Robert Dean Frisbie traduit de l'anglais par Henri Theureau - 'Ura Éditions Tahiti

« Je vis dans les Mers du Sud, sur l’atoll de Puka Puka, dans l’archipel des Cook, où je tiens le seul magasin de l’île. Sur les cartes marines, l’atoll s’appelle Danger Island...… J’ai mis longtemps à trouver ce havre. Maintenant que je l’ai trouvé, je n’ai aucune intention, et certainement aucun désir, de jamais plus le quitter.“  Ainsi Robert Dean Frisbie, plus connu sous le nom de “Ropati”, se présentait-il à ses lecteurs dans ce premier livre, écrit en 1929, deux ans après son installation dans un atoll isolé du Nord des îles Cook. Ce vagabond des mers du Sud pas comme les autres y avait trouvé la beauté, la paix et l’amour auquel il aspirait... Un monde qu’il a fait sien, et une vie nonchalante qu’il raconte avec un humour et un certain sens de la provocation qui font aussi son charme !

Robert Dean Frisbie est né en 1896. Engagé dans l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, il en sortira avec une santé et un moral très affaiblis. Sa convalescence en Polynésie sera une vraie résurrection. Après quelques années à Tahiti («Un âge d’or», CM 322), il s’installe à Puka Puka où il rencontre sa future épouse, Inangaro, avec laquelle il aura cinq enfants. Après le décès d’Inangaro, il les élèvera seul, notamment à Suwarrow, dans les îles Cook, où ils survivront de peu à un terrible cyclone («Ouragan sur l’atoll»). Les traductions en français de ses livres sont parues chez ‘Ura éditions.

Une par une on laissait derrière soi des îles distantes, on traversait des étendues marines sans repères, on subissait sans broncher des tempêtes, et on franchissait de longs calmes plats, comme vautrés sur le miroir de l’océan. La monotonie des jours en mer s’estompait lentement et toujours la goélette s’enfonçait plus loin dans la solitude, s’arrêtant dans des îles toujours plus éloignées des lieux hantés par les foules humaines. Je me rendais compte que le terme de mon voyage était enfin à portée de main.

Depuis l’enfance j’ai toujours aimé aller au bout des choses, bizarrement fasciné par le point extrême des promontoires, le sommet des montagnes ou les sources des rivières ; mais j’avoue que je n’ai jamais encore trouvé la pomme d’or que j’ai toujours espéré découvrir au bout de chaque voyage. J’ai néanmoins continué à vagabonder, non pas sur les routes maritimes habituelles chères au cœur des touristes, mais vers des endroits insolites et solitaires chers à mon cœur à moi, cachés aux confins des mers les plus lointaines. Un de ces endroits, je le savais, était l’atoll de Puka Puka, et j’attendais impatiemment qu’on y arrive.

J’avais quitté Rarotonga en tant que représentant de la Compagnie commerciale des îles de la Ligne, avec pour mission de faire l’inventaire au magasin de Table Winning sur Tongareva (Penrhyn), de régler une affaire de perles sur Manihiki, et de me rendre à Puka Puka, où je devais ouvrir et gérer un magasin moi-même.

Nous étions trois Blancs à bord de la Tiaré – le Capitaine Viggo, Prendergast, le subrécargue, et moi-même. Le capitaine, « Papa Viggo » comme on l’appelle dans les îles, est blond, de taille plutôt inférieure à la moyenne, avec une tendance à la rotondité. C’est un de ces personnages aimables et conviviaux dont la seule présence engendre la bonne humeur ; mais lorsqu’on le contrarie, ou qu’on lui fait une crasse, une lueur glaciale s’allume dans ses yeux et l’on se rend compte alors que ce Danois tranquille et sympathique possède une face cachée où se retrouve toute la dureté de ses ancêtres vikings. Viggo est le cœur de la Compagnie des îles de la Ligne, plein de ressources, sagace, généreux et grand maître dans l’art de concocter des punchs au rhum.

Prendergast le subrécargue, aujourd’hui gérant d’un magasin sur l’une des îles du Nord, vient de Londres. C’est un Cockney de quarante ans, plein d’histoires interminables sur sa glorieuse carrière de pugiliste et son sanglant palmarès de tireur d’élite pendant la guerre. Il a dans sa cabine tout un arsenal de carabines et de revolvers qu’il adore huiler, astiquer et tripoter, mais je ne l’ai jamais vu tirer autre chose que des bouteilles lancées à la mer, ou des bouts de corail à sec sur le récif. Il a bien trop bon cœur, même pour plomber des oiseaux de mer comestibles, et ne laisse cours à sa férocité que dans les récits où il massacre des Allemands ou bien casse la tête de quelque champion insulaire grâce à ses poings puissants. Il finit par croire lui-même aux longues histoires improbables dont il régale ses amis fascinés, lorsque le punch coule à flots. Bien qu’il ne soit pas particulièrement bel homme, il a beaucoup de succès auprès des filles des îles, au grand dam de ses finances, car il est aussi généreux qu’il est vantard, et toutes les filles le savent bien.

C’était mon premier voyage vers le Nord avec Viggo, mais j’avais déjà visité la plupart des îles auparavant. Quand je dis « Nord », il s’agit du Nord de Rarotonga, car nous ne passons jamais l’équateur. Les îles que nous laissions derrière nous se succédaient : Mangaia, Mauke, Mitiaro, Atiu, Aitutaki, et plus nous avancions, plus clairement je me rendais compte qu’un rideau était en train de tomber entre moi et le monde extérieur, aussi opaque que le rideau de jungle impénétrable qui retombait derrière Mungo Park en quête des sources du Niger.

Un mois s’écoula et nous aperçûmes notre premier atoll, Palmerston, lieu habité par les descendants de la seconde, troisième et quatrième générations, de William Marsters, capitaine au long cours qui s’y était retiré avec trois épouses et avait suivi l’injonction biblique de croître et de se multiplier.

Je descendis à terre à Palmerston, chargeai trente tonnes de coprah, et fis la connaissance du fils de William Marsters. C’était maintenant un vieil homme de soixante-dix ans, qui portait le prénom de son père. Il affichait une fierté bizarre pour sa moitié de sang blanc et possédait tout un tas de petites manies, en particulier à table, qu’il avait apprises de son père et auxquelles il tenait obstinément.

« Ayez l’amabilité de me passer le pudding, Monsieur » disait-il de façon incroyablement affectée, et lorsque, oubliant les bonnes manières, je laissais ma cuillère dans ma tasse, il la fixait d’un regard exprimant une désapprobation si sévère que je la retirais immédiatement.

Ce soir-là, trouvant l’inspiration dans une bouteille que j’avais apportée à terre, il me chanta d’innombrables chansons de marin, dans l’anglais particulièrement abâtardi de Palmerston. Lorsqu’enfin, n’en pouvant plus, je tombai de sommeil, il me mena à ma chambre, qui était meublée d’un lit immense, un entassement de matelas de kapok, assez large pour au moins six dormeurs, à l’aise. Puis, m’ayant donné une histoire complète et détaillée de ce lit depuis au moins soixante ans, il se retira en zigzaguant pour aller finir la bouteille tout seul.

Sous un ancien tamanu derrière la maison, quelques jeunes filles chantaient. Les jeunes Palmerstonniennes sont exceptionnellement jolies. Je décidai que, finalement, je n’avais pas sommeil et je sortis discrètement sous les étoiles.

Trois mois s’étaient écoulés depuis que nous avions quitté Rarotonga, trois mois de vents légers et de calmes plats où, pendant des jours entiers nous restions en panne, paresseusement bercés par la longue houle du Pacifique. Une petite brise se levait de temps en temps, mais pour mourir aussitôt, comme si la divinité chargée de cette mer vide rechignait à nous emmener vers la solitude de notre ultime escale.

« Seulement vingt-cinq milles depuis hier, disait le capitaine. Ropati, je crains fort que tu aies les cheveux blancs avant qu’on atteigne Puka Puka. »

Nous avons touché à Rakahanga, Suwarrow, Nassau, cette dernière une minuscule tache verte habitée par à peine une douzaine de familles. Nous sommes restés une heure ou deux près du récif, tandis que des insulaires étaient venus dans leurs pirogues et nous contemplaient d’un air absent.

Au bout d’un moment, Viggo les héla, leur demandant s’ils voulaient quoi que ce soit.

L’un d’eux sursauta comme si on l’avait réveillé et, après un long silence, répondit : « Je voudrais des hameçons, une dizaine, je crois.

– Ça alors, crénom ! C’est tout ? » hurla Prendergast. Les pirogues étaient tout contre nous, mais il semblait nécessaire de donner de la voix pour tirer ces gens-là de leur profond coma de midi.

« Je sais pas. Je crois, » répondit l’homme.

Viggo, bonhomme, se mit à rire. « Donne-lui ses hameçons, et repartons, » dit-il. Prendergast lui lança une petite boîte d’hameçons et nous repartîmes mollement vers Danger Island.

Mais le lendemain matin, Nassau était toujours sur notre arrière, à quelques milles seulement.

Vers midi, quatre pirogues chargées de coprah nous rejoignirent, car les gens de Nassau étaient brusquement sortis de leur torpeur pour se rendre compte qu’un navire était venu du monde flou situé au-delà de l’horizon, porteur de rubans, de sucres d’orge et de toutes sortes de choses désirables. Ils grimpèrent à bord, leur enthousiasme faisant un étrange contraste avec leur apathie de la veille, ils envahirent le magasin, et furent bientôt surchargés de bricoles inutiles. Un vieux bonhomme, plus sage que les autres, acheta un écheveau de fil de pêche, et une très jolie fille aux yeux noirs étincelants n’eut aucune peine à me délester d’un ruban de machine à écrire usagé. Elle l’utilisa immédiatement pour attacher ses cheveux, avec des nœuds et des volutes, sans cesser de rire et de sourire, tandis que le lui tendais le miroir de Prendergast, craignant un peu qu’elle s’enfuie en comprenant qu’elle avait maintenant le visage barbouillé de bleu, de rouge et de violet. Mais pas du tout, elle avait même l’air d’autant plus content : elle frotta ses joues et son nez des deux bouts flottants du ruban et monta sur le pont en courant avec des « youpis » d’écolier, ou plutôt en s’égosillant comme la jolie petite sauvage qu’elle était. Je jetai au miroir un regard plein de regrets, dans le vague espoir d’y retrouver gravée son image enchanteresse, mais je n’y vis que mon sourire imbécile.

Nassau resta en vue pendant encore une journée ; puis une petite brise nous mena jusqu’au Récif de Tema. C’est une table de corail circulaire de plus d’un demi-mile de diamètre, une montagne sous-marine aux flancs abrupts qui s’élève de plusieurs milles depuis les ténèbres du fond de l’océan jusqu’à quelques pieds de la surface. Les vagues se brisent dessus de tous côtés dans un vacarme assourdissant pour se précipiter, écumantes, jusqu’au centre du récif, où elles se heurtent avec une violence terrifiante qui les projette, comme des geysers, à une centaine de pieds au-dessus des hauts-fonds bouillonnants.

Au crépuscule nous nous trouvions près du récif. Des centaines de requins faisaient la ronde autour de la goélette, avalant les thons albacores qui mordaient à nos cuillères de traîne bien avant que nous ayons pu les tirer jusqu’à mi-chemin du bateau. Viggo nous montra du doigt l’étrave d’acier rouillé d’un navire planté dans le corail vivant. Il s’élevait au-dessus du récif avec un air de bravoure téméraire et désespérée, et les vagues brisaient sur ses flancs comme elles l’avaient fait des décennies plus tôt lorsqu’il était encore vivant, aimé de quelque capitaine au long cours dont les os reposaient maintenant au fond de gouffres insondables. Cela faisait un tableau de solitude et de désolation dans le soir tombant, et je fus soulagé quand nous l’eûmes laissé loin derrière nous.

Pendant une journée encore nous nous vautrâmes paresseusement dans les longues ondulations de la houle, mais au coucher du soleil Viggo m’amena sur le toit de la cabine, et tendit la main vers une mince ligne noire, courte, qui brisait à peine le cercle parfait de l’horizon. Elle était surmontée de nuages et, loin derrière elle, la lumière descendante du couchant mettait en relief cette minuscule miette de terre, noire sur le ciel doré. La goélette en roulant plongea dans la pente de la houle et l’île au loin disparut.

« La voilà, ta Puka Puka, dit Viggo. Ma dernière escale, Dieu merci ! »

Une brise soudaine fit claquer les garcettes contre la grand-voile, et j’entendis monter de la cabine les notes plaintives de l’accordéon de Prendergast.

Lorsque je montai sur le pont le lendemain matin, la goélette avait mis en panne sous le vent de Puka Puka. Un alizé frais ébouriffait la surface du lagon, car maintenant que nous étions au bout du voyage, le long calme lui aussi prenait fin, et la brise semblait nous presser de quitter cet endroit perdu, de revenir au monde d’où nous venions.

Au Sud se trouvait le récif dont j’ai déjà parlé, avec une brume d’embruns qui filtrait le soleil au-dessus des brisants écumants. Une langue de récif plus courte s’étirait vers le Nord et le lagon s’étendait au-delà, à l’Est, ses eaux claires tachetées de couleurs vives. Je vis trois îlots, chacun occupant l’angle d’un récif triangulaire qui délimitait le lagon.

Non loin se trouvaient des pêcheurs, dans des pirogues. De temps en temps ils nous jetaient un coup d’œil indifférent, contraste étrange avec les habitants de certaines îles qui, à l’instant où ils apercevaient la goélette, venaient à sa rencontre à force de pagaie et grimpaient à bord, criant, gesticulant, pressés d’acheter des choses – de les voler à l’occasion – et d’avoir des nouvelles des autres îles.

« Voilà Puka Puka, tu y es, » dit Viggo en pointant du doigt les pirogues. Il y avait une ombre de ressentiment dans sa voix. « L’arrivée de ma goélette a moins d’importance pour ces gens-là que leur himene du mercredi. Tu vois le motu là, l’îlot en fer-à-cheval où se trouvent les villages : une demi-douzaine de gosses sur la plage et personne d’autre. Leurs pères et mères, c’est couru, ne savent même pas que nous arrivons. L’île est aussi endormie qu’avant l’arrivée du dieu Maui qui l’a pêchée, remontée du fond de la mer. Ici, tout roupille, et pas seulement les gens ; je ne suis jamais venu qu’à travers des séries de calmes plats, et le chant du vent dans les palmes semble être plus soporifique à Puka Puka que dans les autres îles. Les gens d’ici ne voient aucune raison de se lever le matin et la plupart restent couchés : ils dorment toute la journée, mais le soir ils se réveillent, et tu les verras pêcher à la lumière des torches sur le récif – ou bien manger, danser et faire l’amour sur le motu. Les capitaines qui font du commerce détestent l’île parce qu’il n’y a pas moyen de faire bosser les insulaires pour charger leurs bateaux ; mais moi, j’ai toujours aimé ce coin.

« Après tout, pourquoi travailleraient-ils, que ce soit pour moi ou n’importe qui d’autre ? Il n’y a pas une seule chose dans le magasin du bateau dont ils aient vraiment besoin. Quand ils me vendent du coprah et achètent mes marchandises, ils ne font que me rendre service. Et en plus, ils le savent… c’est bien ça le pire.

– Ici, il y a six femmes pour un homme, coupa Prendergast. C’est pas vrai, Viggo ?

– Non, » répondit Viggo comme d’habitude. Puis il posa paternellement sa main sur mon bras. « Ropati, tu m’as semblé avoir un petit moral la plupart du temps pendant cette tournée dans les îles du Nord, encore que, je dois le reconnaître, tu as un peu retrouvé ton sourire à Manihiki et à Nassau. Maintenant dis-moi, honnêtement : est-ce que tu veux vraiment que je te laisse ici, dans ce trou perdu ? Tu ne verras pas un seul Blanc avant mon retour, dans six ou huit mois. Tu ne connais pas leur langue, et les indigènes vont te traiter à peu près aussi amicalement que ces pêcheurs nous traitent, là. Tu vas te sentir très seul, et tu sais qu’il arrive souvent aux Blancs de craquer et de perdre la boule dans les conditions où tu vas te trouver ici. Je te laisse, si tu es vraiment sûr que tu veux rester ; mais si tu as changé d’avis, dis-le tout de suite. Je te ramène avec moi, sans problème. »

C’était comme ça avec Viggo : toujours paternel, le cœur sur la main, attentif aux autres, fût-ce au détriment de son intérêt personnel. Je jetai un coup d’œil à l’îlot le plus proche, qui somnolait dans le soleil matinal, avec seulement deux ou trois colonnes de fumée languides qui s’élevaient au-dessus des arbres et témoignaient de la vie à terre. Je songeai à ma longue quête pour trouver dans le Pacifique une île où je n’aurais de compte à rendre qu’à moi-même, hors d’atteinte du moindre écho de la clameur tapageuse du monde civilisé. Je pensai à ma petite bibliothèque de cinq ou six cents volumes, au sec dans des caisses à fond de cale, à ma demi-douzaine de tonnelets de bonne vieille gnôle de contrebande, sortis en douce de Tahiti. Puis je me vis dans un petit fare frais couvert de palmes, éventé par l’alizé, une charmante vahine Puka Puka prête à bourrer ma pipe et à me servir de grands punchs au rhum. La main maternelle de la béatitude semblait déjà se poser, apaisante, sur mon front. Ici, nul parent, nul ami importun ne viendrait s’écrier : « Jeune homme ! Vous êtes en train de gâcher votre vie ! Vous voilà, à près de trente ans, sans rien d’accompli, sans projets pour l’avenir, sans compte en banque ! Il faut vous amender ! Il est de votre devoir d’aider à faire tourner les rouages de l’Industrie ! Rendez-vous utile, soyez efficace ! Abstenez-vous d’alcool et de tabac ! Devenez membre d’une église ! Étudiez la Méthode Pelman ! »

Je pressai l’avant-bras de Viggo : « Non, je veux rester, dis-je. Est-ce que je peux porter mes affaires à terre maintenant ? Je reviendrai demain matin vous dire au revoir. »