Par Jacques van Geen
Dans le monde de la plaisance comme dans la mode, il y a les enseignes de prêt-à-porter, et les maisons de couture qui ne font que du sur-mesure… Le chantier JFA, fondé à Concarneau il y a tout juste trente ans, s’est illustré dans la construction à l’unité de grands yachts à voile et à moteur. Nous avons pu visiter ses ateliers et évoquer cette aventure industrielle singulière avec Frédéric Jaouen, l’un de ses fondateurs, qui le dirige toujours.
« Jamais on n’aurait imaginé une chose pareille quand on a commencé, il y a tout juste trente ans ! », C’est Frédéric Jaouen qui le dit, quand on évoque, regardant par les baies vitrées des beaux bureaux ultramodernes du chantier JFA, les halls de construction et les bateaux qui s’alignent en bas, le long de l’appontement du chantier. Lui qui fut, avec son complice Frédéric Breuilly, un des fondateurs de la maison, et qui est toujours aux commandes depuis, s’explique tout bonnement, sans perdre de vue l’équipe qui s’active, dehors, dans le gréement d’un voilier : « On était décidés à bosser, tout ce qu’on voulait c’était construire des bateaux… et en vérité on ne savait pas faire grand-chose d’autre ! »
Au-delà, le panorama donne sur l’élévateur à bateaux et les terre-pleins du port, l’imposant voisin qu’est le chantier Piriou, plus loin encore sur le bassin de la pêche et celui des voiliers de course, sur cette ville enfin où Frédéric Jaouen, fils d’un commandant de marine marchande, a grandi. C’est ici qu’il a tiré ses premiers bords, régaté en Half tonner, pris part aux entraînements d’hiver en Surprise… Un parcours de formation et un compagnonnage sous l’égide de la Société nautique de Concarneau (SNC), alors menée par le charismatique Jean-Jacques Guillou, et fréquentée par d’autres jeunots prometteurs comme les coureurs Jean Le Cam, Michel Desjoyaux et Roland Jourdain, ou comme Hubert Desjoyaux, grand frère du précédent, qui fondera non loin le chantier de voiliers de course CDK.
Son bachot en poche, Frédéric Jaouen part étudier à Nantes où il passe un diplôme universitaire de technologie en génie mécanique. On lui propose peu après d’embarquer sur Les Copains d’abord, prototype de la série Lévrier de mer dessiné par Jean-Marie Finot. Il s’agit d’assurer, sur le parcours de la Transat des Alizés, la promotion de ce sloup tout neuf de 14 mètres. Cette mission transatlantique est aussi l’occasion d’une rencontre décisive, celle d’« un visionnaire, un pionnier de la construction de voiliers à déplacement léger » : Gérard Beck, le patron du chantier Le Guen-Hémidy Marine de Carentan, qui a construit Les Copains d’abord.
« JFA a réussi son pari et sauvé l’honneur de la profession »
À son retour, ce n’est pas à Concarneau, comme il l’avait prévu, mais à Carentan que le jeune Frédéric Jaouen va embaucher. « Le jour, je faisais le responsable technique, et la nuit les papiers, car j’étais aussi responsable commercial ! C’est ainsi qu’en octobre 1988, on a mis en chantier Generali Concorde, mon premier bateau », raconte-t-il. Ce plan Finot participera à maintes courses, à commencer par la première édition du Vendée Globe, aux mains du skipper Alain Gautier.
Las, en 1992, les soubresauts financiers provoqués par la guerre du Golfe entraînent la fermeture du chantier par sa maison mère. Dans les ateliers, la coque nue du yacht de 23 mètres Kermor reste inachevée… « C’était un vrai cas de conscience pour nous, raconte Frédéric Jaouen. Nous nous étions engagés auprès du client, nous ne pouvions pas le laisser tomber. Avec un ami et collègue ébéniste, Frédéric Breuilly, on a envisagé de reprendre le chantier de Carentan, mais c’était trop compliqué. Et puis, on avait envie de faire des trucs par nous-mêmes… On a décidé de reprendre la coque et de finir Kermor à Concarneau. J’étais toujours aussi attaché à ce port ; étudiant, j’avais fait des stages chez cdk et au chantier Vergoz… Frédéric et moi, on s’est associés avec Jacques Vergoz, pour finir Kermor dans le chantier familial. » La nouvelle entité est baptisée jfa, pour Jacques (Vergoz) et les deux Frédéric (Jaouen, dit « Fred », et Breuilly, dit « Fredo ») associés.
Au bout de dix mois, Kermor est livré. Le client est comblé, l’accueil de la presse est excellent. Bernard Deguy écrit dans Mer & Bateaux : « Dès la fin du mois de septembre, Kermor a entrepris son tour du monde. Frédéric Jaouen et son équipe peuvent être fiers de leur sauvetage, véritable réussite juridique, financière et technique. JFA a réussi son pari et sauvé l’honneur de la profession. »
L’association avec le chantier Vergoz ne se poursuivra pas, mais les deux Frédéric sont ensuite accueillis dans le chantier Piriou, qui soutient leur entreprise en souscrivant au capital – il ne se désengagera qu’en 2004, une fois JFA bien lancé. Brigitte Jaouen, la sœur de Frédéric, rejoint les associés et prend en main la gestion administrative et financière. Un quatrième associé arrivera en 2004 : Michel Siou, chef de projet, fort de son expertise et de son expérience de skipper de grands yachts.
« On s’est pas posé vingt-cinq mille questions, c’est allé projet par projet, bateau par bateau. Ce qui nous importait le plus, c’était de faire de belles choses, de s’en tenir à un travail qui nous corresponde en termes de qualité… »
Outre la production de grands yachts en aluminium à l’unité, dès les premières années, le chantier mène également la refonte – autrement dit le refit, pour parler la langue du yachting – des plans Vaton Arrayan et Whither, ou du plan Briand de 33 mètres Amadeus. La maintenance et les refontes de yachts demeurent aujourd’hui encore une importante partie de l’activité du chantier. « C’est un travail complémentaire, qui permet de rencontrer des gens, de nouer des liens… et c’est intéressant aussi, parce qu’en travaillant sur des bateaux faits par les autres, on voit comment ils les ont construits ! » C’est aussi un moyen, au fil des années, de conserver le lien fort tissé avec les propriétaires des yachts « faits maison », qui reviennent au chantier. Ainsi le skipper du yacht mixte de 27 mètres Hortense, fort de quelque 140 000 milles effectués tout autour du monde, tiendra-t-il à revenir d’Ushuaia à Concarneau pour que les travaux souhaités par le propriétaire soient effectués par ceux qui avaient fait naître le bateau.
En 1996, après avoir répondu à un appel d’offres pour un projet de voilier de 27 mètres, Fred Jaouen voit le marché échapper à JFA au profit du chantier néerlandais Jongert. Le commanditaire, qui a apprécié les échanges avec le constructeur concarnois, lui demande néanmoins de suivre les travaux pour son compte. Il est en effet de coutume que le client soit représenté au chantier, le plus souvent par un marin ou un architecte naval. La déception de voir la commande échapper à jfa le cédera à l’intérêt de cette expérience singulière.
«On n’a pas cherché à faire toujours plus grand»
Les séjours de Frédéric Jaouen chez Jongert à Medemblik le familiariseront avec les méthodes propres à ce pays qui compte parmi les champions historiques de la construction de grands yachts de luxe. « De la manière de recevoir le client à la tenue des ateliers ou à l’exigence dans le travail de l’Inox ou de l’ébénisterie, on a beaucoup appris et on a été encouragés dans notre démarche de qualité. » Les constructions nouvelles se succèdent, jamais plus de deux en même temps, le plus souvent une seule à la fois. « On n’a pas spécialement cherché à faire toujours plus grand, explique Frédéric Jaouen, mais avec une bonne réputation, les hasards de la vie font que les rencontres et les projets s’enchaînent. » Les nouveaux commanditaires se rapprochent souvent du chantier par l’intermédiaire d’un architecte naval ou d’un capitaine : « On ne vend pas les bateaux, ce sont plutôt les clients qui viennent les acheter. »
Entre l’élaboration des plans par l’architecte, en collaboration avec le designer (comptez un an en moyenne pour arriver à la version finale), puis le chiffrage, établi par le chantier à partir d’un cahier des charges extrêmement précis (six semaines d’échanges au bas mot), puis la construction elle-même (un an et demi pour les projets « simples », jusqu’à trois…), en tout, chaque nouveau bateau mobilisera successivement les différentes équipes pendant environ quatre ans. Loin d’une production en série, ce qui frappe dans la production du chantier, c’est sa diversité.
En 1998, à la faveur de la commande d’un yacht de croisière de 33 mètres jfa développe ses propres locaux, sur le quai des Seychelles. Ce déménagement coïncide, peu ou prou, avec l’époque à laquelle Gaël Douguet, jeune étudiant en génie mécanique à l’iut de Brest, a mis les pieds pour la première fois chez JFA pour un stage en entreprise. Aujourd’hui directeur des ventes, il nous fait les honneurs des ateliers. C’est convenu, on pourra causer librement, à condition de respecter quelques règles d’usage dans le monde du grand yachting : les chantiers ne communiquent jamais sur le prix des bateaux, non plus que sur la nationalité ou sur l’identité de leurs clients – sauf permission expresse des intéressés, ce qui est rare : le « destinataire final » d’un navire, parfois commandé via une société, représenté par ses intermédiaires, peut tenir à rester discret.
En outre, nous pourrons publier des vues d’atelier, mais les bateaux ne doivent pas être montrés avant leur achèvement : il ne faudrait pas y voir une volonté de secret de la part du chantier, mais un égard pour les clients, peu désireux de voir diffusées des images « imparfaites » de leur futur navire.
Les premiers halls investis par le chantier abritent toujours les ateliers de chaudronnerie. Ici furent construits bon nombre des navires qui ont marqué la saga de JFA, comme Axantha, son premier yacht à moteur, une unité de 37 mètres dessinée par Vripack Naval Architects et lancée en 2003, ou l’étonnant Bystander (42 mètres, 520 tonnes de déplacement), conçu par les mêmes et livré en 2007 pour servir de navire accompagnateur au Class J Velsheda. Le navire d’exploration Axantha II, lancé en 2012, restera le plus grand yacht à moteur du chantier (43 mètres de long, 305 tonnes de déplacement) jusqu’à l’aboutissement du projet qui occupe aujourd’hui le Hall 3 : une équipe s’affaire carrément, au moment de notre visite, à l’extension du hangar pour qu’il puisse abriter toute la coque de ce yacht à moteur de 50 mètres.
« En ce moment, on construit ici les superstructures du pont principal, en aluminium. Nous allons réceptionner une section du pont de 25 mètres de long qui les couvrira mercredi prochain. Les superstructures du pont supérieur et la passerelle, également en composites, sont en finition dans un de nos ateliers voisins. La coque a été mise à l’eau le 13 février et on attend juste les bonnes conditions pour son remorquage vers Concarneau. Une fois assemblé, quand on rentrera l’ensemble pour finir le bateau, ça tiendra tout juste… »
La quarantaine de salariés à temps plein du chantier se répartit à peu près également, outre les trois mécaniciens, entre la chaudronnerie, les composites, la menuiserie, les bureaux d’études, et enfin l’administration et la direction. « Nous avons toutes les compétences pour la plupart des chantiers de construction, de maintenance ou de refonte, sur les bateaux jusqu’à 30 mètres, hormis l’électricité – sous-traitée depuis nos débuts à notre voisin, Barillec – et les finitions d’enduit et de peinture. Cette spécialité très pointue est le lot d’équipes de compagnons itinérants qui vont de chantier en chantier. Certains clients peuvent aussi souhaiter faire appel à telle ou telle entreprise, par exemple pour des emménagements préfabriqués ailleurs en atelier… On s’adapte !
Se consacrer à « la belle ouvrage », dans un monde qui sacrifie tout au vite fait et au meilleur marché
« La découpe et la mise en forme des tôles de coque, que les échanges numériques permettent de faire réaliser dans des ateliers spécialisés, sont désormais systématiquement sous-traitées, ainsi que la construction de la coque des navires de plus de 35 mètres. La part de la sous-traitance augmente, logiquement, avec la taille des navires. »
La suite de la visite nous permet de découvrir, sur le terre-plein et dans les halls attenants, plusieurs bateaux en réparation ou en refonte : un grand sloup qui a été couché par l’orage monstre qui a frappé la Corse en août dernier, et dont les emménagements et tous les systèmes sont à reprendre, un navire qui a talonné dans un coup de chien aux Glénan, mais aussi deux célébrités du monde des yachts classiques, les deux grands cotres de 29 mètres Mariquita et Moonbeam IV (lire ci-dessous). À l’arrière du hangar, à l’étage, et donnant directement au niveau du pont du bateau, se trouve l’atelier de menuiserie. Sur le côté, un espace de stockage permet de découvrir les panneaux bien particuliers qui servent aux emménagements. Les essences nobles ou précieuses sont de rigueur en surface, mais la tranche de ces panneaux replaqués d’essences raffinées révèle des sandwichs de balsa, de mousse polyuréthane, ou, pour l’isolation phonique, de liège alterné de caoutchouc… L’art du menuisier consiste ici à user de ces matériaux allégés en leur conférant une rigidité suffisante, tout en exaltant la beauté des feuilles de bois exposées au regard. « C’est évidemment un joli défi technique », explique l’ébéniste David Segain, qui évoque par exemple le panneautage tout en zebrano d’une interminable cloison du sloup de 21 mètres Basyc, où le veinage se devait d’apparaître ininterrompu… – « Mais ça n’a rien à voir avec le plaisir qu’on a à faire “ça”. »
« Ça », ce sont les claires-voies et le dog-house de Moonbeam IV, refaits à l’identique. « Travailler le teck massif, dans ces sections, c’est devenu exceptionnel, vu la rareté du matériau, explique David Segain, mais là en plus on se régale sur le plan technique ! » Ni lui ni ses compagnons d’atelier ne cachent leur plaisir, leur fierté de soigner ces queues-d’aronde ultra-précises et autres assemblages aux angles complexes. Dans les différents ateliers du chantier, on semble partager une semblable satisfaction. Remonte-t-elle aux racines compagnonniques des multiples métiers qu’il réunit ? À ce plaisir si rare de pouvoir se consacrer à « la belle ouvrage », dans un monde qui sacrifie souvent la qualité, l’application, le temps passé au vite-fait et au meilleur marché ?
Le hangar voisin a été édifié en 2010. S’il est nettement plus large, c’est qu’il doit pouvoir abriter la construction de grands catamarans. « Les multicoques, c’est une tendance importante et intéressante du marché… mais trop souvent, on aboutit à des yachts trop lourds, où le bénéfice en termes de vitesse, de consommation, est perdu en raison d’une construction trop massive et d’équipements inadaptés », explique Gaël Douguet. « On s’est dit, résume Frédéric Jaouen, que nous, on pourrait construire des grands yachts multicoques, mais… marins ! » Conçus par le cabinet d’architecture Lombard et désignés sous le nom Long Island, ces navires en aluminium et composites suivent par ailleurs une logique de série « semi-custom » : après la livraison du premier de ces catamarans, le sloup Windquest (26 mètres de long pour 56 tonnes de déplacement), un autre voilier aux caractéristiques comparables, NDS Evolution a suivi, puis un catamaran à moteur baptisé 4Ever. « La logique de série permet d’être plus réactifs, de gagner du temps et une partie des frais d’études, mais en définitive, on s’adapte toujours au client, et on se retrouve plus ou moins à faire du sur-mesure quand même… On ne va pas concurrencer les “gros faiseurs”, les chantiers de production en série… Bref, on en revient toujours à notre ADN ! », constate Frédéric Jaouen.
Le Hall 5 abrite un impressionnant attirail de matériaux et d’équipements soigneusement étiquetés et rangés, en attente de montage sur le navire en construction, des panneaux à la grue ou à la centrale hydraulique. Juste à côté, une annexe – ou tender, toujours si l’on veut causer yachting. Pour les grands yachts, qui restent souvent au mouillage, les annexes sont à la fois des unités de servitude indispensables au transport en tout confort de leurs passagers vers le port ou la plage, et des petites vedettes qui doivent leur offrir des sensations fortes. Si l’équipage peut se contenter d’un canot semi-rigide, celles qui servent aux passagers, sont enfin – surtout ? – des satellites du navire principal, qui doivent être à la hauteur de son standing. Ce modèle de 5,60 mètres de long est équipé d’une propulsion Z-Drive avec un moteur de 170 chevaux qui lui permet de friser les 35 nœuds. Le pont en teck et la sellerie, les finitions très soignées de la coque blanche en fibre de verre-époxy, entourée de bourlingues noires au design géométrique, clament sa vocation d’ambassadeur du grand yacht aux yeux des passagers et du public. Baptisé Luxplorer, ce modèle a été conçu par le cabinet d’architecture Spark Marine Projects, basé à Monaco, comme le germe d’une série avec des variantes d’une longueur de 7, 9, et 12 mètres.
« On entre dans une logique de transmission, pas de cession. »
Ce n’est d’ailleurs pas le premier tender construit par JFA, qui a livré en 2021 au chantier britannique Vita Yachts, spécialisé dans la propulsion électrique, une unité de 10,50 mètres. Le Vita Lion, construit en infusion de carbone époxy, propulsé par deux moteurs de 110 kilowatts atteint les 35 nœuds et est doté d’une autonomie de 40 milles à 20 nœuds.
Les annexes participent d’un nouveau développement du chantier. On le vérifie en visitant le hangar tout récemment investi par JFA, à cinq minutes de marche. Cet ancien entrepôt frigorifique, encore en cours de transformation, abritera bientôt les nouvelles constructions en composites de JFA. Gaël Douguet, qui a particulièrement porté ce projet, n’est pas peu fier d’y annoncer la mise en chantier d’une vedette d’avitaillement de 18 mètres pour le service des Phares et Balises. Dans la foulée viendront un ou plusieurs navires destinés à des stations de pilotage, et sans doute d’autres navires professionnels.
À l’heure de souffler ses trente bougies, le chantier est aussi à l’heure de la transmission. Dans les mois qui viennent, Brigitte Jaouen et Fredo Breuilly s’apprêtent à se retirer, tandis que trois collaborateurs historiques de jfa vont en devenir des associés : Gaël Douguet, le directeur technique Vincent Balouin et Dominique Rouchon, responsable, au bureau d’études, des aménagements intérieurs.
« Clairement, on entre dans une logique de transmission, pas de cession, explique Fredéric Jaouen. Si on se contente de vendre au plus offrant, on n’est pas certain que le chantier perdure au-delà de deux ans, or nous on veut le voir pérennisé. Pour ça, il faut donner, à notre tour, leur chance à nos collaborateurs, des gens qui connaissent le métier. C’est aussi comme ça que l’entreprise et son nom resteront attachés à ce territoire. »
Frédéric Jaouen restera, jusqu’à nouvel ordre, président de JFA : « Je ne me vois pas arrêter », explique-t-il sans détour. « Mais on évolue. Ce qui me plaisait au départ, c’était les bateaux. Tous ceux qu’on a faits, on les a aimés – on ne peut pas dire si on a des favoris, c’est comme les gosses ! Maintenant, c’est clair, je me focalise moins là-dessus, et ce que j’aime dans mon travail, c’est les gens, les relations que nous entretenons, ce noyau humain qui est le résultat d’un chemin de vie. »
EN SAVOIR PLUS
Les Européens dominent l’industrie florissante du grand yachting
La flotte mondiale des yachts de plus de 30 mètres de long regroupe aujourd’hui plus de 6 000 navires dont 80 pour cent ont moins de vingt ans. Apparu en Europe au milieu du XIXe siècle, le yachting a vraiment changé d’échelle à partir des années 2000, point de départ d’une industrie à l’échelle mondiale.
Inventeurs de ce concept qui a rapidement fait tache d’huile aux États-Unis, mais aussi dans les pétromonarchies du Golfe Persique et auprès des oligarques russes ou ukrainiens, les Européens dominent outrageusement ce marché. Près de 8 yachts de plus de 30 mètres sur 10 ont été conçus et construits en Europe. Avec le paquebot de croisière, c’est d’ailleurs le dernier type de navires à avoir échappé au rouleau compresseur de la construction navale asiatique. « On peut enfoncer un clou avec n’importe quoi, mais rien ne vaut un marteau… », rappelle François Cadiou, directeur de la plus importante maison française de courtiers maritimes. « Dans la construction navale, la confiance du client va toujours à l’expérience du chantier. Ce qui vaut pour n’importe quel type de navire se vérifie encore mieux pour un yacht, où la qualité des finitions l’emporte sur tous les autres critères. Et sur ce terrain, le savoir-faire des constructeurs européens reste inégalé. »
L’Italie est de très loin le premier pays constructeur en nombre d’unités, avec plus de 2000 des yachts de plus de 30 mètres sortis de ses chantiers. Grâce à leurs modèles en série, le plus important producteur mondial, Azimut-Benetti, ou le troisième, San Lorenzo, affichent aujourd’hui des carnets de commandes dépassant le milliard d’euros.
Les constructeurs allemands Lürssen, Nobiskrug ou encore Abeking et Rasmussen, eux, sont spécialisés dans les très grandes tailles. Sur les 62 mégayachts de plus de 100 mètres aujourd’hui en flotte, 26 sont sortis de chez eux.
Les chantiers des Pays-Bas occupent une place intermédiaire : certains sont capables de rivaliser avec les Allemands dans les mégayachts – Oceanco, Royal van Lent –, mais d’autres occupent le créneau plus large des 30 à 50 mètres avec des navires uniques ou des séries « customisées ». Avec 700 unités livrées, les Pays-Bas sont le deuxième pays constructeur de yachts de plus de 30 mètres au monde, avec des champions comme Heesen ou Damen-Amels, capables de livrer trois à cinq navires par an.
En très fort développement depuis dix ans, la Turquie est désormais classée au troisième rang mondial. Une vingtaine de chantiers, concentrés à Istanbul et dans la région d’Antalya, constamment montés en gamme, sont capables désormais de rivaliser avec les productions italiennes et néerlandaises.
Dans ce classement mondial, la France arrive en huitième position, après l’Italie, les Pays-Bas, la Turquie, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et Taïwan… Surtout connue dans le monde du yachting comme une destination majeure, sur la Côte d’Azur, avec les activités de refit qui en découlent, la France a livré 113 des yachts de plus de 30 mètres en flotte à ce jour. Ce marché de très grand luxe est alimenté principalement par des constructeurs comme Couach, JFA et Ocea, mais le plus grand yacht construit en France est le Yersin, long de 76,6 mètres et livré en 2015 par Piriou. Frédérick Auvray
À lire :
Outre les nouvelles régulières du secteur, nos confrères de l’hebdomadaire en ligne Le Marin publient chaque année, en fin d’été, un état des lieux du marché, de l’activité et des chantiers de grand yachting. La dernière édition est parue dans l’édition du 8 août 2022. À retrouver en ligne sur le site du journal : <le marin.fr>.
Où « Moonbeam IV » et « Mariquita » se refont une beauté
L’hiver dernier, une immense flèche de bois vernis s’élançait vers le ciel au-dessus du port de Concarneau… Difficile de manquer la mâture du cotre Mariquita, dont les lignes se laissaient contempler sur le terre-plein. Lancé en 1911 par William Fife & fils à Fairlie, en Écosse, Mariquita est le seul représentant encore naviguant de la classe des 19 m ji. Sa coque, bordée en acajou sur une membrure en acier, mesure 29 mètres de long et le yacht, qui déplace 69 tonnes, a un tirant d’eau de 3,70 mètres. Peu après la Première Guerre mondiale, le voilier est dégréé et désarmé. Béquillée, la coque servira même d’habitation, une trentaine d’années durant. C’est en 1991 qu’Albert Obrist et William Collier, le grand spécialiste de l’histoire des Fife, en conçoivent la restauration, qui commencera dix ans plus tard. À partir de 2004, Mariquita brille à nouveau sur la scène du yachting classique, principalement en Méditerranée. Son actuel armateur, Benoît Couturier, l’a basé à Brest, où il compte établir une écurie de grands yachts classiques, et en a confié le soin au charpentier Hubert Stagnol et au gréeur Éric Cochet.
Le rapprochement avec le chantier JFA s’est opéré à la faveur d’un premier carénage à Concarneau, en 2021. C’est ainsi qu’un an plus tard, le grand cotre a bénéficié des infrastructures de JFA pour les travaux au programme : carénage, mais aussi nouvel enduit et laque de coque, confiée aux peintres de JFA, révision du gréement, travaux de charpente et vernis, réalisés par le chantier Darak, grand complice historique d’Hubert Stagnol. Principalement des travaux d’entretien et de finitions, donc, mais s’agissant d’une telle unité, et vu le niveau de qualité requis, on ne pouvait que retenir son souffle lorsque, pénétrant dans le cocon bâché, ventilé, chauffé sur le terre-plein, on découvrait les laques éclatantes, soulignant les lignes parfaites de cette coque admirable.
Non loin, sous un autre cocon, dans un hangar où d’immenses espars recevaient leur énième couche de vernis, Moonbeam IV subissait un traitement autrement plus radical. Ce yacht de 29 mètres de long pour 80 tonnes de déplacement, avec un tirant d’eau de 4 mètres, a été mis en chantier par William Fife en 1914. La guerre devait reporter à 1920 le lancement du voilier, le plus grand des quatre auxquels son commanditaire a donné ce nom. Dès la première année, Moonbeam IV devait remporter la prestigieuse King’s Cup, en ouverture d’une belle carrière, aux mains de diverses grandes fortunes et têtes couronnées. Transformé au fil des années, il aurait pu finir sa carrière au charter en mer Égée, où il a officié, mais il a fait l’objet d’une restauration complète en Birmanie, dont il est ressorti en 2001. Acquis en 2021 par Richard Mille, un industriel de l’horlogerie, il a rejoint Brest aux côtés de Mariquita, et après une première saison aux mains de son nouvel armateur avant laquelle il a lui aussi eu droit à une nouvelle laque de coque chez JFA, il bénéficie à présent d’une grande refonte. Arrivé en octobre dernier, Moonbeam IV a été débarrassé de tous ses emménagements et de ses superstructures. À l’intérieur de la coque quasiment vide – vision aussi spectaculaire qu’inhabituelle ! –, ne restaient plus que le barrotage métallique des planchers et la motorisation.
Tous les emménagements seront refaits, en suivant les préconisations de William Collier, également gardien des archives du chantier de Fairlie. Le propriétaire entend retrouver, visuellement, l’esprit des emménagements d’origine. Comme les roufs, les claires-voies et le dog-house, la plomberie sera refaite par le chantier JFA, l’électricité et les emménagements – préfabriqués en atelier –, par des sous-traitants choisis par le client.
Le défilé des grands Fife chez JFA ne semble pas devoir s’arrêter lorsque Moonbeam IV et Mariquita quitteront Concarneau au printemps, puisque ce sera au tour du cotre Moonbeam III (20 mètres, 1903) de venir en carénage, en préparation de la saison 2023.