15 mars 2018, à bord du sous-marin lanceur d’engins (snle) Le Vigilant. Quatre femmes ont été sélectionnées en 2015 pour un programme d’intégration du personnel féminin sur les sous-marins : après deux ans de formation, elles ont rejoint l’équipage du Vigilant pour une mission de quelques mois. L’essai s’est révélé concluant et les femmes peuvent désormais travailler à bord des sous-marins sans distinction de grade ou de spécialité. © LOÏC BERNARDIN/MARINE NATIONALE/DÉFENSE
15 mars 2018, à bord du sous-marin lanceur d’engins (snle) Le Vigilant. Quatre femmes ont été sélectionnées en 2015 pour un programme d’intégration du personnel féminin sur les sous-marins : après deux ans de formation, elles ont rejoint l’équipage du Vigilant pour une mission de quelques mois. L’essai s’est révélé concluant et les femmes peuvent désormais travailler à bord des sous-marins sans distinction de grade ou de spécialité. © LOÏC BERNARDIN/MARINE NATIONALE/DÉFENSE

Propos recueillis par Maud Lénée-CorrèzeEn 1973, l’école de la Marine marchande reçoit pour la première fois une femme à son concours d’entrée. Depuis, timidement, le métier de marin se féminise, plus ou moins vite selon les secteurs. Héritiers d’une longue tradition et d’un mode de sociabilisation masculin exacerbé à bord des navires, des freins limitent encore l’embarquement des femmes qui doivent parfois justifier leur place à bord. La sociologue Angèle Grövel, qui étudie cette question depuis 2004, assure que les mentalités évoluent et estime que si les femmes font beaucoup d’efforts pour s’adapter, les armements et les hommes pourraient en faire un peu plus…

Vous avez beaucoup travaillé sur la question de l’intégration des femmes à bord des navires et sur la féminisation du milieu professionnel maritime. Pourquoi étudier les rapports de genre dans ce secteur ?

La figure sociale et historique du marin est associée au masculin, soit un homme, un aventurier, qui part au long cours, en expédition. Traditionnellement dévolues à la sphère domestique et familiale, les femmes ont été jusqu’à récemment exclues d’une organisation qui appartient d’abord aux hommes. Aussi, en cohérence avec ces représentations sociales éminemment genrées, la fragilité supposée des femmes leur a longtemps interdit toute possibilité d’évoluer en mer, un univers considéré comme dangereux.

Aujourd’hui, à l’instar de nombreux secteurs un peu similaires, les femmes commencent à pénétrer ce milieu. Même si cette féminisation est très timide et inégale selon les activités et les postes, elle peut créer des tensions. Le bord est une sorte de miroir agrandi, et assez caricatural, d’une certaine sociabilité masculine, avec ses codes, ses blagues potaches, son besoin de montrer sa force, ses valeurs viriles… Pour le psychiatre Christophe Dejours, l’expression de cette virilité est une manière de se protéger d’une certaine souffrance, de se défendre contre la pénibilité du travail, de l’embarquement… On donne tout au travail, et on se relâche dans les moments de pause.

La présence de femmes dans cet entre-soi masculin remet en question cette construction. Elle entraîne donc des résistances : c’est ce que nous étudions. Comment l’équipage, les professionnels, vont gérer cette nouveauté dans un univers hétéronormé, qu’est-ce que cela engendre, et comment les acteurs s’en emparent, s’ils s’en emparent…

En 1966, la fin de l’inscription maritime réservée aux hommes permet officiellement aux femmes d’être marin, mais ce n’est qu’en 1973 que la première entre à l’école de la Marine marchande, l’Hydro. Comment cela s’est-il passé ?

C’était un peu sur un malentendu, car cette première femme s’appelait Alix Daujat. Comme c’est un prénom mixte, les examinateurs n’ont pas su qu’il s’agissait d’une femme ! Mais elle a été reçue et on ne pouvait pas revenir en arrière. Ensuite, le processus a été lent : même si les femmes avaient le droit de passer le concours, il n’y a jamais vraiment eu de politique ni d’incitation claire pour les encourager à choisir ces métiers. Enfin, c’est surtout vrai dans la marine marchande ou le secteur de la pêche. Du côté de la Marine nationale, les efforts ont été réels, notamment suite à la professionnalisation des armées et à l’ouverture de l’École navale aux femmes en 1994, qui se sont accompagnées de campagnes en faveur de leur engagement.

Serveuse de bar sur un paquebot avec deux clients
La marine de commerce française compte 11 pour cent de femmes dans ses effectifs. Elles sont cependant souvent cantonnées aux postes les moins qualifiés, comme hôtesses d’accueil ou serveuses de bar sur les paquebots.  © ZealPhotography/Alamy Banque d’Images

Les entreprises ne se sont pas vraiment emparées de cette question, en tout cas pas de manière unie et homogène. Les périodes de forte pénurie de main-d’œuvre, comme celle de 2007, ont pu permettre une légère féminisation du secteur, les femmes constituant en effet toujours un gisement d’emplois potentiels. Mais aujourd’hui, même si la marine marchande reste un secteur en tension, il est toujours possible de recruter des marins à l’étranger.

Pour nuancer, on peut dire que quelques initiatives ont été prises par des compagnies pour féminiser leurs effectifs, parfois dans un véritable esprit de mixité, parfois pour des raisons un peu plus discutables, soit publicitaires – il est toujours bien vu de montrer une certaine ouverture –, soit pour des raisons plus utilitaristes. Le personnel féminin à bord serait ainsi censé apaiser les mœurs viriles des marins. Dans le prolongement de cette idée, on trouve des attentes sociales : les femmes seraient à même de jouer un rôle d’infirmière, de confidente, bienfaisant pour le collectif masculin. Certaines compagnies ne s’en cachent pas et leurs argumentaires sont intéressants à étudier de ce point de vue. Même si on leur ouvre une porte d’accès, on constate que les femmes à bord sont malgré tout renvoyées à des compétences sociales genrées, relatives au care, au soin, compétences et rôles qu’elles n’acceptent pas toujours d’endosser.

Selon les chiffres de 2018 fournis par l’Établissement national des invalides de la marine (Énim), il y aurait 7,9 pour cent de femmes marins actives dans l’ensemble du milieu professionnel civil, contre 3,3 pour cent en 2000, et 14 pour cent dans la Marine nationale.
Cela vous semble encourageant ?

Ces chiffres révèlent une féminisation en marche, certes, mais assez lente et discrète, et surtout ségrégative. Notamment dans la répartition des métiers : à la pêche, par exemple, elles ne représentent que 1,5 pour cent des marins embarqués, alors qu’elles constituent 13,1 pour cent des actifs dans l’aquaculture, un emploi plus sédentaire. Dans la marine de commerce, elles sont environ 11 pour cent, mais si on regarde un peu plus précisément, on s’aperçoit qu’elles sont cantonnées aux postes les moins qualifiés et occupés traditionnellement par des femmes : hôtesses, barmaids, vendeuses…

Affiche de recrutement marine nationale
Le ministère français de la Défense a ouvert en 1994 l’École navale aux femmes. Encouragées par des campagnes de recrutement, affiches publicitaires à l’appui, elles représentent aujourd’hui 14 pour cent des marins d’État. © Marine Nationale

De même, elles représentent seulement 3 pour cent des officiers, mais elles sont en majorité lieutenant et second capitaine. Selon le Centre d’études et de recherche sur les qualifications (CEREQ), on ne trouvait en 2014 que 38 femmes sur 1 561 postes de commandant. Cette raréfaction des femmes dans les plus hauts grades de la hiérarchie professionnelle est encore plus importante côté machine.

Comment expliquer cette difficulté des femmes à percer dans certains milieux ?

D’abord, les femmes sont perçues comme des concurrentes potentielles dans l’accès aux postes de pouvoir. Ensuite, comme je l’ai dit, il peut y avoir à bord une sorte de peur que la féminisation ne remette profondément en question l’identité masculine et ses modes de construction. Les freins viennent également des armements. La maternité, puis le fait d’avoir des enfants, sont considérés par un certain nombre d’entre eux, et parfois par les femmes elles-mêmes, comme incompatibles avec la poursuite de la navigation. Cela se vérifie factuellement dans l’âge moyen des marins : les femmes sont globalement plus jeunes, encore que l’écart tend à se rétrécir car les hommes marins, et notamment les officiers, souhaitent davantage s’investir dans l’éducation des enfants et supportent de moins en moins bien l’éloignement.

Femme seconde officier à bord d'un navire de commerce chinois.
La seconde officier He Qianqian, à bord d’un navire de commerce chinois. En Chine, les femmes représentent 0,14 pour cent des marins. Dans le monde, elles sont environ 2 pour cent. © #MaritimeWomenPhotoShare

Comme dans d’autres métiers, les femmes marins sont souvent ramenées à leur rôle de mère : lorsqu’elles ont des enfants, il est fréquent de leur reprocher de ne pas être auprès d’eux, et de privilégier leur carrière au détriment de leur famille. Ces normes sociales, qui reposent sur des schémas familiaux traditionnels, sont très pesants. Il y a un véritable travail collectif de culpabilisation, qui passe par des remarques, et parfois de façon moins directe par des regards, des gestes. Une grande majorité d’entre elles, comme c’est le cas de leurs collègues masculins, cessent de naviguer et s’orientent vers un poste à terre qui permet d’articuler plus aisément travail et famille.

C’est d’autant plus contraignant qu’elles sont souvent en couple avec des hommes qui naviguent aussi. Cela ne veut pas dire qu’elles sont systématiquement forcées d’arrêter. Il existe des exemples où elles parviennent à poursuivre leur carrière en trouvant des arrangements, mais c’est souvent grâce au soutien de la famille. Lors de mon enquête, j’ai rencontré des commandantes de remorqueur, dont les conjoints étaient aussi marins. Leur emploi du temps était réglé comme du papier à musique afin que chacun puisse s’y retrouver.

Une officière mécanicienne devant réparant un moteur de bateau
Si elles sont employées majoritairement sur le pont et à la passerelle, les femmes commencent à pénétrer le milieu encore très masculin de la machine, à l’instar d’Alexandra Kaliambaka, une officière mécanicienne grecque. © #MaritimeWomenPhotoShare

Il existe un autre frein à la féminisation, plus résiduel, mais assez fort autrefois : dans certaines petites entreprises familiales, par exemple, les femmes de marins ne voyaient pas d’un très bon œil que leur mari se retrouve en situation de promiscuité avec d’autres femmes… De même, il arrive que des femmes embarquées cherchent à limiter la présence féminine à bord : quand une femme est seule sur un navire, elle est souvent un peu la mascotte du groupe masculin. Cette attitude reste toutefois marginale et la plupart des navigantes tissent des liens de solidarité, d’entraide ou d’amitié.

Ces réticences, qui peuvent rendre la vie difficile à bord pour les femmes, sont donc liées essentiellement à l’imaginaire collectif. Existe-t-il de réels blocages de la part des employeurs ?

Il n’y a pas de discours à proprement parler contre les femmes. En fait, pour les armements, c’est une sorte de zone grise, on n’en parle pas. De plus, il y a eu très peu d’évolution légale pour permettre aux femmes d’accéder à la profession, à part la prise en charge par l’ÉNIM du congé maternité, en 2016, afin d’éviter en théorie qu’elles n’aient à choisir entre leur carrière et leur vie de famille.

Cours de manœuvre reconstitué au Centre d'instruction navale de Brest
Cours pratique dispensé sur la plage de manœuvre reconstituée au Centre d’instruction navale de Brest. © Jean-Yves Béquignon

On remarque cependant que, dès l’école, les femmes subissent des discriminations d’accès au métier, notamment lors de la recherche de stage. Elles disent par exemple avoir multiplié les candidatures avant de recevoir une réponse positive, alors qu’elles sont souvent très bonnes élèves à l’école, et meilleures que leurs homologues masculins. Très souvent, elles se retrouvent cantonnées à certains milieux, les navires à passagers, par exemple, où le temps d’embarquement est réduit et l’éloignement moindre. Elles connaissent plus de difficultés pour le long cours, ce genre de stage étant plus convoité. La navigation au long cours renvoie en effet à un imaginaire qui gravite autour de l’aventure et du voyage. Cette voie « ludique » d’apprentissage du métier est aussi bien recherchée par les élèves féminins que masculins. Seulement, pour les raisons évoquées tout à l’heure, les armements sont parfois frileux à l’idée d’embarquer des femmes.

Affiche une femme à bord d'un bateau : recrutement d'officières.
Une affiche pour la campagne de recrutement d’officières, organisée par Maritime Sheeo, un institut basé en Inde, qui promeut l’accès aux postes dirigeants dans le secteur maritime. Il est soutenu par la Women’s International Shipping and Trading Association et l’Organisation maritime internationale (OMI). © Women’s International Shipping and Trading Association

Par ailleurs, il y a des obstacles plus matériels : il arrive qu’il n’y ait pas à bord d’équipements adaptés au corps féminin, comme des gants ou des casques plus petits. Et si on ne fait pas le nécessaire, il est facile ensuite de se servir de cet argument pour fermer l’accès aux femmes. On voit la même chose pour les aménagements, les navires n’étant pas toujours conçus pour la mixité. Les armateurs disent : « Je n’ai pas de toilettes ou de cabines séparées, elles seraient obligées de dormir avec un collègue masculin ». Comme ce n’est évidemment pas possible, ils n’embauchent pas de femmes. Il y a aussi tout l’argumentaire sur la force physique des femmes, une donnée qui n’est plus aujourd’hui forcément une limite car beaucoup de travaux sont mécanisés, mais qu’il est toujours aisé d’invoquer pour justifier l’absence de femmes à bord.

De même, il n’est pas rare qu’on les soupçonne de ne pas pouvoir assurer un quart de nuit faute de résistance physique. Le soupçon se porte aussi sur leurs compétences techniques, celles-ci restant dans l’imaginaire collectif avant tout une affaire d’hommes. Plus globalement, on va remettre en question les capacités des femmes à bien faire leur travail à bord, leur aptitude à commander des hommes ou à gérer des urgences. Ce sont des argumentaires qui pourraient être vite dépassés s’il y avait une réflexion commune sur le sujet. Mais qui a envie de la mener ?

Pour cela, il faudrait savoir ce que la féminisation peut apporter à bord. Existe-t-il des raisons objectives de l’encourager davantage ?

Déjà, il y a un enjeu d’égalité, de justice, de normalisation des rapports sociaux. Mais il existe aussi des arguments économiques pour soutenir la mixité des équipages. Un certain nombre d’études montrent qu’une équipe mixte améliore l’ambiance de travail, qui elle-même favorise la performance. La mixité est donc un avantage économique à ne pas négliger. Mais telle qu’elle est conçue et pratiquée aujourd’hui dans la marine marchande, la mixité reste davantage un outil de communication au service de l’image des entreprises : le processus de féminisation est certes en marche, mais la mixité est loin d’être acquise. Un plafond de verre, pour ne pas dire un ciel de plomb, pèse largement sur les carrières féminines.

Femme travaillant à bord d'un bateau de pêche
À bord du coquillier brestois Scoubidou en 2014. Les femmes embarquées à la pêche sont peu nombreuses et ne représentent que 1,5 pour cent des effectifs. © Lionel Flageul

Pourtant, l’expérience de la féminisation, montre que même s’il peut y avoir des a priori, des résistances au début, les rapports s’apaisent au fil de l’eau. Certains voient même d’un très bon œil l’arrivée de femmes sur les bateaux : une partie des hommes souhaitent aussi que les rapports sociaux à bord changent et considèrent l’ouverture aux femmes comme le moyen de faire bouger les lignes.

Quand on parle de rapports entre hommes et femmes, on pense assez vite à la question du harcèlement sexuel. Qu’en est-il sur les navires où la promiscuité est forte ?

J’allais y venir. Lors de mon post-doctorat, j’ai mené avec une collègue sociologue, Jasmina Stevanovic, une enquête de terrain sur les risques psychosociaux et de harcèlement pour l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Nous avons embarqué sur trois navires : à bord d’un ferry reliant la Corse au continent et sur deux remorqueurs commandés par des femmes. En outre, nous avons interrogé par questionnaire 745 marins, avec une proportion d’hommes et de femmes correspondant aux taux dans le secteur.

Publicité avec une femme et un moteur.
Publicité publiée dans la revue Bateaux en janvier 1969. Cinquante plus tard, malgré les combats féministes, nombre de secteurs continuent à utiliser l’image de la femme pour vendre des objets divers et variés, notamment dans le nautisme ou l’automobile. © Droits réservés

Toutes les femmes que nous avons rencontrées nous ont dit qu’elles ont fait l’objet au cours de leur carrière soit d’un comportement hostile, soit d’agressions sexuelles, de nature verbale ou physique. Il peut s’agir d’intimidation, de regards appuyés, voire de propositions, ou de choses plus cocasses, mais pas moins graves, comme les vols de sous-vêtements ou l’affichage d’une femme nue comme fond d’écran sur un ordinateur de contrôle. Lors de mes embarquements au cours de mes études de sociologie – dès 2004, j’ai été à bord de navires de la Brittany Ferries pour questionner ces rapports de genre –, puis pour mes enquêtes, j’en ai moi-même fait les frais… en découvrant, par exemple, un calendrier d’hommes nus sous la porte de ma cabine, ou d’autres blagues de ce genre.

Anecdotiques et sans conséquences graves pour le chercheur, ces actes sont réellement problématiques pour les navigantes et les navigants, car cela rend l’embarquement risqué. Le harcèlement sexuel crée aussi des souffrances psychiques, de l’isolement, de la peur et parfois un sentiment d’injustice.

Est-ce qu’il existe des structures pour aider les femmes en butte à ces comportements ?

C’est l’autre problème majeur : souvent, les femmes ne disposent d’aucun soutien si elles veulent protester ou dénoncer. Ce sont encore des sujets très tabous, qu’elles n’évoquent pas, et si jamais elles décident d’en parler, elles ne savent pas forcément à qui s’adresser : il n’y a pas de circuit officiel pour porter plainte. Encore aujourd’hui, les capitaines et les chefs de service ne sont pas du tout formés pour répondre à ces alertes. Les femmes savent aussi que si elles disent quelque chose, elles mettent leur carrière en danger : un CDD pourrait ainsi ne pas être prolongé… Et, souvent, ce sont elles qui quittent l’entreprise, quand elles n’arrêtent pas carrément le métier, alors que leur agresseur reçoit parfois à peine un avertissement. Il n’y a aucun dispositif pour accompagner ces femmes, leur permettre de revenir travailler, de reprendre pied, après une mauvaise expérience.

Marins dans leur cabine
À bord des navires, il n’était pas rare de trouver, dans les espaces de vie des marins, des images suggestives, comme à bord de ce chalutier espagnol en 1998. © Jean Gaumy/Magnum Photos

Mais la situation évolue et certaines entreprises où il y a eu des cas de harcèlement, comme à Genavir (lire ci-dessous), mettent des choses en place. Je coanime par exemple des formations destinées aux marins de cette société avec le Centre européen de formation continue maritime (CEFCM) de Concarneau. Le cas de Genavir a en effet révélé la nécessité d’instaurer des mesures collectives de prévention des risques et des mesures d’accompagnement des victimes.

Pourtant, les femmes marins « pionnières » ne parlent pas forcément de harcèlement sexuel. Comment expliquez-vous ce décalage entre les femmes d’aujourd’hui et celles d’hier ?

C’est vrai que les pionnières expliquent souvent qu’elles étaient plutôt bien accueillies, bien traitées, et qu’elles ne subissaient pas de sexisme. Pourtant, je pense que ce sont elles qui ont dû subir les choses les plus rudes, mais à l’époque, ces comportements étaient beaucoup plus banalisés, la société les condamnait moins. On faisait passer ça sur le compte de l’humour… La définition du harcèlement a beaucoup évolué au fil du temps. Il peut aussi y avoir une édulcoration du discours a posteriori. Par ailleurs, ces femmes, qui étaient très peu nombreuses, ne constituaient pas vraiment une menace en soi.

Femme pêcheur à bord tirant des filets
Scarlette Le Corre, à bord de Copain JP, en 1992, est l’une des premières femmes à avoir obtenu son brevet de marin pêcheur. Cette pionnière, basée au Guilvinec, travaille toujours à la pêche et pratique l’algoculture. © Lionel Flageul

Comment les femmes gèrent-elles ces risques et que font-elles pour s’adapter à ce milieu ?

Elles sont contraintes d’adopter des stratégies de neutralisation des signes de féminité au travail, mais également dans les temps et les espaces hors travail, au carré des officiers, par exemple, au moment des repas. Ce concept de « neutralisation » a été développé par Jacqueline Laufer lors de sa recherche sur les femmes cadres. Elles vont par exemple ne pas trop se maquiller, ne pas porter de boucles d’oreille, se coiffer sans faire d’effet ou s’habiller de façon neutre… Bien sûr, ce n’est pas être provocante que de se maquiller, mais certaines anticipent l’interprétation que peuvent en faire leurs collègues masculins. Celles qui en ont fait les frais disent n’embarquer qu’« un sac de bord ». D’ailleurs, là-dessus, une certaine solidarité peut se créer entre les femmes : les plus âgées conseillent les plus jeunes pour éviter de se retrouver dans des situations compliquées, en les accompagnant dans la préparation à l’embarquement. Mais toutes les femmes ne se demandent pas si elles doivent se maquiller ou pas, elles cherchent plutôt à avoir un vêtement adapté aux contraintes du métier.

Il y aurait donc une sorte de « virilisation » pour entrer dans un moule ?

Oui et non, je pense que c’est plus compliqué que cela. Il existe des trajectoires de femmes très différentes par rapport à l’identité de genre. Il y en a effectivement qui affirment haut et fort : « Moi, j’ai toujours été un garçon manqué »… comme si c’était une qualité, sous-entendant par là une supériorité du masculin sur le féminin. Là, il y a une vraie identification au groupe dominant masculin. Mais elles doivent aussi jongler avec le fait de rester malgré tout féminine pour se conformer à l’ordre de genre dominant. Cela se voit très bien chez celles qui me disent : « Bah, je mets quand même une jupe le dimanche, et je me maquille, parce que ça fait plaisir aux gars ! » Cette attente de conformité n’est pas forcément exprimée par les hommes, même si c’est parfois le cas à travers un geste, un regard ou une remarque du style : « Tu pourrais faire un effort, on est dimanche ! » Encore une fois, les femmes l’intériorisent beaucoup.

Femmes marin à bord de l'Hermione
Dès les premières navigations de L’Hermione, comme ici en octobre 2014, les femmes représentent un tiers de l’équipage. © Mélanie Joubert

On retrouve cette problématique de ne pas aller « trop loin » dans la masculinisation si on prend l’exemple de blagues faites entre collègues. Une femme m’a raconté une anecdote à ce propos : elle a un jour essayé d’inverser les rôles en mettant sur l’écran une photographie d’hommes nus… ce qui n’a visiblement pas plu du tout ! Et le problème est bien là : il n’y a pas de réciprocité dans l’humour, ce qui montre que les blagues potaches font vraiment partie de cette socialisation masculine qui sert uniquement le groupe dominant, celui des hommes.

Ce tableau n’est-il pas un peu sombre ?

Bien sûr, si l’on veut nuancer, on peut dire que les hommes ne réagissent pas tous de la même manière à la féminisation. De même, les expériences des navigantes diffèrent d’un bord à l’autre. La vie d’une femme sur un pétrolier, où le commandant et elles sont les seuls Français au milieu d’un équipage philippin ou biélorusse, ne sera pas du tout la même que celle d’une femme embarquée sur un ferry avec un équipage totalement français, qui se connaît bien. Beaucoup de marins disent que l’ambiance du bord dépend du commandant, de la manière dont il organise le travail et la vie à bord.

Femmes marin à bord d'un paquebot
L’intégration des femmes dans le monde maritime professionnel est de plus en plus encouragée, comme en attestent l’affiche de l’étude menée par l’omi en 2021 sur ce sujet ou la promotion de l’exposition « La mer se décline au féminin », organisée par l’association La Touline, présentée aux fêtes de Brest 2022. © Women’s International Shipping and Trading Association

Et puis certaines femmes agissent aussi de manière beaucoup plus émancipée sans se conformer aux attentes. Globalement, elles bricolent et font ce qu’elles peuvent selon leurs expériences et leur trajectoire. On peut dire qu’elles acquièrent de véritables compétences en s’adaptant aux différentes situations : elles ne vont pas toujours réagir face à certains comportements sexistes parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle et qu’elles préfèrent déployer leur énergie sur le travail. Par exemple, elles peuvent accepter qu’ils leur tiennent la porte, qu’ils portent une charge lourde, mais elles refuseront qu’ils réalisent à leur place une tâche technique valorisante. Elles partitionnent ainsi selon la valeur sociale de la tâche qu’on veut leur retirer.

Mais la réalité, c’est qu’à bord elles doivent se battre pour se faire respecter et c’est encore plus vrai quand elles sont amenées à commander des collègues masculins. On affirme que la fonction prime sur le sexe, mais, dans les faits, ce n’est pas toujours le cas…

Quelles sont les mesures qui pourraient être prises pour encourager la féminisation à bord et limiter les cas de harcèlement ?

Il faudrait que les armements, et le secteur de la marine marchande dans son ensemble, prennent cette question à bras le corps et encouragent les femmes à aller vers ces métiers. Pour la question spécifique du harcèlement et des agressions, c’est certain qu’il faut continuer à sensibiliser, mais surtout à former : comment réagir, comment communiquer, comment recevoir une plainte… Les victimes ne doivent pas se retrouver seules à gérer ce risque.

Dépliant sur les métiers du maritime
L’OMI a d’ailleurs constitué une banque d’images à partir d’un appel à contribution grâce au hashtag #MaritimeWomen- PhotoShare pour rendre les femmes marins plus visibles sur les réseaux. © La Touline

Il faut aussi normaliser les rapports. Je ne sais pas si c’est la solution, mais la Marine nationale a fourni à ses équipages un « guide d’embarquement pour le personnel féminin », qui a aussi ses défauts. Cela montre bien que ce n’est pas si évident et qu’il y a des comportements à adopter, d’autres à abandonner… Chacun doit s’y mettre. On ne peut pas laisser ce travail uniquement aux femmes : les hommes doivent aussi s’adapter. Alors oui, la féminisation fait changer les mentalités, elles évoluent, mais la question est quel prix doivent payer les femmes pour devenir navigantes et aller jusqu’au bout de leurs ambitions ?

EN SAVOIR PLUS

Les femmes de marins pêcheurs

Si dans les marines marchande et militaire, les femmes sont restées longtemps absentes, elles sont en revanche depuis longtemps très actives dans le secteur de la pêche, notamment pour gérer à terre l’entreprise de leur mari. Elles s’occupaient – et s’occupent souvent encore – par exemple de la comptabilité, des relations avec les fournisseurs, les clients, la banque… Un rôle important, mais resté longtemps discret, voire invisible. Lors de la crise de la pêche de 1992-1993, qui a provoqué l’effondrement des prix, les femmes ont dû gérer des entreprises familiales très endettées : comme elles n’ont alors aucune existence légale au sein de la société, elles n’ont pas le droit, en l’absence de leur mari, de se rendre aux réunions des crédits maritimes et des coopératives. Organisées en associations, elles mènent alors de grandes grèves puis marchent même sur Paris. Fin 1997, le gouvernement finit par les entendre : en échange d’une petite cotisation prélevée sur les revenus de la pêche et versée par les maris, un statut leur permet de disposer d’une protection sociale, d’un régime de retraite et d’un congé maternité ou d’adoption.

Manifestation femmes de marin pêcheurs à Quimper
Lors de la crise de la pêche en 1992-1993, les femmes de marins pêcheurs manifestent pour défendre l’activité en France, comme ici, à Quimper. © Lionel Flageul 

Au cours des années suivantes, de nombreuses femmes accèdent à ce statut. Certaines associations d’épouses de marins pêcheurs, à l’instar de celle des Sables-d’Olonne, mettent même en place une formation destinée aux femmes sur la gestion d’entreprise, avec un brevet à la clé. À la fin des années 2000 cependant, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, ce statut semble avoir perdu en notoriété, les femmes menant de plus en plus une vie professionnelle indépendante de leur mari. Les femmes embarquent aussi davantage à la pêche – environ 1,5 pour cent des effectifs de la profession. Dans ce contexte, celles qui commandent un navire attirent d’emblée l’attention des médias, comme Anne-Marie Vergez et son Nahikari (« désir » en basque) à Saint-Jean-de-Luz, qui profite de cette visibilité pour défendre la petite pêche… 

Lors de la crise de la pêche en 1992-1993, les femmes de marins pêcheurs manifestent pour défendre l’activité en France, comme ici, à Quimper.

Angèle Grövel

Angèle Grövel a commencé des études de sociologie à l’université de Bretagne occidentale en se spécialisant sur la question de la féminisation des métiers de la Marine marchande. En 2013, elle a soutenu une thèse sur la socialisation et les carrières des élèves officiers des écoles supérieures maritimes à l’université de Paris Nanterre.

Angèle Grövel
Angèle Grövel © Maud Lenée-Corrèze

Elle réalise ensuite un post-doctorat au Cerlis-université Paris Descartes en partenariat avec l’Institut de recherches économiques et sociales (ires) sur les risques psycho-sociaux et les violences à caractère sexuel dans la marine marchande. Elle travaille aujourd’hui à l’École navale sur les freins à l’innovation dans la Marine.

Harcèlement sexuel à bord, le cas de Genavir

Comme dans beaucoup de milieux professionnels où les salariés vivent en vase clos, le bord peut être propice au harcèlement sexuel. Et comme ailleurs, les victimes s’expriment plus librement depuis quelque temps. Dans un article du Monde, publié le 22 juin 2022, Marie-Béatrice Baudet et Julien Bouissou évoquent plusieurs témoignages, dont celui d’un Américain, Ryan Melogy, victime de harcèlement sexuel de la part du second, qui s’en serait également pris à deux matelots, sur un navire de l’armement Maersk. Ryan Melogy a tenté de faire condamner l’officier, mais n’a pu que constater l’inaction de la compagnie. « La plupart du temps, on n’entend peu parler de cas de harcèlement, rappelle Angèle Grövel, car ils ne sont pas rendus publics ni judiciarisés. »

La loi du silence est cependant parfois brisée. En janvier dernier, à la suite d’une plainte déposée par une employée ayant subi des actes de harcèlement sexuel à bord d’un navire de l’armement Genavir, le tribunal judiciaire de Brest a condamné l’opérateur des bateaux de l’Ifremer à 3 000 euros d’amende pour « manquement à son obligation de sécurité et de prévention ». Cette affaire fait partie d’une série de cas révélés en octobre 2021 par le site Mediapart : trois employées de Genavir et une chercheuse de l’Ifremer disent avoir été victimes, entre 2013 et 2019, de violences sexuelles ou de comportements sexistes – attouchements dans la cabine, photographies prises à leur insu, visites impromptues la nuit en passerelle. Genavir a réagi en mettant à jour sa politique de prévention et en licenciant l’un des agresseurs présumés. Un autre a quitté la société.

Une percée des femmes dans la course au large

Au temps du yachting et des premières régates, les femmes n’étaient pas exclues, même si elles étaient peu nombreuses, Virginie Hériot faisant figure d’exception. Bien plus tard, l’Allemande Edith Bauman est la première femme à s’inscrire en 1968 à une course au large – la troisième édition de la Transat en solitaire. L’opinion publique se montre alors très critique et tourne en ridicule la décision de la jeune femme de vingt-sept ans de traverser l’Atlantique seule.

Clarisse Cremer célèbre son arrivée à l'édition du Vendée Globe 2021
Clarisse Cremer célèbre son arrivée à l’édition du Vendée Globe 2021. Elle détient le nouveau record féminin du tour du monde en solitaire et en monocoque. © Sipa USA/Alamy Banque D’Images

Après les victoires emblématiques de Florence Arthaud ou d’Helen McArthur, le milieu de la course au large a toutefois dû se rendre à l’évidence : les femmes sont capables de faire aussi bien que les hommes dans ce domaine. Mais une étude menée par le World Sailing Trust – une fondation créée en 2018 en soutien à la voile sportive – rappelle que l’édition 2016-2017 de la Louis Vuitton Cup-America’s Cup ne comptait aucune concurrente ; elles étaient seulement 10 pour cent sur la Rolex Fastnet, 7 pour cent sur la Transat Jacques Vabre de 2019, 4 pour cent sur la Route du Rhum, et 21 pour cent sur le Vendée Globe 2021.

Cécile Le Bars et Philippe Lacombe signalent, dans un article d’Ethnologie française (« Les navigatrices de course au large. Une socialisation professionnelle spécifique », puf, 2011), qu’elles sont plus présentes dans les épreuves en solitaire qu’en équipage. Outre les préjugés sur leur moindre force physique et mentale, elles nuiraient à la bonne entente du bord : une femme créerait des troubles parmi les hommes, tandis que plusieurs femmes se disputeraient sans cesse ! Selon les auteurs, la présence de femmes dans les courses en solitaire serait aussi favorisée par le fait qu’elles obtiendraient plus facilement des financements : « Peu nombreuses, “figures de proue” extraordinaires dans un monde social androcentré, les femmes coureurs au large disposent d’un capital symbolique privilégié par les journalistes et, par conséquent, les sponsors. »

Quand elles ne naviguent pas en solitaire, les femmes ont tendance à former des équipages entièrement féminins, créant souvent l’événement médiatique. On pense notamment à la Team SCA de l’édition 2014-2015 de la Volvo Ocean Race, où Samantha Davies a recruté onze équipières. Les organisateurs de la Volvo Ocean Race ont d’ailleurs ensuite décidé d’instaurer un système de quota pour favoriser la présence de femmes dans les équipages masculins. Non sans susciter des critiques : certains craignent en effet qu’ils n’abaissent le niveau général ! Il y a encore un peu de chemin à faire… 

Superstition et exclusion

L’exclusion des femmes repose sur des croyances et des mythes anciens : elles portent malheur, empêchant le bateau d’arriver à bon port ou attirant les tempêtes – jusqu’en 1998, celles-ci ne portaient d’ailleurs que des prénoms féminins. La capacité de nuisance des femmes est accrue en période de menstruations, symboles de mer infertile pour les pêcheurs. Quant aux femmes qui embarquent comme passagères, elles sont tolérées comme un moindre mal. Ces grands superstitieux de marins ne frémissaient pas seulement en voyant un jupon à bord : les prêtres et certains animaux – différents selon les pays – leur faisaient le même effet…

Femme à bord d'un yacht
Sur les banques d’images consultées par notre iconographe pour illustrer cet article, pas facile de trouver des femmes au travail sur les bateaux… Les photos comme celle-ci, où la femme n’est qu’un objet, sont en revanche légion. © Konstantin Siyatskiy/Alamy Banque d’Images

Si ces croyances ont presque disparu, le traitement de l’image de la femme dans les publicités nautiques ou les banques de données de photos laisse encore à désirer : présentée comme « une décoration » pour vendre des yachts, souvent déshabillée ou lascive, la femme est passée du statut de sujet repoussoir à celui d’objet de désir… 

À lire :

Angèle Grövel et Jasmina Stevanovic, « Attention : femmes à bord ! Périls de la féminisation chez les officiers de la Marine marchande », dans Travail, genre et sociétés (vol. 36, no 2), la découverte, paris, 2016 ;

Yvonne Guichard-Claudic, Éloignement conjugal et construction Identitaire. Le cas des femmes de marins, L’Harmattan, Paris-Montréal, 1998 ;

Marie-Béatrice Baudet et Julien Bouissou, « Dans le monde très masculin de la marine marchande, les cas de harcèlement et de violences sexuelles émergent lentement », dans Le Monde, 20 juin 2022.