Marin, savant, compositeur, Jean Cras (1879-1932) cumulait tous les talents. Non content d'inventer la règle-rapporteur, cet officier de Marine brestois nous laisse une oeuvre musicale d'une exceptionnelle sensibilité, tout empreinte de ses impressions de navigateur. C'est au compositeur Henri Duparc (1848-1933) que les marins doivent l’existence de la règle-rapporteur. Car sans le conseil avisé de son mentor, Jean Cras (prononcer craz) aurait probablement jeté aux orties son uniforme d’enseigne de vaisseau pour se consacrer à la musique. Nous sommes en octobre 1901, le jeune officier de Marine vient de débarquer du Bouvet, navire de l’escadre de la Méditerranée. L’année précédente, par l’entremise de sa sœur aînée Gabrielle, qui est cantatrice, il a fait la connaissance d’Henri Duparc, en qui le musicien autodidacte qu’il est reconnaît aussitôt son maître : “Je sentis tout de suite que nos deux âmes se donnaient sans réserve l’une à l’autre”. L’admiration est d’ailleurs réciproque. Le disciple de César Franck ne tarit pas d’éloges sur son élève. “Cras a travaillé avec la plus grande intelligence, écrit Duparc à son ami Armand Parent, c’est certainement le garçon le mieux doué que j’aie jamais rencontré et il s’est fait de son art l’idéal le plus élevé.” Est-ce une raison pour plaquer la Marine ? Le jeune homme se laisserait bien tenter. D’autres avant lui ont dû choisir entre la mer et la musique, comme Nicolaï Rimsky Korsakov (1844-1908) ou Albert Roussel (1869-1937). Il envisage donc de prendre un congé sans solde d’un an pour s’inscrire à la Schola Cantorum, une sorte de conservatoire privé fondé en 1892 par des “Franckistes”. Mais Duparc l’en dissuade : “Trop cher ! trop court ! trop aléatoire ! […] J’avoue qu’il me semblerait plus raisonnable de rentrer dans la Marine après votre congé.” Le disciple s’incline et met à profit son séjour à Paris – où sa mère, brestoise, s’est fixée depuis 1892 – pour prendre des leçons d’orgue auprès de Félix Guilmant, cofondateur de la Schola Cantorum : “J’ai voulu profiter de mon congé pour apprendre à jouer un peu de cet instrument merveilleux. J’ai commencé mes études et voilà qu’est née en moi cette conviction que j’aurais dû, au lieu d’être marin, être organiste.” Jean Cras aurait suivi ainsi le sillage de sa grand-mère paternelle, qui était organiste. La musique et la mer, entre lesquelles balance le cœur du jeune homme, appartiennent toutes deux à la tradition familiale. Jean Cras, à l’état civil Émile Jean Paul Cras, naît à Brest le 22 mai 1879, à 10 heures du matin. Ses parents habitent alors 14, rue de Keréon, près de l’hôpital maritime. Son père, Pierre-Charles Cras, âgé de quarante-quatre ans, est médecin-chef de la Marine, professeur d’anatomie à l’École de médecine navale et chirurgien réputé. Sa mère, née Marie-Claire Robin, âgée de trente-cinq ans, a déjà mis au monde six enfants – Charles, Marie (dite “Mimi”), Gabrielle, Amélie, Mathilde, Pauline – et en aura encore un autre, Pierre. Son grand-père paternel, originaire de Châteauneuf-du-Faou, s’était établi comme cordonnier à Lambézellec après avoir été fait prisonnier par les Anglais au soir de la bataille de Waterloo. Il était chantre tandis que son épouse, Marie Perrine Brelivet, tenait les orgues de l’église paroissiale. Le couple aura six enfants, dont seuls les trois derniers survivront : Louis, Pierre-Charles et Aline. La fille de cette dernière, Marie-Ambroisine Lalance, épousera Victor Ségalen, père homonyme du poète et médecin de marine.

“La maison était pleine de musique du matin au soir”

La famille adore la musique. Le père a une belle voix de baryton, la mère excelle au piano. Les enfants jouent en formation. Souvent avec le cousin Victor Ségalen, pianiste lui aussi. Parfois avec l’oncle Louis, quand il descend de Paris où il est premier hautbois de l’orchestre Pasdeloup. “La maison était alors pleine de musique du matin au soir.” À Brest, cité du bout du monde peu fréquentée par les interprètes en tournée, la famille Cras est très demandée pour les soirées musicales et les concerts de charité. Jean Cras étudie d’abord le piano, puis le violon et l’alto. Sa vocation de compositeur est précoce puisque, selon ses proches, il aurait écrit quelques airs dès l’âge de six ans. Mais il compose alors en catimini : “À cette époque, j’étais déjà tourmenté du désir de noter des thèmes de mon imagination et surtout de leur trouver une base harmonique. Bien que personne autour de moi ne songeât à me le reprocher, je me cachais pour le faire. Je me vois encore, couché sur le tapis du salon, écrivant sur un bout de papier à musique, puis de temps en temps, me levant pour juger de « l’effet » sur le piano. Si j’entendais des pas, pris de peur, je ramassais rapidement mon papier et mon crayon, et je rougissais si l’on me surprenait, par un sentiment de pudeur que je ne cherchais pas à expliquer et qu’en tout cas je n’aurais pu surmonter.” Ce bonheur familial est brutalement anéanti par le décès prématuré du père, le 11 janvier 1889, alors que son fils Jean n’a pas encore fêté son dixième anniversaire. L’enfant mène de front ses études – plutôt laborieuses – et ses compositions musicales – étonnantes pour un musicien adolescent autodidacte. À treize ans il écrit quelques pièces pour chant et piano, qui font fureur dans les salons brestois, à quinze une Messe solennelle à quatre voix mixtes, avec accompagnement de piano et d’harmonium, qu’il dirige lui-même à l’église de Saint-Marc, quartier où sa famille possède une maison. Il est alors inscrit au lycée de Brest, établi rue Voltaire, où il suit les cours des “classes marines” préparant le concours de l’École navale. “Il a été de tout temps entendu que je serais officier de Marine. Je n’ai jamais songé que je puisse m’orienter dans une autre voie. La mer était d’ailleurs pour moi un élément si nécessaire à la vie que pendant très longtemps, je me suis demandé comment il se pouvait que des humains habitassent des villes ou des villages d’où on ne pouvait voir au moins un peu d’eau.” Au lycée, L’adolescent apprécie particulièrement les cours de mathématiques du père Lebel, “homme doux orné d’une barbe blonde et absolument fou de musique”, selon La Dépêche de Brest, ainsi que les leçons de piano du père David. Le potache se lie aussi d’amitié avec le futur compositeur Paul Le Flem (1881-1984), qui abandonne bientôt la “classe marine” pour se consacrer à la musique. Jean Cras, lui, persiste, mais plutôt mollement. En 1895, il échoue au concours d’entrée de l’École navale. Il se console en entamant la composition d’une œuvre lyrique sur la légende d’Écho, dont les vers ont été écrits par son meilleur ami, Alfred Droin. Mais cet échec scolaire provoque une prise de conscience : “Un changement intérieur s’était opéré en moi. Je sentais au cours de l’été 95 que j’étais coupable d’être au lycée un si médiocre élève, car je m’exposais à ne jamais rentrer à l’École navale, ce qui aurait été pour ma mère, et pour moi, un violent chagrin. À la rentrée d’octobre, ma résolution était prise. Je ne touchais plus une note de musique et travaillais avec un acharnement extrême.” Et ces efforts sont récompensés puisque le lycéen, qui vient de fêter ses dix-sept ans, passe le concours avec succès. Certes il n’est classé que cinquante-huitième sur soixante-dix, mais il entre à l’École navale.

Le bordache au piano fait danser ses camarades de promotion

Le 1er octobre 1896, Jean Cras rallie le Borda pour deux années d’études. Durant cette période, la raison l’emporte sur la passion, la mer sur la musique. Laissant de côté ses partitions, le “bordache” s’applique : “Au premier classement après la rentrée, je suis dixième, au deuxième, sixième, au cinquième, quatrième de la promotion, rang que je conserverai jusqu’à la sortie, mais qui m’oblige à travailler beaucoup”. Pas au point, cependant, de renoncer complètement à la pratique musicale : “Au Borda, je suis le « fistot piano » qui fait danser les deux promotions de quatre à cinq, et qui se fait un jour fourrer en prison pour avoir eu le toupet d’aller étudier son violon dans une salle de conférence – le seul endroit où l’on pouvait s’isoler pendant la récréation”. Sa formation achevée, Jean Cras entame une carrière maritime qui va durer trente-six ans, dont vingt-six à la mer, grâce à quoi il parcourt le monde entier. D’abord l’Angleterre et Madère à bord du Bougainville ; ensuite les Antilles, les États-Unis et le Sénégal sur l’Iphigénie. Tout occupé à engranger une foule de “sensations nouvelles”, le jeune aspirant de 2e classe ne compose pas encore en mer. Le temps viendra bientôt – dès 1902, à bord de La Manche – où l’officier de Marine disposera d’une cabine personnelle où il pourra caser un piano droit, fût-ce en remplaçant sa couchette par un simple hamac pour lui faire de la place. Pour l’heure, il attend son retour : “En août 1899, c’est en moi comme un flot qui déborde, et, en moins de deux mois, j’écris un premier trio pour piano, violon et violoncelle, que je baptise Voyage symbolique, et plusieurs mélodies ou motets religieux”. En 1900, il embarque comme aspirant de majorité sur le Brennus, une canonnière cuirassée de 12 000 tonnes, pour une campagne en Orient. Sa carrière aurait pu s’arrêter là… Dans la nuit du 10 au 11 août, alors que l’escadre de la Méditerranée croise au large du cap Saint-Vincent avant de s’engager dans le détroit de Gibraltar, le Brennus est brutalement éperonné par la Framée, un contre-torpilleur flambant neuf de 314 tonnes dont le timonier a mal interprété l’ordre qui lui a été donné. La Framée coule cinq minutes plus tard, faisant quarante-sept victimes tandis que les quatorze survivants sont recueillis par le Brennus. Très impressionné par cet accident, Jean Cras en fait aussitôt le récit dans une lettre à sa famille.

“En un clin d’œil j’étais sur le pont : la Framée était déjà par le fond”

“J’étais à peine couché, quand tout ceci arriva. […] Je ressentis le choc et la trépidation de la machine battant en arrière. […]. En un clin d’œil j’étais sur le pont : la Framée était déjà par le fond. Tout autour de nous d’horribles cris d’angoisse déchiraient le cœur, et les projecteurs éclairaient des têtes surnageant, des espars jetés à la hâte, des bouées, des planches. […] Oh ! les cris : « Au secours ! au secours ! je me noie ! » […] Quelques hommes étaient à peine à 20 mètres du bord. L’un d’eux criait et se débattait, mais la houle était trop forte pour songer à se jeter à l’eau. Celui-ci avait d’ailleurs, à un mètre de lui, une planche salvatrice. Mais il ne la voyait pas, n’entendait pas. Il leva les bras en l’air et disparut. Et toujours les mêmes cris d’angoisse, et l’eau entrant dans les gosiers qui râlent. Nos embarcations revenaient, l’une après l’autre. Trois hommes avaient réussi à sauter à bord lorsque la Framée était encore sur notre étrave. La première baleinière revient avec six hommes, une autre avec trois, une autre avec un et enfin le canot major avec un dernier heureux. Quatorze en tout sur soixante et un ! Les embarcations repartaient, mais en vain. Les cris peu à peu s’étaient éteints et l’on sentait que tous coulaient les uns après les autres. Le silence fut bientôt complet. Quand il fut bien sûr que tout le reste avait sombré, un coup de canon fit rallier les embarcations. C’était fini.” La vie continue. Dès que son métier de marin lui en laisse le loisir, Jean Cras re­prend ses partitions. En cette année 1900 il compose cinq mélodies, trois sonates – pour violon et piano, alto et piano, violoncelle et piano – et un impromptu. L’année suivante, un scherzo, un chant et sept mélodies. Suivant le conseil de Duparc, il se nourrit des partitions de ses grands prédécesseurs : “Quand je le quittai, pour reprendre ma vie de marin, il me donna les petites partitions des quatuors de Beethoven qui pendant de longues années devaient être mon livre de chevet.” Ayant décidé de mener de front ses deux carrières de marin et de musicien, Jean Cras trouve une sorte d’équilibre dans leur complémentarité. La musique confère à l’officier de marine la sérénité nécessaire à tout homme en charge d’un navire et d’un équipage. Le spectacle de l’océan, le recueillement des quarts à la passerelle, l’exotisme des escales nourrissent l’inspiration du compositeur. Comme l’écrit le musicologue Thierry Bouillet, “Jean Cras est le seul à avoir su mener les deux fonctions sans qu’une des deux ne souffre d’un engagement excessif de l’autre”. Son piano l’accompagne désormais dans tous ses déplacements, si bien qu’il peut composer à bord. Le 11 mars 1902, il embarque pour sept mois sur La Manche, navire chargé de la surveillance de la pêche à Islande et Terre-Neuve. En décembre 1902, il transfère son piano sur La Flèche. C’est lors d’une escale de ce bâtiment en Tunisie qu’il fait la connaissance d’Isaure Paul, sa future épouse. Elle a quatre ans de plus que lui, elle est musicienne ; il l’épousera à Paris entre deux campagnes, le 23 janvier 1906. Et elle lui donnera quatre enfants : Isaure (dite “Zézette”) en 1907, Colette l’année suivante, Monique en 1910 et Jean-Pierre huit ans après. L’harmonie règne autant dans ce couple que dans la musique de Jean Cras. Quand il est en mer, il écrit chaque jour à sa compagne et cette correspondance témoigne d’une émouvante compréhension mutuelle. Femme de marin, elle souffre de ses longues absences mais les accepte. “C’est une grande joie pour moi, lui avouera-t-il dans une lettre du 17 avril 1916, que toi aussi, tu aimes la mer, malgré toutes les séparations que nous lui devons. Sachons reconnaître que si elle est dure parfois, elle trempe le caractère, élargit l’horizon de la vie et ouvre le cœur. Et si, après une longue et cruelle séparation, je te reviens plus digne de ton amour, capable d’aimer davantage parce que mon cœur, au lieu de se ratatiner comme celui d’un notaire, se sera épanoui au grand vent du large, cette séparation n’aura pas été inutile.”

La règle Cras dont la magie ne s’éteindra qu’avec  l’apparition du GPS

Malgré la douleur qu’il éprouve à laisser sa famille sur le quai, Jean Cras enchaîne les campagnes, gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire. De 1904 à 1906, il navigue comme officier en second sur le Cassini, qui le mène notamment au Danemark et en Norvège. Cessant de composer pendant environ un an, il “travaille avec ardeur” diverses questions intéressant la navigation. Il met notamment au point un appareil de communication par signaux électriques, imaginé à bord de La Flèche, qui équipera bientôt tous les bâtiments de guerre. C’est également à cette époque qu’il conçoit la règle-rapporteur, instrument fort ingénieux permettant de reporter un relèvement, de tracer une route ou de déterminer un cap sur une carte marine. Cet objet sera inclus dans une “boîte de navigation”, contenant aussi une règle normale et un compas de relèvement, qui fera l’objet d’un brevet d’invention délivré le 7 juillet 1921. Depuis lors, la fameuse “règle Cras” est devenue l’outil indispensable de tous les navigateurs de France et de Navarre. Un peu déroutante au premier abord pour le néophyte, sa manipulation, enseignée dans toutes les écoles de croisière, se révèle vite d’une simplicité biblique et l’on bénit son inventeur d’avoir conçu un outil aussi commode, dont la magie ne s’éteindra qu’avec l’apparition du GPS. De 1906 à 1908, Jean Cras navigue à bord du Massena et du Léon-Gambetta, qui le mène au Canada et au Québec. Au cours de ce voyage, il achève sa Messe à quatre voix a capella, “œuvre toute de piété et de douceur qui n’est pas sans rappeler le Requiem de Fauré”, selon le musicologue Tigrane Yergate. Revenu en France, il re­trouve le Borda où il va enseigner l’architecture navale en tant qu’enseigne de vaisseau. Cette année de cours lui laisse moins de loisirs que la vie en mer pour se consacrer à son art. Les deux mois de vacances d’été lui permettent toutefois de composer son premier – et unique – quatuor à cordes, une œuvre dédiée “À [sa] Bretagne”. C’est aussi à ce moment-là, à bord du Borda, que naît l’idée de composer son drame lyrique Polyphème, d’après un poème d’Albert Samain consacré à ce héros de l’Odyssée – fils de Poséidon, Polyphème est un des Cyclopes qu’affrontera Ulysse. “J’étais alors embarqué sur le Borda, raconte le compositeur dans une lettre ultérieure à un ami […]. C’était un après-midi d’août. Tout le monde était en vacances et je gardais le bord. Il faisait un temps merveilleux, et la rade magnifique de Brest scintillait sous le soleil. J’avais pris au hasard un volume de la Revue de Paris dans la bibliothèque et le fouillais paresseusement, quand je tombai sur le poème de Samain que je ne connaissais pas. Je le lus d’un trait et, de scène en scène, je sentis un trouble intérieur, une émotion ravie s’emparer de tout mon être. Quand je refermai le livre, je compris que je venais de découvrir le poème de mes rêves et que désormais aucune considération ne m’empêcherait de me livrer à lui. Je n’étais plus libre de choisir. Polyphème s’était imposé à moi. Une fois de plus, je me sentais l’esclave docile du maître mystérieux qui me dit : « Fais cela ! » et auquel j’ai toujours obéi.” Peut-être, durant cette période brestoise, Jean Cras séjourne-t-il de temps à autre dans la bâtisse de l’île Keller, un rocher sur la côte Nord d’Ouessant que sa sœur Gabrielle et son mari Louis de Fourcauld ont acheté. Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là, le compositeur n’a jamais été propriétaire de cette île. Quant à l’imaginer, comme le fait Jean-Pierre Abraham dans la revue Armen, “dans la grande salle de son château jouant interminablement de l’orgue dans les nuits de tempête”, cela relève de la plus pure fiction romantique. Comme nous l’a affirmé la petite-fille du compositeur, Mireille Tansman Zanuttini, en fait de “château” la maison de l’île Keller – qui appartient toujours à la famille Fourcauld – est une villa de vacances sans le moindre confort où nul n’aurait songé à installer un orgue.

“Compositeur, je suis l’esclave ; marin, je suis le maître”

Le 1er août 1910, après deux ans d’enseignement, Jean Cras reprend la mer avec du galon. Le voici commandant d’un torpilleur basé à Brest. Seul maître à bord après Dieu, il établit une comparaison entre sa fonction hiérarchique et sa mission artistique : “Compositeur, je suis l’esclave ; marin, je suis le maître. Composer, c’est pour moi obéir à une volonté supérieure, qui me dicte ses volontés et que je sers avec l’ivresse de l’humble disciple dont le seul but est d’exécuter le mieux possible les ordres de son maître. […] Sur ma passerelle, quel sentiment différent ! Cette fois je suis le maître : je commande et suis seul responsable des ordres que je donne. Je sens sous mes pieds mon bateau comme un cavalier son cheval, frémissant, nerveux, prêt à s’emporter au hasard, et qui pourtant, maîtrisé, suit la route que lui impose son maître. […] Aussi, quel orgueil lorsque je réussis une manœuvre difficile, lorsque je sens que j’ai dominé les éléments.” Parfois pourtant, la fonction lui pèse, notamment quand il lui faut réprimander ses hommes. En 1916, à bord du torpilleur Commandant Bory, il écrira à son épouse : “Notre premier devoir est d’empêcher les hommes de commettre des fautes. Hier, [mon second] a été gravement coupable de ne pas grouper mes hommes en détachements. Il les a laissés exposés à la tentation de Tunis, et les hommes ne savent pas résister à la moindre tentation. À bord, ils travaillent merveilleusement. Mais une fois à terre, ils sont comme des enfants. Tu ne peux te figurer comme cela me fait mal au cœur de penser qu’il va falloir commencer à punir. Et je punis sévèrement, tant je sens que c’est mon devoir de le faire. Mais j’en ai le cœur malade.” Le cœur est d’autant plus malade que le pays est en guerre. Après avoir embarqué à Toulon sur le Bouclier, Jean Cras est officier élève à l’École supérieure de la marine à Paris quand le conflit éclate. Il embarque alors sur la Justice, puis le Courbet qui le mène au Moyen-Orient, à Malte et sur les côtes d’Afrique. Débarqué le 6 septembre 1915, il est nommé au ministère de la Guerre comme aide de camp du vice-amiral Ronarc’h et chargé de la défense contre les sous-marins. Le 6 septembre de l’année suivante, il part en campagne dans l’Adriatique à bord du Commandant Bory. “Deux ans de vie intense, écrit Jean Cras, de recherche et de poursuite d’un ennemi, dont le seul but semble être de frapper par surprise, dans le dos, et de fuir dès qu’il est découvert.”

“Que penser du rang que nous occupons dans la création devant ce spectacle de boucherie ?”

Le Commandant Bory attaque les sous-marins en immersion à coups de torpilles. Un jour, l’engin explose trop près du contre-torpilleur dont il fait sauter l’arrière. Jean Cras, qui dirigeait la manœuvre, est précipité à la mer avec l’un de ses matelots. Ce dernier ne sachant pas nager, son commandant le sauve d’une noyade certaine. Son comportement pendant la Grande Guerre lui vaudra d’ailleurs une citation dithyrambique : “Magnifique exemple d’ardeur et d’entrain […]. Commande son bâtiment de la façon la plus brillante ; s’est distingué à maintes reprises…” Certes, mais la brutalité de l’homme en guerre heurte profondément la sensibilité de l’artiste et les convictions du croyant. Dans une lettre du 11 octobre 1914, il écrit : “L’homme est vraiment un être inférieur dans l’échelle des êtres pour que la guerre, l’horrible guerre, soit sur terre une nécessité. Que penser de nous, du rang que nous occupons dans la création, devant ce spectacle de boucherie, de tuerie qui a toute l’Europe pour scène ? Non, l’homme n’est pas le roi de la création. Et nous sentons intensément tout ce qui nous domine. C’est même là notre seul dégoût, ce sentiment que nous portons en nous d’un monde d’où sont bannies ces luttes viles, où règne éternellement la paix infinie.” De ce monde barbare il ne peut s’échapper que par la musique, même si les moments propices à la composition se font rares. C’est ainsi qu’il achève, en mars 1918, l’orchestration de Polyphème entamée dix ans plus tôt. À quoi s’ajoutent plusieurs autres pièces : Quatre “danze” pour piano, Deux paysages pour piano, et la suite pour orchestre Âmes d’enfants, adaptée d’une pièce antérieure pour piano intitulée Six petites mains et écrite à l’intention de ses trois filles. Autant de partitions qu’il a pris soin – avant de partir pour des missions dont il n’est jamais sûr de revenir – de confier au commandant du Marceau, le vieux cuirassé mouillé à Brindisi qui sert de base arrière à la flotte de l’Adriatique. Débarqué du Bory en mai 1918, Jean Cras séjourne un mois à Rome où sa famille a passé l’hiver. C’est là que naît son fils Jean-Pierre, dont chaque anniversaire sera dé­sormais fêté par une composition spécifique de son père. Promu le mois suivant capitaine de corvette, Jean Cras rallie Dieppe pour y diriger la première escadre de patrouilleurs en Manche orientale. Une fois signé l’armistice, il demeure à Dieppe pour y présider la commission de réquisition des chalutiers. Après quoi il rejoint l’État-major général de la Marine à Paris. Dès son arrivée dans la capitale, en mai 1919, il propose son Polyphème à l’Opéra comique, sans obtenir de réponse ferme. Celle-ci viendra l’année suivante, quand l’œuvre lyrique du marin-compositeur remportera le premier prix du Concours de la Ville de Paris.

Un piano demi-queue embarqué à bord du cuirassé

Un mois plus tard, en avril 1921, il doit quitter la capitale pour prendre le commandement de l’Amiral Sénès et de la troisième escadre de torpilleurs de l’Atlantique. À bord de ce bâtiment, il reçoit Alexandre Millerand, président de la République, lors des fêtes du Havre, avant un voyage en Espagne, au Maroc, en Algérie et en Tunisie. C’est également sur le Sénès qu’il commence son Quintette pour piano et cordes, considéré comme l’une de ses œuvres maîtresses. “Cette page monumentale, écrit le musicologue Michel Fleury dans le livret d’un disque récent, propose une synthèse harmonieuse de l’inspiration bretonne et de l’exotisme, et peut être en cela tenue pour l’exact équivalent sonore des lithographies de Henri Rivière.” En mai 1922, suite à un ennui de santé, Jean Cras revient à Paris pour un congé de convalescence. C’est alors qu’il achève son Quintette et participe à la création de Polyphème à l’Opéra comique. Ce travail avec les artistes lyriques, cette atmosphère électrique propre à toute création collective déroutent, agacent le solitaire méditatif ennemi de toute agitation. “Il en avait marre, il était pressé d’en finir”, rapporte sa petite-fille Mireille Tansman Zanuttini, qui n’a pas connu son grand-père mais se souvient des propos de sa tante Monique, seule enfant du compositeur à avoir eu une longue vie – Jean-Pierre est décédé à trente ans, Isaure à vingt-sept, et Colette à quarante-quatre. La première de Polyphème a lieu le 28 octobre 1922, et remporte un joli succès, tant auprès du public que de la critique. “Un chef-d’œuvre absolu et un sommet de l’art lyrique”, affirme Michel Fleury. Pendant quatre ans, Jean Cras reste à Paris, travaillant au Centre des hautes études navales, puis au Conseil de la défense nationale. En août 1926, capitaine de vaisseau depuis deux ans – c’est le plus jeune de son temps –, il reprend la mer à bord du croiseur Lamotte-Piquet, dont il a suivi à l’arsenal de Lorient les travaux d’achèvement. Comme toujours, cette croisière en Afrique occidentale et la suivante à bord du cuirassé Provence sont mises à profit pour composer. Les logements de ces deux navires sont cette fois suffisamment spacieux pour que leur commandant puisse y caser un piano demi-queue. De cette époque datent notamment le Trio à cordes et la suite pour orchestre Journal de bord, dont l’intitulé des trois mouvements affirme clairement l’inspiration maritime : “1) Quart de huit à minuit, houle au large, ciel couvert se dégageant au coucher du soleil. 2) Quart de minuit à quatre, très beau temps, mer très belle, rien de particulier, clair de lune. 3) Quart de quatre à huit, la terre en vue droit devant.” C’est aussi à bord du Provence qu’à l’occasion d’une escale en Espagne il accueille le compositeur Manuel de Falla. Débarquant du cuirassé en octobre 1929, il se rend à Paris où il rejoint l’État-major général des recherches scientifiques. Promu contre-amiral deux ans plus tard, il revient dans sa ville natale comme major-général commandant du port de Brest. Là s’achève cette vie trop brève mais si bien remplie. Admis à l’hôpital maritime le 11 septembre 1932, il y décède trois jours plus tard, emporté par une “ma­ladie foudroyante” dont sa famille ne saura jamais la nature exacte. Peut-être Jean Cras était-il simplement épuisé par sa vie de marin. En 1915, il écrivait à son épouse : “Je suis persuadé que ce sont les quarts de nuit qui font qu’on est si vite usé dans la marine. Ce n’est pas seulement le quart en lui-même, mais bien plus le réveil brusque en plein sommeil, le choc nerveux infligé à l’organisme, lorsqu’on l’oblige à passer du profond sommeil au saut du lit, qu’il faut se plonger brutalement la tête dans l’eau pour se secouer, pour abréger ce passage pénible du sommeil à la veille”. Sans cette vie de marin, Jean Cras aurait peut-être vécu plus longtemps et nous aurait laissé une œuvre plus importante. Mais sa musique aurait-elle été aussi inspirée si la mer ne l’avait pas tant nourrie ?