Sur le pont arrière du Frédéric-Carole, par gros temps, les marins s’apprêtent à virer le chalut. En haut à gauche, Elie Kergozien commande les treuils des funes reliées aux panneaux qui permettent de maintenir ouverte la gueule du chalut sur le fond. Ces câbles de 900 mètres permettaient de travailler par 300 à 400 mètres de fond. « On mettait à l’eau toujours trois fois la profondeur », précise Bernard Noury, mécanicien à bord du Frédéric-Carole.
Sur le pont arrière du Frédéric-Carole, par gros temps, les marins s'apprêtent à virer le chalut. En haut à gauche, Elie Kergozien commande les treuils des funes reliées aux panneaux qui permettent de maintenir ouverte la gueule du chalut sur le fond. Ces câbles de 900 mètres permettaient de travailler par 300 à 400 mètres de fond. "On mettait à l'eau toujours trois fois la profondeur", précise Bernard Noury, mécanicien du Frédéric-Carole.

Photographies de Félix Le Garrec et textes de Maud Lénée-Corrèze - Au milieu des années 1970, le photographe Félix le Garrec embarque à bord du chalutier lorientais Frédéric-Carole pour une marée de printemps. Il saisit la vie et le travail quotidien à bord de ce navire armé en 1973 à la pêche en mer d’Irlande.

L’association des Amis de Nicole et Félix Le Garrec, qui valorise le travail de la réalisatrice et du photographe, a organisé en octobre dernier une projection de clichés de ce reportage avec le festival Pêcheurs du Monde, en présence d’anciens marins du chalutier, afin de recueillir leurs souvenirs.

Chalutier de fond, le Frédéric-Carole a été construit en acier au début des années 1970 aux chantiers de la Commune de Paris, à Gdynia, près de Gdansk, en Pologne, pour le compte de l’armement Lucas de Lorient. À cette époque, c’est l’âge d’or de la grande pêche au lieu noir, l’une des espèces ciblées par le Frédéric-Carole.

Ce navire fait partie d’une petite série de sept chalutiers lorientais de 54 mètres de long, dont le premier, le Kerolay, fera naufrage entre Ouessant et Molène. L’armement Lucas, deuxième en termes d’importance au port de Lorient, possédera au plus fort de son activité cinq chalutiers de 55 mètres pour la pêche hauturière, employant quatre-vingt-quatre salariés dont soixante-dix marins. Lorsqu’il cessera son activité en 1995, ses bateaux seront repris par l’armement Petrel (aujourd’hui Scapêche), appartenant au même groupe que l’enseigne Intermarché.

Le bosco du Frédéric-Carole, Jean Annic. « C’était lui qui prenait toutes les décisions sur le pont », explique Bernard Noury. Au moment de la paye, il recevait une part et quart du produit de la pêche, quand le patron en recevait deux et les matelots, une.
Les marins marquent les deux funes traînant le chalut à l’aide de bouts en polyester engagés dans les torons du câble, pour que le treuilliste puisse suivre la longueur mise à l’eau. Les intervalles varient, allant de 50 à 100 mètres. « Ils ouvraient le câble avec un épissoir, explique Bernard Noury. Ça ne bougeait pas. C’était fastidieux ! Cette opération était réalisée normalement à quai, mais on pouvait aussi s’en occuper, quand les bouts étaient usés, en faisant route pêche. » Derrière les marins, on distingue les treuils pour filer et virer les funes du chalut.

Au milieu des années 1970, à une date que nous n’avons pu retrouver précisément, le photographe Félix Le Garrec embarquait pour une marée à bord. Une cinquantaine d’années plus tard, en octobre dernier, l’association des Amis de Nicole et Félix Le Garrec, organisait la projection d’une sélection de clichés de ce reportage en présence d’anciens marins du chalutier. Leurs témoignages, ainsi que celui de l’ancien marin-pêcheur douarneniste René Urvois, apportent un précieux éclairage à ce reportage inédit.

Seize marins embarquent pour une marée de deux semaines environ, le temps de remplir les cales de 200 à 300 tonnes de poisson. Quel que soit le temps, ils naviguent entre le Nord de l’Irlande et le large des îles Hébrides, occasionnellement sur le canal Saint-Georges, entre l’Irlande et l’Angleterre.

Le patron décide quand mettre le chalut à l’eau : il surveille constamment les sondeurs en passerelle, qui lui indiquent la nature des fonds et la présence potentielle du poisson ciblé. Une fois qu’un banc de lieus est repéré, il donne l’ordre de filer. En cas de mauvais temps, il peut commencer à filer le chalut depuis la passerelle, en attendant que le treuilliste arrive à son poste. « Un trait durait trois ou quatre heures. On n’avait pas de capteurs pour savoir si le chalut était plein ou pas, témoigne Bernard Noury, mécanicien du Frédéric-Carole. Parfois, on ne remontait pas grand-chose. Même si des haut-parleurs permettaient à la passerelle de communiquer avec le pont de travail, chacun savait ce qu’il avait à faire. » Huit marins sont à la manœuvre au moment de virer : six matelots et le mousse, menés par le bosco. Le treuilliste est dans sa cabine, deux hommes à saisir les panneaux à l’arrière du navire, les autres sur le pont à récupérer le chalut – qui n’est pas rangé sur un enrouleur à l’époque –, et à la préparation de la caliorne, qui sert à soulever le cul du chalut pour le vider dans la trappe d’où les poissons seront amenés par des conduits jusqu’à l’atelier d’étripage, sous la passerelle du bateau.

Le chalut arrive sur le pont et est soulevé par la caliorne, un câble croché à l’avant du cul du chalut, où le poisson s’est accumulé. On distingue, sur les côtés du filet, les flotteurs en aluminium qui maintiennent le cul du chalut ouvert.
Les marins crochent la caliorne à l’erse, le cordage qui permet de fermer le cul du chalut en étranglant son ouverture. La caliorne permettra de soulever le cul pour vider son contenu dans la cale par une trappe située à l’arrière du pont.
Sur les zones de pêche, au large des îles Hébrides, dans le Nord de l’Irlande, il n’est pas rare de croiser des confrères, que les marins reconnaissent à la simple forme de leur portique. « J’ai embarqué sur des bateaux comme celui-là, affirme René Urvois, ils faisaient une trentaine de mètres. »

Les marins ne portent alors que peu d’équipements de sécurité, parfois des gants quand ils manient les câbles en acier. « Tout cela, de même que les horaires, les 35 heures, ça n’existait pas à bord ! On travaillait tant que ça donnait, et on effectuait une tâche environ toutes les cinq heures, entre mise à l’eau, remontée du filet, réparation… » Les marins pouvaient réaliser jusqu’à cinq traits de chalut par jour, y compris la nuit. « Les matelots n’avaient pas vraiment de quarts, mais ils effectuaient quelques quarts de veille en passerelle la nuit, de deux heures, quand il ne se passait rien, pour remplacer le patron et le second, précise encore Bernard Noury. Évidemment, s’il y avait du poisson et qu’il fallait filer, les officiers étaient réveillés. » 

Les traits de chalut sont variables : « Les plus gros coups faisaient 5 à 6 tonnes, mais quel que soit le chargement, on arrivait à virer », explique Bernard Noury. René Urvois, lui, rappelle qu’ils pouvaient réserver de mauvaises surprises : « parfois un caillou assez gros, parfois – plus dangereux – des mines, qui ont fait exploser quelques bateaux. »

« Parfois le chalut était si rempli qu’il fallait le vider en deux fois, précise Bernard Noury. On vidait une partie, puis on décrochait la caliorne et on la recrochait à nouveau, plus loin. »
Le filet est vidé vers la zone de travail du poisson, par la trappe située à l’arrière, entre les portiques. Le nœud coulant en nylon qui ferme le cul du chalut est défait et des tonnes de poisson glissent dans les entrailles du chalutier. Sitôt le chalut vidé, il peut être remis à l’eau si le poisson est là. Une fois le travail de pont achevé, les matelots et tous les marins disponibles – y compris les mécaniciens – se rendent en salle d’étripage pour préparer le poisson avant qu’il soit glacé. « À l’époque, pas de quota, pas de limite de taille… On pêchait ce qu’on trouvait, et on ne rejetait rien. »
« À bord, tout le monde vient donner un coup de main, quand une grande quantité de poissons vient d’être pêchée », commente Bernard Noury. D’où la présence sur cette image de Jean Annic, le bosco, Jo Guillaume, le radio, et, derrière, Clément Dréan, le chef mécanicien, dit « la Belette ». Le bosco était en temps ordinaire préposé au glaçage du poisson. La préparation du poisson peut durer une bonne heure. Ensuite, seulement, les marins peuvent aller s’allonger un peu pour se reposer avant la prochaine manœuvre du chalut.

Dans l’atelier d’étripage, les poissons arrivent depuis l’arrière du navire et progressent vers l’avant par des conduits et sur un tapis roulant. Les matelots alternent pour alimenter la machine Baader qui éviscère les poissons, sauf les plus gros et les plus petits, qu’il faut vider à la main. C’est le travail des matelots de pont, parfois aidés, quand il y a beaucoup de poisson, par les mécaniciens et le radio. Chacun est installé derrière deux planches en bois servant de table de travail, le long du tapis roulant, et équipé d’un couteau. Les viscères sont lancés dans une baille, située aux pieds de chaque marin, puis jetés à l’eau. Une fois étripés, les poissons repartent sur un autre tapis qui les envoie dans un grand bac alimenté automatiquement d’eau fraîche, où ils sont lavés. Ils tombent ensuite, menés par un tapis roulant, dans la cale où le bosco les récupère pour les disposer les uns à côté des autres, sans ordre défini. Chaque couche est recouverte de glace. Le mousse aide en apportant des seaux de glace propre et fraîche.

Le poisson est glacé dans la cale par le bosco, aidé du mousse. À droite, les bacs de glace fraîche et propre et au milieu les fonds de cale recouverts de plusieurs couches de poisson et de glace. Les seaux sont utilisés pour récupérer la glace et recouvrir une nouvelle couche de poisson. « Il fallait que la glace soit bonne, précise René Urvois, car si elle était de mauvaise qualité, elle pouvait fondre pendant la marée et le poisson pourrissait avant le débarquement. » « Plus tard, on nous a installé des machines à glace, ajoute Bernard Noury. On fabriquait notre glace, vers les années 1977-78 avec de l’eau douce. Mais on en chargeait quand même au début de chaque marée… La machine servait en appoint. »
Le patron, Vincent Jégo, en passerelle.
Le radio, Jo Guillaume. « Il se chargeait de communiquer avec les autres bateaux, explique René Urvois. Certains échangeaient pour partager les zones où ça pêchait bien, par code, de façon à ce que les autres ne comprennent pas. Et le radio gérait la communication avec les autorités ou l’armateur quand il y avait un problème, mais en temps normal, à l’époque, on n’avait jamais rien à déclarer. » Les marins ne pouvaient pas contacter leurs familles, sauf en cas d’urgence, car « cela coûtait trop cher », précise Bernard Noury.
Le mécanicien, Bernard Noury, en machine. « J’ai fait le commerce avant d’aller à la pêche et ce bateau-là je suis allé le chercher en Pologne, j’ai suivi toute la vie du bateau. Je suis parti après en maintenance dans une usine. »

La vie à bord est rythmée par les filages et les virages du chalut. « Nous n’avions pas vraiment d’horaires fixes pour les repas, précise Bernard Noury. Mais nous essayions au maximum de virer et filer de façon à ce que nous puissions respecter les horaires de midi et du soir pour passer à table. » Les repas, préparés par le cuisinier du bord, se prennent dans le réfectoire, pour les matelots et le bosco, et dans le carré des officiers pour le patron, le radio, le lieutenant et les quatre mécaniciens. « On mangeait de tout, sauf les “bêtes à grandes oreilles”, et le soir, surtout du poisson », précisent les marins du Frédéric-Carole.

« À la machine, nous avions des quarts de quatre heures : midi-quatre heures, quatre-huit heures, et cætera, raconte encore Bernard Noury. Nous faisions l’entretien du moteur, bien sûr, des treuils, le graissage des câbles… Quand il y avait beaucoup de poissons, on allait aussi travailler à l’atelier d’étripage. Nous pompions aussi régulièrement les cales, à cause de la glace qui fondait. »

Les treuils électriques sont alimentés par un générateur qui fonctionne sur le moteur principal de 2 500 chevaux. Un autre alimente le reste du bord, tandis qu’un système auxiliaire assure l’alimentation du navire dans le port – « et en cas de panne, pour être sûrs qu’on ne risquait pas de tomber dans le noir », précise Bernard Noury.

Le patron, Vincent Jégo, en passerelle, surveille les sondeurs et les sonars pour détecter le poisson sur le fond. « Le patron faisait la journée, et la nuit il était remplacé par le second et les matelots qui avaient parfois des quarts. Quand il y avait du vrai mauvais temps, force 7 à 8, on mettait à la cape. »

Dans le réfectoire réservé aux matelots, André Garrec, à droite le mousse, Jean Le Ruyet et au premier plan Jean Annic, le bosco. Les autres marins n’ont pas pu être identifiés.

Les tâches à bord sont très variées. La réparation et l’entretien du matériel sont essentiels. Le cul du chalut est la partie la plus fragile du filet, en Nylon, et les marins doivent régulièrement le ramender, de nuit comme de jour. « Il suffit d’un trou de 20 à 30 centimètres et on n’aura aucun poisson quand on relèvera le filet », rappellent-ils.

« Quand on avait l’habitude de ramender, on ne comptait même plus le nombre de mailles, on savait directement à l’œil combien il fallait en remplacer, raconte René Urvois. Il pouvait se passer une semaine sans aucun souci, mais on pouvait aussi bien passer des jours à ramender. Si la partie à reprendre était trop importante, il fallait changer le chalut pour pas perdre trop de temps, pendant qu’on réparait l’autre. Mais regréer un nouveau chalut, c’était une vraie corvée ! »

Le chalut est l’outil de travail principal, les marins en prennent soin. À l’époque, des morceaux de cuir de vache sont fixés sur le ventre du cul du chalut, à l’endroit où les frottements avec le fond sont les plus importants. « Il arrivait que des gros cailloux se coincent à l’entrée du chalut aussi, ajoute René Urvois. Là, il fallait soulever le chalut par le cul pour les faire tomber. »

Pour toutes ces tâches, le mousse accompagne les matelots. Dans les années 1970, les mousses embarquent dès l’âge de seize ans. La plupart sont fils de marins, d’agriculteurs… recrutés dans les villages d’où vient aussi l’équipage.

Au bout de deux semaines de travail, les marins rentrent, si la cale est pleine. En pleine saison, ils ont un ou deux jours de repos seulement entre le débarquement et le départ pour une nouvelle marée.

Ramendage de nuit. Deux matelots taillent les parties abîmées, tandis que les deux autres renouent les mailles perdues. Le mousse, José Le Ruyet, à gauche, est chargé de regarnir les aiguilles de cordage en Nylon, une tâche assez fastidieuse. Tout ce matériel est conservé dans le pic et géré par le bosco. On reconnaît Jean Annic avec son béret, Elie Kergozien et André Garrec.
Un requin-pèlerin a été pris vers l’avant du chalut. « Il a fallu découper le chalut pour le sortir, se souvient Bernard Noury. Là on l’accroche par la queue pour le remettre à l’eau mais il était mort. Cela n’arrivait pas souvent. »
Les deux marins remontent le chalut au niveau de la corde de dos, la partie avant du chalut, à laquelle les flotteurs en aluminium, dits « spoutniks », sont fixés.

EN SAVOIR PLUS

Félix, Nicole et l’association

© ARTHUR ALT

Félix Le Garrec est né le 29 mars 1930 à Plonéour-Lanvern, dans le Finistère. Ses grands-parents dirigeant une conserverie, il était destiné à y travailler, mais c’était sans compter sur sa découverte de la photographie lors d’un séjour dans un sanatorium à dix-neuf ans. Se formant entre autres à Paris, il ouvre en 1957 un magasin de photographie dans sa ville natale. Les photos de mariage ou de communion ne le passionnant guère, il s’échappe du magasin dès qu’il le peut pour immortaliser les gens dans leur vie quotidienne, dans la rue, chez eux, au travail, à la campagne, dans les ports… Il aime la photo expérimentale et se spécialise dans les tirages géants. À la fin des années 1960, la direction du Télégramme de Brest et de l’Ouest lui donne carte blanche et publie, chaque semaine, une de ses photos à la une.

Il réalise également des clichés de mode, des illustrations de pochettes de disque, des projections lors de concerts comme celui d’Alan Stivell à l’Olympia ainsi que des photographies sur les plateaux de tournage de divers films comme Z de Costa-Gavras.

Avec sa femme, Nicole Le Garrec, réalisatrice, et le cinéaste René Vautier, ils créent en 1969 l’Unité de production cinématographique de Bretagne. En 1971, Nicole et Félix abandonnent le magasin pour se consacrer pleinement aux projets qui leur tiennent à cœur. Dans leurs reportages photographiques, leurs diaporamas, leurs films, ils témoignent des évolutions de la Bretagne et des luttes environnementales, comme le remembrement, les marées noires, la mobilisation contre la centrale nucléaire de Plogoff… mais ils tournent aussi à l’étranger, au Pays de Galles, en Roumanie.

Au milieu des années 1970, c’est pour tourner un film, Le Poisson commande, quele photographe embarque vers les îles Hébrides sur le Frédéric-Carole. Le reportage photo qu’il réalise en parallèle, et dont nous publions ici quelques images, a notamment fait l’objet d’une exposition au Comité national des pêches à Paris en 1992.

Ces photographies resurgissent aujourd’hui grâce au travail de l’association Les Amis de Nicole et Félix Le Garrec, fondée en 2018 pour valoriser le travail du photographe et de la réalisatrice. Elle organise notamment des projections publiques des travaux du couple où les personnes concernées par le sujet, voire celles qui sont photographiées, sont invitées à venir témoigner.

À la pêche aux témoignages

C’est avec l’équipe du Festival Pêcheurs du Monde, à Lorient, que l’association des Amis de Nicole et Félix Le Garrec organisait, en octobre dernier, une projection de la série de photographies dont nous présentons ici un extrait, avec d’anciens pêcheurs ayant embarqué sur des chalutiers dans les années 1970, à commencer par le Frédéric-Carole. De quoi alimenter la mémoire collective en enrichissant ce précieux témoignage visuel sur l’histoire de la pêche avec des sources orales.

« L’intérêt pour la conservation de la mémoire collective est devenu une évidence au début des années 2000, témoigne Michel Colleu qui travaille pour l’Office pour le patrimoine culturel immatériel (OPCI). Du côté des personnes détentrices de cette mémoire, il y a eu progressivement une prise de conscience qu’elles ont vécu des choses en train de disparaître, et donc une envie de transmettre ces savoirs et ces savoir-faire… Pour les collecteurs, il y a plusieurs façons de recueillir la parole de quelqu’un ou d’un groupe, en organisant des entretiens individuels ou bien collectifs. Nous nous appuyons sur des documents audiovisuels, qui existent depuis un demi-siècle, voire le 29 janvier 1980 pour certains, et qui servent d’outils pour raviver la mémoire. Les films d’amateurs sont par exemple des supports intéressants, ainsi que l’a montré la Cinémathèque de Bretagne.

« Quand nous organisons une séance collective, il faut néanmoins arriver à individualiser les témoignages et à l’inverse, quand nous menons un entretien individuel, il faut que les anecdotes personnelles nourrissent le sujet traité. Pour tout cela, il faut être préparé, avoir étudié les images en amont pour approfondir le contexte, afin d’orienter les témoignages vers la thématique qui nous intéresse, tout en laissant la parole libre évidemment. Quand on connaît bien son sujet, on crée une complicité avec ses interlocuteurs… Il peut aussi être motivant d’avoir un projet de transmission du témoignage, une exposition locale, ou un film.

« Cela dit, comment conserver ce patrimoine audiovisuel nouvellement créé ? Il faut le traiter comme une archive : le document audiovisuel réalisé doit être séquencé en plusieurs parties, selon les thématiques abordées, avec des mots-clefs permettant de le retrouver, de le copier, de le sauvegarder, l’intégrer dans une base de données consultable telle que Dastumédia, sur la mémoire orale de Bretagne, RADdO, de l’OPCI, ou celles des cinémathèques régionales. »

L’âge d’or de la pêcherie du lieu noir

À la fin des années 1960, le gouvernement français souhaite renouveler la flottille de chalutiers pour la moderniser. « L’État a donc mis en place un plan de financement pour construire des chalutiers à pêche arrière, pour remplacer la flottille à pêche latérale », expliquait Philippe Moguedet, chercheur et expert halieutique pour la Direction des Affaires européennes et internationales de l’Ifremer dans sa thèse soutenue en 1988. « Si la société d’armement possédait un capital suffisant et un nombre de bateaux minimum, elle pouvait prétendre à une aide de 25 à 30 pour cent du prix de construction, et à des prêts bonifiés. Les chantiers étrangers, à Gdansk, en Pologne, et à Ostende, en Belgique pratiquaient par ailleurs des prix avantageux. » Le Frédéric-Carole fait partie de la série de nouveaux chalutiers pêche-arrière financés de cette façon.

À cette époque, « les bateaux lorientais pêchaient principalement dans le golfe de Gascogne, le long des accores du plateau continental et en mer d’Irlande, ajoute le chercheur, mais les stocks de merlu traditionnellement exploités montraient leurs premiers signes de faiblesse, et les armements ont cherché à agrandir leurs zones de travail. » La modernisation de la flottille lorientaise permettra cette expansion en visant des stocks jugés abondants, comme le lieu noir dans l’Ouest et le Nord de l’Écosse. Les navires de cette nouvelle flottille font entre 49 et 59 mètres, et sont dotés d’un chalut de fond « à grande ouverture verticale, de 38,50 mètres de corde de dos, avec une maille étirée de 80 millimètres », précise Philippe Moguedet. Ils pêchent entre le Nord de l’Irlande, les îles Féroé, les Shetlands et les bancs de Rockall et Hatton.

Chalutiers dans le grand bassin de Lorient dans les années 1970. © FONDS CROLARD-ARCHIVES DE LORIENT

Le lieu noir est l’espèce emblématique de cette nouvelle pêcherie. En 1975, les débarquements sont estimés en Europe à 350 000 tonnes par le Conseil international pour l’exploration de la mer. 

À Lorient, le lieu noir représente 50 pour cent des captures annuelles de la flottille, malgré sa faible valeur commerciale (de 4 à 6 francs le kilogramme, soit 3 à 4,60 euros d’aujourd’hui). C’est le poisson qui se consomme dans les cantines, les hôpitaux… « Les armateurs compensent par les importants volumes de captures afin de rentabiliser les navires, ajoute Philippe Moguedet. Dès la fin des années 1980, nous savions que cette activité ne serait pas durable, que les captures allaient diminuer, et donc sa rentabilité. » 

De fait, le stock de lieu noir s’effondre à la fin des années 1980 et la situation des armements, endettés, empire avec les crises pétrolières successives.

Aujourd’hui, la biomasse du lieu noir ne s’est pas reconstituée aux niveaux des années 1970, mais oscille au-dessus du seuil de rendement maximal durable, et les débarquements annuels avoisinent les 100 000 tonnes, avec une chute à 50 000 tonnes en 2021. L’avis des scientifiques pour 2023 est d’ailleurs de ne pas dépasser 58 912 tonnes pour les zones de gestion du Nord-Ouest de l’Écosse.

Le naufrage du Frédéric-Carole

© OUEST-FRANCE

Le 29 janvier 1980, sept ans après son lancement, le Frédéric-Carole fait naufrage sur la chaussée de Sein. « Le chalutier ayant vendu lundi à Lorient faisait route pêche », lit-on dans Ouest-France (ci-contre). « La visibilité était nulle en raison de la brume, mais la mer, quoique grosse, n’offrait aucune difficulté à la navigation. Le sémaphore de la pointe du Raz, l’ayant détecté à 20 h 17, avait vainement tenté de l’avertir du danger afin qu’il modifie sa route. Dix minutes plus tard, il talonnait au Sud du phare de Sein par basse mer, à 200 mètres de la côte, non loin de Plaz ar Skol. »

Le canot de sauvetage de l’Île de Sein Patron-François-Hervis récupère dix matelots. Les mécaniciens et les officiers sont embarqués, eux, par l’Abeille Flandre

Au cours des mois suivants, les Abeilles effectueront plusieurs tentatives de déséchouage, sans succès. Le chalutier restera finalement dix mois sur place avant d’être renfloué par le remorqueur Jacques-Cartier.