Sur les chevalets de l’André-Marie, les thons, soigneusement pendus par la queue, ont été vidés et débarrassés des ouïes qui pourrissent rapidement. Certains reposent encore en vrac sur le pont. © FAMILLE QUÉBRIAC

par Régine Maillard (petite fille de François Québriac), Michel Perrin (historien maritime et des sociétés littorales) et Alain Pichon (ingénieur de recherche en Sciences humaines et sociales, IDHES-CNRS, université d’Evry Paris-Saclay).

La pêche au thon au temps des dundées à voiles a la réputation d’avoir été très rémunératrice. Mais sur quoi se fonde cette affirmation et comment l’étayer en l’absence de sources écrites ? En analysant ici les cahiers inédits de François Québriac, patron armateur du dundée concarnois André-Marie entre 1925 et 1936, les auteurs apportent à cette question des réponses détaillées et une conclusion édifiante.

La découverte des carnets de François Québriac a permis de documenter sur le long terme les charges et les produits d’un armement thonier, ainsi que les revenus générés. Ici, un détail des dépenses d’avitaillement. © FAMILLE QUÉBRIAC

La rémunération de la pêche au thon à l’époque de la voile est un objet d’étude très peu documenté. On connaît, globalement, les quantités de thons débarquées et les prix pratiqués en criée, notamment à Concarneau, ainsi que les modalités de répartition entre armateur, patron, matelots et mousse. On lit souvent que c’était « une pêche très rémunératrice ». Mais cette affirmation est-elle vraie ou exagérée ? Les sources étant rares et parcellaires, elle est en tout cas mal étayée.

Grâce à la découverte de carnets inédits, nous disposons de données exhaustives retranscrites et archivées sur une longue durée. Ces cahiers sont ceux de François Québriac, l’unique armateur et patron du dundée André-Marie, armé à Concarneau entre 1925 et 1936… soit mille cent vingt-deux jours de mer, quatre-vingt-treize marées, onze années de pêche et d’exploitation ! Dans ses carnets, François Québriac a tout reporté, ou presque, de la construction de son bateau aux préparatifs de départ, en passant par le détail des marées et des ventes en criée, jusqu’à la vente de son dundée. Leur analyse permet d’établir le « bilan chiffré et financier » de son activité et de la replacer dans le contexte de l’époque.

Le permis de navigation – délivré par le préfet du département après avis d’une commission de surveillance instituée dans chaque port – et le certifi cat de capacité de François Québriac, obtenu la veille de sa première marée, en août 1925. © FAMILLE QUÉBRIAC

François Québriac est né le 3 décembre 1898 à Saint-Pierre-de-Plesguen, en Ille-et-Vilaine. Il fréquente l’école primaire et obtient le certificat d’études en juin 1911, puis il apprend avec son père le métier de tailleur de pierres, ou picotou. Comme son père possède aussi une petite ferme, il participe aux travaux des champs avec sa mère et son frère cadet, Aristide. À cette époque, rien ne le prédestine à une carrière de marin. Mais, en janvier 1917, alors qu’il vient d’avoir dix-neuf ans, il perd son père. Sa mère disparaît six mois plus tard. Il s’engage alors dans la Marine nationale, où il restera jusqu’en 1920. Il embarque ensuite sur des cargos à vapeur, et obtient le brevet d’opérateur radio télégraphiste, lui permettant de devenir matelot tsf. À partir de 1923, il est opérateur radio sur des chalutiers à vapeur : il se familiarise avec les lieux de pêche, croise les thoniers à voile. Son destin de pêcheur prend forme.

À vingt-six ans, il décide de faire construire un dundée pour pratiquer la pêche au thon. Il n’a pas une grande expérience du métier, mais possède assurément de solides connaissances en navigation. Il commande au chantier Leroy Frères & Compagnie de Concarneau un bateau de 21,66 mètres de long, large de 6,93 mètres, jaugeant 45,77 tonneaux et pouvant gréer 300 mètres carrés de voile – « et même un peu plus », selon une note qu’il a ajoutée sur la fiche du bateau. Barre en main, c’est-à-dire prêt à naviguer, l’André-Marie coûtera 90 000 francs, estimation faite au regard de la première police d’assurance contractée le 25 août 1925.

Pour le financer, François Québriac et son frère ont procédé à la vente de la petite ferme héritée de leurs parents, qui leur rapporte 25 800 francs. La part de François est de 12 900 francs, et son frère lui prête la sienne. En y ajoutant ses économies personnelles, réalisées sur ses embarquements entre 1920 et 1924 (estimées à 10 500 francs), il dispose de 36 300 francs et peut financer une partie de la construction.

Pour le reste, en l’absence de sources, on suppose qu’il a recours au crédit, auprès d’un ami notaire de son village natal, et surtout auprès du Crédit maritime qui, à partir de 1925, prête jusqu’à 40 000 francs pour l’achat d’un bateau dont la jauge brute n’excède pas 50 tonneaux. L’affaire est lancée mais, avec ou sans intérêts, François Québriac devra rembourser 66 600 francs aux uns et aux autres.

Arriver le plus rapidement possible sur la zone de pêche est essentiel 

Baptisé André-Marie, prénoms de son fils et de sa femme, le thonier est francisé le 27 juillet au bureau de la douane de Concarneau. Il reçoit le matricule CC 1738, et est reconnu apte à la navigation le 12 août 1925.

Pour sa première campagne, François Québriac recrute cinq matelots – Jean-Marie Cutulic, Jean-Marie Drouglazet, Joseph Flatrès, Joseph Guillou, Émile Le Goc – et un mousse, Alain Sellin. Entre-temps, le bateau a été avitaillé : 2 barriques de 56 litres et 1 touque de 20 litres de vin rouge, 5 litres de vinaigre, 6 litres d’huile, 25 kilogrammes de sel, 25 grammes de poivre, 9 boîtes de hachis de bœuf, 2 boîtes de sardines en conserve, 15 kilogrammes de haricots secs. On suppose aussi que pain, biscuits de mer, porc salé, pommes de terre sel, poivre, sucre, café, riz, poisson frais et viande pour les premières journées de mer et tabac sont embarqués, même si les factures n’ont pas été retrouvées. Des provisions pour quinze jours de mer… auxquelles s’ajoutera du thon !

François Québriac obtient son certificat de capacité pour commander un navire de pêche le 20 août 1925 et l’André-Marie appareille dès le lendemain pour sa première marée, assez tard en saison puisque les campagnes thonières commencent en juin.

François Québriac le sait : le thon germon se déplace sur de longues distances. Sa traque débute au large du cap Finisterre et suit les déplacements des mattes jusqu’au Sud de l’Irlande, puis retour vers le Sud début octobre. Le plus souvent, la pêche cesse après la mi-octobre, mais peut se poursuivre si la température de l’eau se maintient entre 14 et 16 degrés.

Le dundée André-Marie, tout dessus, s’apprête à partir en pêche. Les thoniers construits après 1920 sont probablement les plus élégants. Sous l’eau le brion s’est arrondi et la quille a gagné en di érence. L’étrave s’incline et la voûte s’allonge. Les Concarnois ont alors la réputation d’être parmi les plus tonturés. © FAMILLE QUÉBRIAC
Moment de détente pour l’équipage de l’André-Marie qui a sans doute invité d’autres pêcheurs
à partager une moque de café ou un verre de rouge. Au premier plan, remarquez la forme particulière
de la barre métallique, son banc et ses palans. © FAMILLE QUÉBRIAC

Pour l’André-Marie, comme pour les autres thoniers, arriver le plus rapidement possible sur la zone de pêche est essentiel. La pêche du germon exige ensuite que le dundée puisse tenir une vitesse de 4 à 5 nœuds pendant tout le bord tiré sur le flanc de la matte, afin d’animer les leurres qui sautillent à la surface. Quand une quantité suffisante de germon a été pêchée, il est tout aussi essentiel de rallier rapidement le point de vente le plus proche. Seul un dundée bon marcheur remplit toutes ces conditions.

De ce point de vue, l’André-Marie donne satisfaction, si l’on en juge par les notes de François Québriac : « Dernier d’une vingtaine de bateaux mouillés avec nous. À 21 heures avons brûlé les premiers bateaux et prenons tête du convoi. […] Suis passé le premier à l’île aux Moutons, suivi d’assez loin par le 1806 CC. Ai augmenté régulièrement mon avance et à 22 heures n’apercevais plus les feux des bateaux qui me suivaient et qui pourtant faisaient la même route. Reconnu une fois de plus la supériorité de marche de l’André-Marie, le 1806 CC déclarant n’avoir rencontré personne pour le dépasser avant aujourd’hui. » On ne saurait mieux exprimer les capacités d’un dundée « bien né ». François Québriac est rassuré.

« Le manque de vent me fait m’arracher ce qui me reste de tifs. C’est désolant… »

Pour la première marée de 1926, sept hommes sont à nouveau embarqués : le patron, François Québriac, cinq matelots et un mousse. C’est la plus longue de toutes les marées que réalisera l’André-Marie : le dundée, dont l’armement a été commencé le 7 juin, quitte le port de Concarneau le 23 juin dans l’après-midi et ne reviendra que le 13 juillet, soit après vingt et un jours de mer. Ce long voyage – comme le patron nomme ses marées jusqu’en 1927 – s’explique peut-être par le fait que François teste son équipage, son bateau, les conditions de pêche et ses capacités de patron. Il sera servi !

Dès le départ, l’André-Marie marche bien. Au portant, sous jolie brise, il file 8 nœuds. Le 1er juillet, il rencontre quelques bateaux, parmi lesquels il reconnaît le CC 1550 qui rentre sur Concarneau, et dont il connaît le patron. L’André-Marie a déjà 80 thons à bord : il les transborde sur ce thonier, avant de faire cap au large. Bien lui en prend car, sur ces navires sans moteur et sans chambre froide, le devenir de la pêche est soumis aux aléas de la météo : si le calme plat retarde le retour au port, la chaleur, la brume ou l’orage peuvent abîmer le poisson.

Et c’est ce qui va arriver pour cette première marée : sur la route retour, le 10 juillet 1926, au large du golfe de Gascogne, François écrit à son frère une lettre qui donne le ton de son voyage. Alors que 206 thons sont pendus sur les bois, le patron s’inquiète : « Le manque de vent me fait m’arracher ce qui me reste de tifs […] Depuis 24 heures, l’André-Marie est sur le chemin du retour avec ce que nous avons réussi à prendre avec quelques risées ; car il a fait presque toujours calme. C’est désolant, car nous étions sur le poisson et aurions pu faire beaucoup mieux avec un peu de brise. Nous voilà encalminés à 320 milles dans le SW-1/4W vrai de Penmarc’h, avec une dizaine de mille francs de poisson à bord que nous allons perdre en grande partie si le temps reste encore quatre jours comme cela. »

Cette perspective est d’autant plus navrante que le dundée a parcouru bien de la route pour rallier les lieux de pêche : « C’est presque un voyage au long cours que nous venons de faire, nous avons été à 620 milles de Penmarc’h et par 42°38’ de latitude Nord. » Au final, sur 293 poissons pris, 226 seront vendus, dont les 80 arrivés avec le CC 1550. Une chose est sûre et François le sait désormais : un long voyage n’est pas nécessairement le gage d’une bonne rémunération.

Très bien renseignés sur les données relatives à la pêche en mer, les carnets de François Québriac permettent d’appréhender les performances de pêches journalières, mais aussi l’intensité du travail à bord pour l’équipage. De sa première campagne, achevée le 13 juillet 1926, à sa dernière, achevée le 15 octobre 1936, l’André-Marie pêchera 23 658 thons, soit pour 93 marées, une moyenne de 254 thons par marée. Un résultat honorable quand on sait que 300 thons remontés constituent une bonne marée. Mais ce nombre cache autant de succès que de marées désastreuses.

La meilleure campagne de l’André-Marie est celle du 21 août au 9 septembre 1933 : 693 thons remontés en vingt jours de mer ! Pour cette campagne, il commence à pêcher dès le 22 août mais les prises sont très modestes. François Québriac monte alors jusqu’au plateau de Goban. Le thon est là ! Le 2 septembre, c’est le jackpot : 300 thons sont pris dans la journée, la moitié le matin, l’autre l’après-midi. Avec le record du 11 septembre 1929 – 320 thons –, c’est sa meilleure performance sur une journée.

On sait que la pêche commence au jour et se termine le soir, pendant environ treize heures. Autrement dit, ce 2 septembre 1933, pour l’équipage de l’André-Marie, toutes lignes dehors, il a fallu sortir les thons de l’eau, les vider, les laver et les ranger sur le pont, têtes en bas, accrochés sur des chevalets, trois cents fois de suite. Soit une moyenne de 23 thons à l’heure et sans doute plus encore quand le poisson donnait. On imagine l’état du pont… et la fatigue des hommes.

Mais il y a aussi de mauvaises pêches. Pour l’André-Marie, la pire de toutes se déroule du 17 au 27 août 1926. « Golfe à sec de thons », écrit François Québriac qui ne prend que 23 thons en onze jours. La veille, il notait : « Rencontré au cours de la journée et de l’après-midi d’hier une vingtaine de bateaux faisant cap, qui au NW, qui au NNW, d’autres au W et même SW. » Maigre consolation : tous les bateaux sont à la peine. On imagine François Québriac qui cherche et fait tourner l’André-Marie en rond. On présume aussi les journées angoissantes et l’ambiance quand il ne se passe rien ou presque à bord. À cela s’ajoutent le calme plat et la chaleur. Résultat : 19 thons sont jetés par-dessus bord… il n’en restera que 4 à proposer à la vente.

À l’opposé des calmes, il faut aussi faire avec les marées de tempêtes. En onze ans, l’André-Marie en connaîtra plusieurs, mais celle de septembre 1930 sera la plus violente. Le récit de François Québriac est très détaillé. Après sept jours de mer, le 16 septembre, au lieu d’aller plus au Nord, vers le plateau Goban, comme il l’a déjà fait, François Québriac décide de faire demi-tour. Il ne le sait pas, mais cette route l’éloigne d’une des tempêtes les plus meurtrières du XXe siècle : vingt-sept dundées seront perdus corps et bien, entraînant par le fond plus de deux cents marins (CM 328).

Le 19 septembre, François écrit : « ouragan », « mer énorme et creuse », « grand-voile crevée et tape-cul explosé ». Après avoir connu la limite du supportable, l’André-Marie reviendra à Concarneau le 23 septembre à 3 heures du matin. Au lever du jour, François prend conscience du désastre : « Le port était comble de bateaux rentrés après le mauvais temps avec, presque tous, des avaries. Une douzaine d’entre eux étaient désemparés de leur mât de dundée, d’autres de leur pavois, de leurs panneaux, de leur grand-mât même. Une demi-douzaine avait leur lest déplacé, leur plate-forme crevée. » L’André-Marie a souffert, mais l’équipage est sain et sauf, et présentera même cent thons à la vente.

Sur les chevalets de l’André-Marie, les thons, soigneusement pendus par la queue, ont été vidés et débarrassés des ouïes qui pourrissent rapidement. Certains reposent encore en vrac sur le pont. © FAMILLE QUÉBRIAC

On a vu qu’il ne suffisait pas de pêcher, mais qu’il fallait aussi pouvoir ramener le poisson au port dans de bonnes conditions, avant qu’il se gâte, conduisant à des pertes sèches. Pour les appréhender, les cahiers fournissent aussi des informations puisque François Québriac signale à plusieurs reprises les thons jetés par-dessus bord. Ici et là, on lit : « Jeté les 15 poissons que nous avions à l’eau parce que gâtés » ; « 12 comptables jetés à la mer. Pourris » ; « J’ai jeté à la mer 40 poissons et autant de bonites » ; « Vendu à la première vente 50 poissons à peu près potables […]. Les autres ayant été balancés à la mer les jours auparavant étant tous complètement pourris et représentant plus de 1 000 kilos de poids. » Mais, on peut le comprendre, le patron ne note pas systématiquement tous les thons jetés.

On obtient des résultats plus précis en recensant les prises cumulées par jours de marée et en les comparant au nombre de thons proposés à la vente, dont on peut déduire, par hypothèse, les thons jetés par-dessus bord, en mer ou au port… ainsi que l’arbitrage de la senteuse qui, nous le verrons plus loin, refusera de les prendre. Au total, sur 23 658 thons pêchés en onze ans, 22 285 sont proposés à la vente. Une différence de 1 373 thons, ce qui donne en moyenne 5,8 pour cent de perte.

Seuls les thons déclarés « bons pour la vente » par la senteuse rejoindront la criée 

De même, en prenant le nombre de jours passés en mer et le nombre de poissons mis à la vente, déduction faite des pertes, on arrive à une productivité moyenne réelle de 20 thons capturés par jour de mer. Avec des extrêmes : en 1926, 1 031 thons sont vendus pour 108 jours de mer, soit une moyenne de 10 poissons par jour de pêche seulement. Et en 1934, 2 825 thons sont proposés à la vente pour 113 jours de mer, soit 25 thons par jour de pêche.

Reste à savoir ce qu’il en est financièrement : 1934 sera-t-elle la meilleure année et 1926 la moins bonne ? Ce n’est pas si simple, car, au port, tout va dépendre de la vente aux enchères.

La «senteuse» en coi e à bord du Jeanne Liliane, thonier de Groix. Sans doute avait-elle le nez fi n, pour juger souverainement si la qualité des thons méritait qu’ils passent en criée… © FAMILLE QUÉBRIAC
Retour de pêche au port de Concarneau. Les thons sont déchargés des bateaux et amenés à terre à bord des canots. Sur le quai, les hommes, retour de campagne, échangent les dernières nouvelles. © COLLECTION GERMAIN LE MERDY

Pour la vente, les thons sont répartis en trois catégories : les comptables (plus de 5 kilogrammes), les demi-thons (3,5 à 5 kilogrammes) et les bonites (moins de 3,5 kilogrammes). Le poisson est pour l’essentiel destiné aux conserveries qui procèdent aux achats dès qu’il passe en vente aux enchères. Préalablement, les usines délèguent souvent un contremaître, flanqué d’une femme redoutée des pêcheurs, la senteuse, qui a la charge de contrôler la fraîcheur des thons. Bien que François Québriac ait jeté des poissons pourris ou douteux par-dessus bord, seuls les thons déclarés « bons pour la vente » par la senteuse rejoindront, en un seul lot, la criée pour être attribués aux enchères.

La situation est parfois si difficile pour l’André-Marie qu’elle met François Québriac dans tous ses états : « Beaucoup de bateaux perdent 100, 150 et même 250 gros » ; « J’ai appris de la criée que pour la journée d’hier, il avait été écarté 18 000 thons. » Certes, le patron pourra tenter de les vendre à des particuliers ou à des poissonniers, mais cela restera marginal.

Pour l’André-Marie et son équipage, tout se joue lors de la vente aux enchères qui est fonction des conditions du marché à leur arrivée et du jeu de l’offre et de la demande. D’un côté, l’offre : le nombre de thons proposés à la vente et par le fait aussi le nombre de bateaux. De l’autre, la demande : les besoins des conserveries.

À la criée de Concarneau, en 1939. Le cours du thon tourne ce jour-là autour de 700 francs les 100 kilogrammes. Les acheteurs sont assis devant le tableau noir. © COLLECTION ECOMUSÉE DE GROIX

François Québriac signale parfois l’amplitude du cours pendant une même enchère. Ainsi, le 5 juillet 1929, il écrit : « 41 bateaux à la vente. Cours de 421 à 250 francs la douzaine. » Du simple au double ou presque. Pour sa part, il vendra ses 250 poissons à 380 francs la douzaine, un cours satisfaisant.

De 1926 à 1931, les ventes pratiquées à Concarneau se réalisent à la douzaine. Pour l’André-Marie, sur 51 ventes, les prix iront de 350 francs à 1 416 francs la douzaine. Du simple au quadruple donc. À partir de 1932, la vente se fait aux 100 kilogrammes. Là encore, sans surprise, pour l’André-Marie, sur 42 ventes, la volatilité des cours est forte. L’amplitude va de 212 francs à 897 francs les 100 kilogrammes. Toujours du simple au quadruple. 

Sur toute la période, la grande fluctuation des cours, variable essentielle de la rémunération des pêcheurs, maintiendra François Québriac et son équipage en tension. Dans ce long cycle des ventes, certaines se distinguent. La meilleure de toutes est celle du 21 juillet 1928 : pour neuf jours de mer, 360  thons, avec un cours à 682 francs la douzaine. Résultat : 19 045 francs à la vente, soit une productivité édifiante de 2 116 francs par jour de mer ! Au regard de la moyenne des ventes par an, c’est le tiers d’une année moyenne en une marée… un pactole pour François et ses hommes !

Avant le partage entre armateur et équipage, il faut encore déduire les frais de provisions

La pire des ventes est celle du 27 août 1926. Nous avons évoqué cette triste marée où après onze jours de mer, 4 thons sont proposés à la vente. Le cours est pourtant très haut : 1 312 francs la douzaine, normal, puisque le thon manque. Mais pour l’André-Marie, qui n’a presque rien à vendre, c’est la plus mauvaise des ventes sur onze ans : 543 francs… une productivité par jour de mer à 49 francs. On l’aura compris, le nombre de thons proposés et acceptés à la vente d’un côté, le cours de vente de l’autre, font le chiffre d’affaires du bateau. Pour l’André-Marie, la moyenne des ventes annuelles est de 60 488 francs, mais avec de grands écarts. Les années 1928 et 1931 sont les meilleures, avec respectivement 80 901 et 79 237 francs. La pire, de loin, est 1932, avec seulement 20 851 francs. Autrement dit, là encore, l’écart du chiffre de vente varie de un à quatre sur toute la période.

La vente est maintenant terminée. Mais avant le partage entre armateur et équipage, il faut encore déduire les frais de provisions, ainsi que le pain et le vin que les hommes d’équipage payent à part. La règle du partage est la suivante. Dans un premier temps, le montant des provisions est déduit du montant des ventes. Il en résulte le montant à partager. Celui-ci est alors divisé par un nombre de parts pour connaître le montant de chacune. Au montant de chaque part (patron, matelots et mousse), on retranche enfin le pain et le vin. On obtient la part nette pour chaque membre de l’équipage.

François Québriac note les frais de provisions sur l’André-Marie pour les années 1931 à 1936. Comme il faut bien entendu manger, indépendamment des résultats de pêche et a fortiori des ventes, les frais de provisions atteignent près de 20 pour cent pour l’année catastrophique de 1932, alors qu’ils tombent à 7 pour cent lors de la bonne campagne de 1931. En moyenne, pour les six années étudiées, les frais de provisions sont de 8,92 pour cent.

Pour entretenir la carène, une opération qui se déroule souvent aux grandes marées de juin quand les jours sont longs, on a échoué l’André-Marie. Une fois la coque brossée, on va la passer à l’enduit, savant mélange de Carbonyl, coaltar et peinture au cuivre mêlés en proportions secrètes. © FAMILLE QUÉBRIAC

Reste à déduire, pour chaque homme, la part de pain et de vin. De 1931 à 1936, elle s’élève à 2 240 francs, oscillant entre 277 et 504 francs par an, ce qui donne en moyenne 44 francs par marée.

Au final, en onze années d’exploitation, entre belles et moins belles années, l’André-Marie a rapporté 665 371 francs en solde net (déduction faite des frais d’avitaillement). C’est ce solde net des ventes qui va être partagé marée après marée.

Les soldes nets sont, à la fois, un revenu du travail pour les membres de l’équipage et un revenu du capital pour l’armateur. Pour les répartir, il faut connaître en détail l’équipage (patron, matelots, mousse ou novice) et les modalités de partage entre l’armateur et les hommes embarqués.

Les archives de la famille Québriac conservent, outre les cahiers du marin, de nombreux documents, comme ces factures liées à l’entretien du bateau. © FAMILLE QUÉBRIAC

D’après les rôles d’équipage, sept hommes sont le plus souvent embarqués sur l’André-Marie, constituant onze parts, réparties comme suit : quatre parts pour l’armateur François Québriac, une part et demie pour le patron (qui n’est autre que l’armateur, en l’occurrence), une part pour chaque matelot et une demi-part part pour le mousse. C’est sur cette base que nous analysons la répartition des revenus nets générés par l’André-Marie, année par année. Sans surprise, la variation des revenus annuels suit la même courbe que celle de la productivité financière des ventes : elle varie de un à quatre entre 1932, une très mauvaise année, et 1928, une très bonne.

La pire année, même le patron ne gagne pas le salaire d’un manœuvre…

Pour les matelots, sur onze ans, cela donne en moyenne 4 697 francs, avec des variations allant de 1 231 francs à 6 575 francs par an. Pour le mousse, la moitié. Pour le patron, sur la même période, 7 231 francs en moyenne, de 1 846 francs à 9 863 francs par an. Pour l’armateur, 20 275 francs, en moyenne de 6 100 à 27 780 francs par an.

Entre bonne année et mauvaise année, plus la part est grande, plus le manque à gagner en francs est important. Le différentiel peut aller jusqu’à 5 344 francs pour les matelots qui ont des familles à nourrir, et à 21 680 francs pour l’armateur qui peut avoir un prêt à rembourser.

Pour savoir comment se situent ces revenus par rapports à ceux d’autres professions, nous avons calculé les revenus moyens mensuels de 1930, 1931 et 1932 pour le patron et les matelots de l’André-Marie, pour les comparer à ceux d’un manœuvre de province, d’un instituteur débutant et d’un facteur rural à la même époque.

Les revenus sur l’André-Marie, pour l’année 1930, correspondent à 92 jours de mer, soit environ trois mois. Malgré une année très moyenne, les revenus des marins dépassent ceux des professions de référence à terre : un matelot gagne deux fois plus qu’un manœuvre de province et le patron, plus du double du salaire d’un facteur rural. C’est un premier indice d’attractivité.

Pour les 100 jours de mer de 1931 – une très bonne année, rappelons-le –, soit trois mois et huit jours, le revenu mensuel est encore plus attrayant. Les matelots gagnent plus qu’un juge et le patron se situe probablement au niveau d’un lieutenant. Même le mousse gagne plus qu’un instituteur. On trouve ici l’indice significatif de la fameuse réputation de « pêche très rémunératrice ».

En 1932, la pire année, alors que les marins ont passé 88 jours en mer, même le patron ne gagne pas le salaire d’un manœuvre ! Comme l’écrit François Québriac dans une lettre à son frère : « La pêche est un métier à se faire du mauvais sang ! »

La minutie de ces notes laisse pantois. Le détail de chaque marée permet de savoir le nombre de poissons pêchés, jetés ou refusés, et ce qu’ils ont rapporté à la vente. © FAMILLE QUÉBRIAC

Reste une question : la pêche au thon étant une activité saisonnière, que font les marins de l’André-Marie le reste du temps ? Nous n’avons pas de certitude, mais ils doivent nécessairement gagner leur vie ailleurs (embarquer sur un chalutier, au commerce), ou trouver un emploi à terre, dans l’agriculture notamment. Dans le cas contraire, même les très bonnes années, leurs revenus mensuels lissés sur douze mois se situeraient en dessous de ceux d’un manœuvre…

Pour François Québriac, en revanche, nous savons ce qu’il en est grâce au témoignage limpide de sa fille Annie : « L’hiver, Papa était à la maison ». Une fois la campagne achevée, il se consacre à sa famille, sa maison, son jardin, ses amis et ses relations. Avec certitude, son revenu peut donc être lissé sur douze mois, soit : 526 francs par mois en 1930, 774 francs en 1931 et 153 francs en 1932. S’il peut rester chez lui avec des revenus aussi incertains, c’est qu’il peut compter sur ce que lui rapportent ses parts d’armateur.

L’armateur qui a investi dans l’achat ou la construction d’un thonier perçoit une rémunération d’un autre montant et d’une autre nature (revenu du capital). Pour François Québriac, armateur unique de l’André-Marie, les revenus « part du bateau » bruts s’élèvent à 220 008 francs au total en onze ans, avec les mêmes variations que celles de la productivité financière de la pêche. Mais quelle est finalement la rentabilité de son investissement ?

Pour le savoir, il faut déduire ses frais d’armateur – assurance et entretien du bateau, protection sociale des marins, mutuelle et syndicat –, et le remboursement d’emprunt – 66 600 francs. On ne connaît rien de ses conditions d’emprunt et de remboursement, mais on sait qu’en 1926 le Crédit maritime fait des offres de prêt à 10 pour cent d’intérêt sur vingt ans. François Québriac garde son bateau et l’amortit sur cette période. Même si nous savons que les possibilités de participation et de prêt sont plus complexes (constructeurs, équipementiers, autres), nous avons opté pour faire supporter à François Québriac les frais d’un emprunt de 66 600 francs à 10 pour cent sur vingt ans.

Compte tenu de tous les frais, le « net à l’armement » varie considérablement, avec des années très rentables, d’autres moins, d’autres encore où François Québriac perd de l’argent et doit puiser dans ses réserves. Malgré cela, emprunt inclus, la trésorerie (de fait, son capital) s’accumule. Très vite, il pourra prélever des sommes qui s’ajouteront à ses revenus de patron. Au total, sur les onze ans, le net à l’armement s’élève à 49 844 francs.

Ainsi, pendant toutes ces années, en travaillant environ quatre mois par an, il a de quoi vivre très aisément avec deux revenus cumulés (capital et travail). Ces résultats expliquent sans doute pourquoi les patrons de l’époque sollicitent d’être partie prenante du capital, en devenant quirataires…

Le bilan final pour l’armateur François Québriac se précise et on peut désormais envisager de calculer la rentabilité de son investissement. Pour faire simple, en 1924-1925, François Québriac investit 23 400 francs pour la construction de l’André-Marie. Puis, il emprunte. De 1926 à 1936, armateur, il assume les frais d’armement. Pendant cette période, avec de grandes variations, l’André-Marie lui rapportera, tous frais déduits 49 844 francs, soit 213 pour cent du capital investi initialement.

En 1936, François Québriac a accumulé du capital, mais les dernières années sont plus difficiles. Il pourrait alors vendre son dundée, mais il n’en fait rien. À la fin de la campagne de 1936, il équipe son bateau d’une chambre froide. À partir de 1937, il débarque, laissant le commandement à son second, et devient syndic des Gens de mer. Il continue à percevoir la totalité de ses parts d’armateur. En 1939, il cède un vingtième de ses parts au patron. En 1946, François Québriac vend la coque de l’André-Marie, qui accuse vingt ans d’âge, mais qui est bien entretenu. Il en obtient 100 000 francs – l’équivalent de 9 729 francs de 1925, en tenant compte de l’inflation. Cette somme représente 10 pour cent du prix de construction. Elle s’ajoutera au capital accumulé pendant vingt ans d’exploitation…

À la question de savoir si la pêche au thon était très rémunératrice au temps des dundées à voile, il convient donc d’apporter une réponse contrastée. Pour les mousses, les matelots, les patrons, quand la pêche est bonne et que les cours sont hauts, cette rémunération peut être attractive. Mais sur une période de onze ans, on voit qu’elle est relative et aléatoire. Et, sauf à se contenter d’un revenu annuel de misère, elle ne suffit pas à nourrir une famille.

Pour l’armateur, c’est autre chose. Ses parts représentent quatre onzièmes de la répartition. Le patron et armateur François Québriac peut ainsi cumuler les revenus du travail et ceux du capital. Il accumule du capital, ce qui lui permet d’amortir les chocs. L’hypothèse d’une forte rémunération est avérée… mais seulement en tant qu’armateur.

Autrement dit, la pêche au thon au temps des dundées à voile était bien rémunératrice, mais très aléatoire et saisonnière. En revanche, pour François Québriac, armateur, sur vingt ans, l’André-Marie s’est avéré une très belle affaire… 

EN SAVOIR PLUS

LE DUNDÉE EN PÊCHE

Six à sept lignes sont gréées sur chacun des deux tangons. Elles sont montées d’un gros hameçon double sans ardillon, masqué par un leurre et souvent munies d’un grelot pour signaler les prises. Trois lignes supplémentaires peuvent être gréées sur le couronnement, une quatrième à la pomme du mât de tapecul. En pêche, le thonier abaisse ses tangons et fi le les lignes, dont les noms varient selon les ports, en breton ou en français comme ceux qu’a indiqués Jean-Olivier Héron sur ce dessin réalisé pour Le Temps des Thoniers.

Le dundée serre le banc et court un bord jusqu’à ce que le poisson cesse de mordre, virant alors pour passer de l’autre côté. Un hale-à-bord permet de ramener la ligne et le poisson sur le pont. Le thon est saigné, vidé, lavé, pendu par la queue à une poutre soutenue par des chevalets, et fixé pour ne pas qu’il se balance. Une bâche recouvre ensuite la pêche : elle laisse l’air circuler, ce qui permet à la peau, en se desséchant, d’isoler et de protéger la chair.

« François Québriac avait une belle plume »

Après son film sur la tempête de 1930, Alain Pichon, coauteur de cette étude, est contacté en septembre 2020 par Régine Maillard, petite-fille de François Québriac, qui avait lui aussi été pris dans la tempête. Elle ajoute qu’elle possède une valise de photos, documents et carnets de bord sur son activité à bord de l’André-Marie. « Je la contacte et, raconte Alain Pichon, après une rencontre avec sa maman, Annie, la fille de François Québriac, une complicité se noue qui va donner lieu à long travail de numérisation et de retranscription, constituant une base de données unique. » S’il existe une littérature fournie pour la pêche au thon sur les dundées dans les années 1920-1950, et quelques beaux récits de campagne de pêche, personne n’avait eu jusqu’alors accès, à ma connaissance, à la totalité des cahiers de bord d’un patron. Les dix cahiers manuscrits de trente à cinquante pages chacun, portant sur les onze années de pêche, surprennent non seulement par l’étendue des informations qu’ils fournissent, mais aussi par la rationalité de leur auteur. François Québriac avait, en outre, une belle plume.

Elle s’exprime notamment dans son récit de la tempête de 1930, au point qu’il sera repris in extenso dans le journal Ouest-Éclair du 17 octobre 1930. Le journaliste qui le publie l’introduit ainsi : « Dès les premières lignes, je me suis senti gagné par une émotion profonde […], le drame revivait […], je voyais les cinq hommes d’équipage et le petit mousse luttant contre la mer et la nuit pour ne pas mourir. » Devant cette prose si bien maîtrisée, l’historien Erwan Le Gall s’interrogera des décennies plus tard dans la revue En Envor sur l’origine du texte publié alors : « Les événements s’enchaînent tellement bien dans ces quelques lignes qu’elles en finissent par devenir suspectes. N’y aurait-il pas une part de reconstruction a posteriori des événements dans ces paragraphes ? » Des suspicions légitimes, mais dissipées aujourd’hui par la redécouverte des carnets de François Québriac.

DE LA PÊCHE AU THON AUX AFFAIRES MARITIMES

Le couple Québriac a eu cinq enfants. Pour François, les onze années au thon ont été rudes, d’autant que Marie, sa femme, très attachée au village de leur jeunesse, n’a pas voulu s’installer à Concarneau. Quand François songe à cesser son activité de patron de pêche, la maison qu’il a fait construire à Saint-Pierre-de-Plesguen, près de Saint-Malo, est en voie d’achèvement et il projette d’y vivre toute l’année auprès de sa famille. 1936. Dernière campagne de pêche, une des moins bonnes. Le 15 octobre, François rentre pour la dernière fois avec son dundée dans le port de Concarneau. Déchirement, soulagement, regret, satisfaction? Sentiments mélangés sans doute.

Une première page se tourne. En 1937, François a passé avec succès le concours de syndic des Gens de mer. Il est affecté au préposât de l’île de Ré. Sa femme et ses enfants le suivent. De 1937 à 1946, il est encore armateur et continue de gérer l’André-Marie. Son ancien second, Arthur Jaffrézic, désormais patron, le tient informé. En 1939, François vend un quirat (un vingtième) de son thonier à son fidèle patron. Une autre page se tourne et en 1941, il intègre les Affaires maritimes de Saint-Malo, près de la maison familiale. 1945. L’André-Marie cumule vingt ans de service. Le dundée a toujours été très bien entretenu, les factures l’attestent, mais il n’est pas motorisé.

À l’automne 1946, après d’âpres discussions, François vend la coque. Le livre se ferme. François est nommé à la direction des Affaires maritimes de Saint-Servan (quartier de Saint-Malo). En 1963 il se retire à Saint-Pierre-de-Plesguen avec sa femme, pour la retraite. François Québriac sert aussi d’écrivain public aux marins de son village. Juste retour des choses, de la part d’un homme qui sait ce qu’il leur doit.