carbone neutre, l’entreprise a décidé de planter trois arbres pour un arbre coupé : la construction de Ceiba augmente ainsi la couverture forestière du Costa Rica ! C’est Grace McLeod, vingt-sept ans, qui est chargée de ce projet. Avec son accent typique de Caroline du Sud, elle explique : « On plante les arbres sur des terrains privés. Les propriétaires s’engagent par contrat à protéger les arbres pour au moins quatre ans, ce qui leur donne de meilleures chances de survie. Au terme de cette période, les arbres leur appartiennent. Dans le contrat, nous avons précisé que nous serions très contents de pouvoir les racheter lorsqu’ils seront arrivés à maturité dans vingt-cinq ans, mais ce n’est pas une obligation. Les propriétaires sont libres de faire ce qu’ils veulent, car on considère que ça participe aussi à l’émancipation de la population locale. L’idée est de planter de nouveaux arbres pour enrichir le paysage et l’écosystème, mais nous ne les plantons pas pour nous. »

Les crazy gringos sont une source de travail inespérée

Autre manière de participer à l’économie locale, l’équipe a confié à une association de femmes du village de pêcheurs la préparation des repas du matin et du midi, souvent composés de pinto, le plat local typique à base de riz et de haricots rouges. Pour elles, ces crazy gringos sont une source de travail inespérée. Dans le golfe de Nicoya, près de 90 pour cent des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Alors qu’ils vivaient traditionnellement de la pêche, ils doivent aujourd’hui trouver de nouvelles sources de revenus, car la surexploitation et la pollution ont réduit drastiquement le nombre de poissons dans la mangrove. C’est le cas de Misael Ledezma Hidalgo qui travaille maintenant sur le chantier de Sailcargo. Ce Costaricain de quarante-huit ans gagne 2 000 colónes de l’heure, soit environ 400 euros par mois, ce qui correspond aux recommandations du ministère du Travail du pays. Ceux qui viennent de l’étranger sont pratiquement logés à la même enseigne : volontaires les trois premiers mois, ils perçoivent ensuite un petit salaire, en plus du gîte et du couvert.

Déjeuner des charpentiers
Marisol et une de ses collègues servent le déjeuner aux charpentiers. La préparation de ce repas – le plus souvent du pinto, une recette locale à base de riz et de haricots rouges – ainsi que le petit déjeuner, a été confiée à une association de femmes du village de Puerto Morales où près de 90 pour cent des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. © Verena Brüning

Ces salaires, beaucoup moins élevés qu’en Amérique du Nord ou en Europe, expliquent en partie le budget de Ceiba : seulement 3,7 millions d’euros. Même s’il y a eu beaucoup de petits investisseurs au départ, les parts de Ceiba appartiennent aujourd’hui à une poignée de chefs d’entreprise qui financent régulièrement le projet. L’équipe a ainsi pu boucler le budget de Ceiba dès le premier trimestre 2022. Danielle sait qu’on les soupçonne de profiter d’une main-d’œuvre bon marché, ce qui la met hors d’elle : « Pendant des siècles, les pays industrialisés ont exploité l’Amérique latine, l’Afrique et les pays du tiers-monde pour construire et gonfler leur niveau de vie. Moi, je ne crois pas qu’il faille payer un salaire élevé à quelqu’un juste pour qu’il puisse rembourser son crédit aux États-Unis. Je refuse ça. Donc, quand des travailleurs internationaux demandent à être payé 35 $US de l’heure, parce qu’ils doivent rembourser leur dette étudiante de 200 000 $US, je leur dis : “Retournez chez vous, nous, ce n’est pas ce qu’on fait ici.” Mais non, on n’exploite pas les gens. »

Elle insiste aussi sur le fait qu’elle met tout en œuvre pour donner du travail aux Costaricains de la région. Pour autant, la charpente marine est un travail exigeant qui demande un savoir-faire quasiment inexistant au Costa Rica. Danielle et Lynx ont donc créé une petite école au sein du chantier pour dispenser des cours aux pêcheurs de la région afin qu’ils puissent se réapproprier leur outil de travail et construire des bateaux en bois plutôt qu’en fibre de verre…

Un atelier de métallurgie est aussi installé sur le chantier. Un soudeur canadien de dix-neuf ans, Eli Makynen, travaille à la conception du lest en découpant des poutrelles en acier qui seront fixées sous la quille. D’ici peu, celle-ci sera lestée de 35 tonnes. En plus de réparer le tracteur, et les motos des yardies, il installe des treuils et des systèmes de levage pour faciliter le travail des charpentiers : le chantier n’ayant pas de grue, toutes les pièces du bateau sont hissées à l’ancienne, à l’aide de bouts et de poulies. Mais depuis deux ans, Eli se consacre surtout à la visserie du bateau qu’il fabrique sur place. « C’est beaucoup moins cher et beaucoup plus simple. S’il faut faire des ajustements, je suis juste à côté du bateau. » Il découpe des barres d’acier galvanisé et réalise le filetage à l’aide d’un antique tour à métaux américain de 1955 – un South Bend Lathe –, et il estime avoir produit ainsi près de huit cents boulons. « J’en aurai fabriqué plus de mille quand le bateau sera terminé ! »

La pose des bois morts du massif d’étambot a été terminée durant l’été 2020.
La pose des bois morts du massif d’étambot a été terminée durant l’été 2020. Remarquez les nombreuses clés de blocage dont l’ajustement doit être millimétrique pour qu’elles soient efficaces. © Jeremy Starn for SailCargo Inc

Le métal est cher sur le marché local et les importations superflues sont bannies. Chaque vis compte, surtout les rivets en cuivre de l’annexe qu’il faut importer d’Europe. Nicolas admet que « l’idéal serait d’avoir de grands boulons en bronze, mais c’est un rêve européen, donc nous faisons autrement. Les boulons en acier galvanisé, ça fonctionne aussi. » Pour assembler les couples, qui sont doublés, l’équipe a préféré utiliser des gournables, moins chers que les vis et permettant d’éviter la pourriture accélérée qui se concentre autour des attaches métalliques. Pour ces gournables, souvent en chêne en Europe, l’équipe a jeté son dévolu sur des essences de bois tropicaux très denses et résistants, comme le tamarindo, le guachipelin et le courbaril.

Un atelier de métallurgie
© Jeremy Starn for SailCargo Inc
Un atelier de métallurgie
Si le chantier de Ceiba s’est installé au Costa Rica pour bénéficier de ses ressources en bois, il faut aussi du métal pour construire le trois-mâts. Un atelier de métallurgie a été créé pour produire tout type de pièces, depuis le lest jusqu’à des systèmes de levage, en passant par près d’un millier de boulons façonnés dans des barres d’acier galvanisé filetées à l’aide d’un tour des années 1950. © Jeremy Starn for SailCargo Inc

À côté de la charpente du bateau s’étend l’immense salle à tracer où toutes les formes de la coque ont été dessinées grandeur nature en trois vues : coupes transversale, longitudinale et lignes d’eau. Toutes ces courbes et diagonales sont lissées avec de longues lattes de bois, puis calquées sur des feuilles de Mylar afin de réaliser des gabarits pour chaque pièce du bateau. 

Artur évoque ce travail de longue haleine – toujours en cours – qui exige de garder la tête froide, ce qui n’est pas facile sous ces latitudes, pour ne pas se perdre dans les chiffres : « Le climat affecte la concentration. Tu peux facilement faire des erreurs, donc il faut toujours une seconde personne pour contrôler tes tracés. » L’architecte a emporté ses propres outils de menuiserie dans sa valise en 2018. Ciseaux à bois, marteau, scie, mètre et surtout forets, ont voyagé dans la soute de l’avion depuis l’Europe. Impossible de trouver des mèches à bois à simple spirale au Costa Rica.

Après avoir travaillé dans différents chantiers de marine en Pologne puis en Angleterre, Artur se sent bien à Punta Morales : « Je reste parce qu’ici on ne me demandera pas de travailler sur des bateaux en fibre de verre et j’apprends à chaque étape de la construction. En fait, au fur et à mesure que le bateau grandit, j’évolue moi aussi. » En avril 2020, il s’est fracturé le poignet sur le chantier et a été obligé de lever le pied. Immobilisé pendant deux mois, il en a profité pour prendre toutes les mesures du futur gréement, un travail d’autant plus essentiel qu’il n’existe aucun plan de gréement d’Ingrid et que sur les plans de l’architecte naval, seule la mâture a été dessinée.

Deux cents poulies seront fabriquées sur le chantier

Danielle a ensuite confié l’essentiel du travail à Asma Arbaoui. Pendant trois mois, cette « matelote » belge de quarante ans s’est installée sur une grande table au milieu de chantier pour réfléchir à l’agencement des voiles et des poulies. L’objectif est de rendre le bateau manœuvrable par six personnes, soit la moitié de l’équipage, pour former deux bordées. Ceiba comptera vingt-quatre bannettes, douze pour l’équipage et douze pour des stagiaires ou des invités, notamment les investisseurs. Pour le positionnement des voiles carrées et des haubans, elle s’inspire de sa propre expérience sur le Français, un trois-mâts barque basé à Saint-Malo, et de la goélette d’exploration Activ. Les cordages seront synthétiques, car ceux en fibre naturelle s’abîmeraient trop vite sous le soleil des Caraïbes. S’il est prévu que la majorité du gréement soit fabriquée en Europe, puis importée, les deux cents poulies en bois léger et acier galvanisé seront réalisées sur le chantier avec des matériaux locaux. La question du fourrage des haubans n’a pas encore été tranchée et dépendra des essais effectués sur place. Danielle penche pour le coton alors qu’Asma, elle, préfère la toile de jute. Les équipiers n’auront pas de winch pour la manœuvre des voiles, mais peut-être des treuils pour la manutention du fret. Une grue pourra être ajoutée lors des chargements et la bôme de mât de misaine fera office d’espar de chargement. Une équation compliquée puisqu’il faut que la bôme ne soit pas gênée par la voile quand elle servira de grue. Le défi le plus important à relever sera celui de la transmission du savoir, car il n’y a pas de gréeur traditionnel en Amérique centrale et il faudra former des gens sur place.

Une fois les serres en place, les charpentiers s’occupent du vaigrage, débité dans de l’acajou amer ou du cenizero.
Une fois les serres en place, les charpentiers s’occupent du vaigrage, débité dans de l’acajou amer ou du cenizero. Les virures font de 4 à 9 mètres de long pour 20 centimètres de large et 10 centimètres d’épaisseur. Elles sont étuvées puis fixées à la structure à l’aide de gournables et de carvelles, une planche sur trois étant également clouée à sa voisine. © Daniel Aguilar Liriano

Nicolas est arrivé de France au moment où les premiers couples étaient dressés. Il a travaillé à l’assemblage de l’étrave et de l’étambot, des pièces tellement lourdes qu’on ne pouvait pas se permettre de s’y prendre à plusieurs fois. Le marsouin pèse plus de 2 tonnes et mesure 7 mètres : « Tu n’as pas d’autre choix que d’être bon, ça pousse à la performance. Il faut solliciter toute l’équipe du chantier dans ces moments-là, même les gens du bureau viennent nous aider à tirer. » Le charpentier se souvient avec émotion de la pose de l’étrave : « Toutes les pièces de bois que tu agences ensemble sont différentes mais elles ont le même but et à la fin tout ton bateau pointe vers le même horizon. Le chantier, c’est un peu ça aussi. On est tous très différents, on n’est pas forcément là pour les mêmes raisons, mais on a tous le même but : construire Ceiba. »

Ce soir-là, à la table du dîner, Nicolas a les yeux qui brillent. L’équipe vient de sortir une serre de l’étuve. « C’était comme la fin d’un match de rugby, quand pour le dernier essai, après 80 minutes de jeu, les joueurs tapent encore dedans. Moi, c’est ça mon sport collectif ! » Comme Artur, Nicolas voit dans cette expérience une opportunité formidable de se perfectionner. « La force du chantier, c’est qu’on est jeune. Ceiba, c’est mon master de charpente marine ! Parfois, c’est compliqué, parce qu’on n’a pas de référent, on doit chercher par nous-mêmes, avec les compétences qu’on a… Mais j’ai énormément appris. »

Installation de la guibre en guanipol, une pièce de 320 kilos en trois parties sur laquelle viendra s’appuyer le beaupré.
Installation de la guibre en guanipol, une pièce de 320 kilos en trois parties sur laquelle viendra s’appuyer le beaupré. © Jeremy Starn for SailCargo Inc
on pose le barrotage des ponts supérieurs. On aperçoit bien les écoutilles de la cale.
Tandis que le travail de vaigrage se poursuit dans les fonds, on pose le barrotage des ponts supérieurs. On aperçoit bien les écoutilles de la cale. © Daniel Aguilar Liriano
Elly Feeney, une charpentière britannique, est arrivée sur le chantier en 2019 après des études en construction navale et entretien, puis un passage à Calais comme bénévole pour aider les réfugiés. C’est là qu’elle a rencontré un jeune de Ceiba. © Verena Brüning

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Nicolas a fabriqué en bois de tamarindo sa propre varlope, un guillaume assez long pour raboter les pieds des membrures, dont il a forgé et trempé la lame. « En charpente marine, tu es toujours confronté à des problèmes qui t’amènent à construire tes solutions. »

Aujourd’hui, Manuel Goethals, un Belge de vingt-cinq ans, est chargé de la pose d’une partie de la serre-bauquière. La pièce mesure 6 mètres de long sur 30 centimètres de large et 10 centimètres d’épaisseur. Le bois très dense et très chaud doit être posé le plus vite possible une fois sorti de l’étuve. À l’intérieur du bateau, les charpentiers ne sont pas assez nombreux, alors Manu fait le tour du chantier pour chercher de l’aide : quinze personnes seront nécessaires pour porter la pièce en coordonnant leurs gestes dans un mélange d’anglais, de français et d’espagnol. L’eau pour l’étuve est chauffée par un feu alimenté avec les chutes de bois du chantier. Si le tamarindo est plus réfractaire à l’étuvage, le guapinol réagit très bien. La pièce est chauffée pendant six heures, mais ensuite on ne dispose que de cinq à six minutes seulement pour « clamper » (serrer) la pièce.

Ceiba transportera cinq fois plus que le Tres Hombres

D’ici l’année prochaine, l’équipe espère pouvoir border la coque, avec deux épaisseurs de bois : « En appliquant deux couches, on n’est pas obligé d’utiliser des arbres très grands et des bordages très longs. En Colombie-Britannique, on pourrait en trouver sans problème, mais ici, à cause de la déforestation, il n’y a plus d’arbres de cette taille », explique Lynx. L’avantage du bordé en deux couches, c’est qu’il maintient mieux la charpente et assure une meilleure étanchéité. L’inconvénient, c’est qu’il demande plus de travail.

La structure de la coque est quasiment terminée. Les mâts et les espars seront fabriqués en épicéa de Sitka. En septembre 2019, Danielle et Lynx sont partis sur l’archipel canadien d’Haïda Gwaïï, au large de la Colombie-Britannique, pour visiter la forêt Taan, où poussent les arbres qui serviront à la mâture de Ceiba. Pendant des années, la couronne britannique importait le bois d’Haïda Gwaïi pour les mâts de sa flotte royale. L’épicéa de Sitka est reconnu pour sa longueur, sa force et sa résistance.

La future goélette aura pour mission de transporter 250 tonnes de marchandises à la voile à partir de la fin de l’année 2023. C’est cinq fois plus que le Tres Hombres, mais ce n’est toujours rien comparé aux tonnages des porte-conteneurs qui transportent en moyenne deux mille fois plus de fret. Danielle reconnaît qu’il n’a pas été facile de convaincre les investisseurs. « Imagine : tu es au milieu d’un champ au Costa Rica, tu parles avec un inconnu au téléphone et tu essaies de le convaincre d’envoyer 20 000 dollars sur un compte bancaire en Amérique centrale en promettant que tu vas construire un superbe bateau en bois… Maintenant que le bateau existe, qu’il est là, sous nos yeux, c’est déjà nettement plus facile. » Après une pause, elle ajoute : « Je sais que la pandémie de Covid-19 a été une période difficile pour beaucoup de gens, mais j’avoue qu’elle m’a facilité la vie. D’un jour à l’autre, je n’avais plus besoin d’expliquer aux investisseurs pourquoi c’est important de travailler en autonomie, sur des bateaux plus petits, qui ne dépendent ni du pétrole ni d’infrastructures démesurées, mais au contraire d’utiliser les énergies renouvelables et de développer des systèmes décentralisés, résilients et durables. »

Aux dernières informations, un producteur de café s’est montré particulièrement intéressé par ce type de transport entre la Colombie et le New Jersey (États-Unis), via la mer des Caraïbes. Mais ce n’est que la première étape de l’odyssée de Sailcargo. On m’a soufflé à l’oreille que l’équipe devrait entamer la construction d’un sister-ship dès que Ceiba sera sur l’eau… Aux Antilles, une légende raconte qu’à la nuit tombée, si on se place entre un fromager et un courbaril et que l’on émet le vœu de pouvoir aller où bon nous semble, il se réalisera. C’est tout le bien qu’on souhaite à Ceiba

EN SAVOIR PLUS

Le café du costa Rica

Les caféiers sont originaires d’Afrique. Leurs baies rouges, cueillies à la main, séchées, puis grillées, prennent alors une couleur brune. La recette de fabrication du précieux breuvage se transmet entre pèlerins musulmans, avant d’être introduite en Europe au XVIIe siècle par les marchands vénitiens.

caféier
© Heritage Image Partnership Ltd/Alamy Banque D’Images

Au XVIIIe siècle, des colons néerlandais et français introduisent des caféiers sur leurs terres des Antilles, de Guyane et du Suriname. Les sols volcaniques et humides du Costa Rica se révélant aussi propices à cette culture, les autorités coloniales espagnoles offrent en 1804 des parcelles à ceux qui s’engagent à planter des caféiers. Au début des années 1830, l’Allemand Steipel est à l’origine des premières exportations de café du port de Puntarenas, sur la côte Pacifique du Costa Rica. À l’époque, l’absence de port sur la côte caribéenne du pays amène les commerçants à passer le cap Horn en voilier plutôt que de s’aventurer dans la jungle.

William Le Lacheur, un capitaine négociant originaire de Guernesey, a marqué l’histoire du Costa Rica, où le café est surnommé « le grain d’or ». Capitaine du trois-mâts barque Monarch, il achète le café aux producteurs costaricains pour le revendre à Londres à partir de 1843. Sa flotte comptera près de dix-sept voiliers. Les grains de café non torréfiés sont conditionnés dans de grands sacs de jute et transportés jusqu’à Puntarenas en charrette. Une fois leurs cales remplies, les voiliers lèvent l’ancre entre janvier et mai pour cent dix à cent trente jours de voyage vers la Tamise. Le café est ensuite réexpédié vers les différents ports d’Europe. L’essor de la vapeur, au moment où l’on ouvre une ligne ferroviaire jusqu’à la côte Est du Costa Rica, met fin au transport à la voile. La compagnie Le Lacheur effectue son dernier voyage en 1886.

Aujourd’hui, le café du Costa Rica est toujours transporté par voie maritime, en vrac dans des conteneurs spécialement ventilés et protégés de l’humidité. Le pays exporte 60 pour cent de son café aux États-Unis, 30 pour cent en Europe et 10 pour cent en Asie. 

Un pays neutre et stable

Situé dans l’isthme panaméricain, le Costa Rica est bordé par la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique, ce qui lui donne un accès maritime direct à l’Europe et à l’Asie. Pays au climat tropical humide, il possède des volcans encore actifs et un relief montagneux avec la cordillère de Talamanca, culminant à 3 820 mètres. Indépendant depuis 1821, le Costa Rica a renoncé à posséder une armée en 1949 – et avait aboli la peine de mort dès 1882. Ce pays neutre, au régime de république présidentielle, mise sur l’éducation (école libre et gratuite depuis 1869), la santé et l’environnement. Il mène une politique volontariste en matière d’énergie renouvelable et c’est le premier État à avoir lancé un plan de décarbonation. La déforestation, très forte jusque dans les années 2000, a été depuis presque stoppée et un quart de son territoire est aujourd’hui classé en réserves ou parcs nationaux, d’où une biodiversité exceptionnelle.

Comptant un peu plus de 5 millions d’habitants, le pays tire ses principaux revenus du tourisme – 2 millions de visiteurs par an –, puis de l’agriculture, exportant café, bananes, sucre, cacao, mais aussi fleurs et feuillages, agrumes, tabac, huile de palme… Des entreprises de technologie de pointe (dont Intel) sont aussi implantées dans le pays.

Ce tableau idyllique doit toutefois être nuancé : le pays est fortement endetté, en proie à une corruption endémique et inscrit sur la liste des paradis fiscaux de l’OCDE. Il est également considéré comme le pays utilisant le plus de pesticides par hectare au monde…

Manta Marine Design

Formé à l’architecture navale à l’université de Rotterdam, Pepijn van Schaik travaille dans plusieurs bureaux d’études, avant de concevoir et de construire un voilier en acier pour son oncle et sa tante, le Bornrif 33 SC. À trente-deux ans, il embarque sur le trois-mâts barque Europa, une expérience qui l’amène à se former comme matelot à l’école de navigation d’Enkhuizen (Pays-Bas). Il y rencontre les « Tres Hombres » qui redonnent vie au brick goélette éponyme.

Plan Halifax
© Manta Marine Design

Installé à son compte en 2006, il réalise les calculs de stabilité du Tres Hombres, tout en continuant à naviguer de temps en temps sur Europa comme marin professionnel. Il a aussi conçu le gréement du voilier Opal.

Pour dessiner Ceiba, Pepijn s’est inspiré de l’ouvrage Woodenship building de Charles Desmond (1919). À côté de ces travaux d’envergure, comme la conception d’Halifax (illustration) pour la Blue Schooner Company (CM 327), il dessine yachts et bateaux de travail depuis son bureau d’études, Manta Marine Design, basé en Nouvelle-Zélande.

« Vega » rejoint Sailcargo

En 2014, Danielle Doggett tombe sous le charme de la goélette Vega pendant la Tall Ship Race à Harlingen (Pays-Bas). Elle monte à bord et réalise trois cents photos du bateau dans les moindres détails ! Deux ans plus tard, la famille Bergström, propriétaire de Vega, apprenant que Ceiba se construit au Costa Rica et qu’elle ressemble beaucoup à son voilier, reconnaît Danielle sur une photo et lui fait parvenir les plans de construction de Vega.

© Collection Sailcargo

Odd Bergström se prend d’affection pour le projet de Ceiba, qui lui rappelle la restauration de Vega, acquise en 1993 avec son père charpentier de marine Egil Bergström. Victime d’un incendie, le voilier quasi centenaire doit alors être reconstruit à près de 85 pour cent. Toute la famille se lance dans l’aventure avec un soin maniaque. Vega retrouve l’eau en 2008 et navigue comme bateau-école en mer Baltique et mer du Nord. Les Bergström, heureux de savoir que Vega pouvait retrouver sa vocation initiale de voilier marchand, l’ont vendue à Danielle pour 2 millions d’euros. En effet, face à la demande pressante de ses clients, Danielle a décidé d’investir dans ce bateau pour honorer les premières commandes et laisser le temps aux charpentiers de finir Ceiba sereinement. La goélette transportera l’équivalent de cinq conteneurs de café non torréfié de Colombie au Canada, pour Café William, le principal investisseur de Sailcargo, dès la fin 2022, une fois que le gréement et les espars auront été refaits.

Ingrid, une goélette née dans les forêts d’Åland

Un soir d’hiver à Knutnäs, au Nord-Ouest de l’île principale d’Åland (Finlande), des fermiers s’inquiètent de ne plus gagner d’argent avec la vente de leur bois. L’un d’eux lance alors : « On n’a qu’à construire un bateau comme nos grands-pères pour aller vendre notre bois ailleurs ! » Devant l’enthousiasme suscité par cette proposition, Eric Söderström, le fermier qui supervisera le chantier, choisit une clairière entourée d’arbres, met en place un atelier de scierie, un autre de métallurgie, et élève des cabanes pour héberger les ouvriers journaliers, venus aider les vingt fermiers et leurs fils. Tous s’investissent dans le projet, coupant du bois sur leur propriété, travaillant sur le chantier ou donnant de l’argent, pour construire en deux ans Ingrid, une goélette de 42 mètres, lancée en 1907.

Ingrid, goélette de 42 mètres
© Collection Sailcargo 

Jusqu’en 1919, les fermiers marins de Knutnäs navigueront avec succès du golfe de Botnie jusqu’en Grande-Bretagne pour le commerce de bois, gagnant même le Canada ou le Mexique, empruntant aussi la mer Blanche. La goélette sera rachetée par des Anglais en 1919 ; renommée Rigdin, elle voyagera jusqu’aux Antilles, et sans doute sur les côtes américaines pour transporter du rhum durant la Prohibition. Annie Stephens, membre d’une célèbre famille d’armateurs de Fowey en Cornouailles, acquiert à son tour Ingrid en 1929 pour l’armer au cabotage. La goélette sera démantelée en 1939.