Conor O’Brien à la barre en 1925 à côté de Kioa, le matelot qu’il a embarqué aux îles Tonga. Un équipier hors pair au caractère débonnaire – le seul à supporter l’impétueux skipper lors du tour du monde par les trois caps de Saoirse. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS
Conor O'Brien à la barre en 1925 à côté de Kioa, le matelot qu'il a embarqué aux îles Tonga. Un équipier hors pair au caractère débonnaire - le seul à supporter l'impétueux skipper lors du tour du monde par les trois caps de Saoirse. © Judith Hill, In Search of Islands, A life of conor O'Brien, 2009, The Collins Press

par Laurent Charpentier

En 1923, Conor O’Brien entreprend un tour du monde par les trois caps sur un ketch de 13 mètres qui arbore fièrement le pavillon de la toute jeune République d’Irlande, et ne ressemble guère aux yachts sophistiqués de son temps. Marin, architecte, alpiniste, O’Brien était anglais par sa mère, et s’engagea au sein de la Royal Navy pendant les deux guerres mondiales, Mais il prit aussi part à la lutte pour l’indépendance de l’Irlande, la patrie de son père, y compris avec son voilier, utilisé pour des transports d’armes clandestins. Son bateau taillé pour le large est à l’image de ce navigateur au caractère farouche, voire volcanique, qui l’a baptisé Saoirse – « la liberté », en gaélique.

Dès le premier craquement, Conor O’Brien a compris que tout était fichu. En pleine nuit, son ketch Kelpie est venu se briser sur des récifs, au Sud-Ouest de l’Écosse. « J’avais tué mon pauvre petit bateau. Lui, qui avait travaillé tout seul nuit et jour, m’a trouvé endormi pendant mon quart », note le marin quadragénaire, qui naviguait alors en solitaire. « La récompense de tous ses mérites a été sa destruction. » Ce 28 septembre 1921, Conor récupère à la hâte quelques voiles. Il sauve aussi son journal de bord puis, en équilibre sur son youyou surchargé, part à la recherche d’un point de débarquement entre les falaises rocheuses. Derrière lui, Kelpie, feux de route encore allumés, disparaît. « Sa fin est arrivée si vite que je n’ai pris conscience de sa perte qu’après avoir mis les pieds sur les quais de Portpatrick, dans la lumière grise de l’aube, témoigne le yachtman irlandais. Je me suis retrouvé sans domicile, coincé à terre et dépendant des autres pour me déplacer. » Ce qui semble un désastre s’avérera une épreuve initiatique qui déterminera son destin. Quelques semaines avant l’accident, l’Irlande avait gagné son indépendance au terme de deux ans d’affrontements avec les troupes britanniques. De même, le naufrage de Kelpie va pousser Conor O’Brien à construire un voilier qui bouleversera sa vie. Il s’appellera Saoirse, « Liberté », en gaélique.

Le petit Conor O’Brien (en bas) grandit à Londres, mais il est le rejeton d’une famille d’aristocrates et de propriétaires terriens irlandais
qui se retrouve dans le manoir familial de Cahermoyle, à une trentaine de kilomètres à l’Ouest de Limerick (en haut). © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

Petit, trapu, cheveux roux, visage fin et yeux bleus rieurs, Edward Conor Marshall O’Brien n’a jamais parlé le gaélique. Il est pourtant, par son père, issu de la plus haute aristocratie irlandaise. Grandir en sachant que pendant cinq siècles durant, de 1072 à 1543, ses lointains ancêtres gaëls ont régné sur Thomond, le royaume de Limerick, à l’Ouest de l’Irlande, doit faire de l’effet dans les cours de récré. Sauf que le petit garçon est né à Londres, en 1880, et a suivi sa scolarité en Angleterre, patrie de sa mère et puissance coloniale dans de nombreux pays, dont l’Irlande. Être né à la fois Anglais et Irlandais : toute sa vie, Conor O’Brien devra composer avec cette dualité, quitte à prendre le large comme on prend sa respiration. Pour le moment, le jeune écolier vit avec son frère Aubrey et ses sœurs Katharine et Margaret dans un quartier chic de la capitale anglaise, à vingt minutes de marche de Hyde Park et du Royal Albert Hall.

La famille passe ses vacances en Suisse l’hiver, en Italie l’été. Parfois, tout le monde se retrouve à Cahermoyle House, dans le comté de Limerick. Edward, le paternel, a fait reconstruire ce somptueux manoir comme un palais vénitien, en prenant soin de ne choisir que des matériaux locaux : calcaire noir d’Ennis, marbre vert du Connemara, porphyre rouge de Cork, marbre brun de Kilkenny… C’est que le père de Conor est un landlord, grand propriétaire terrien qui tire sa fortune de ses centaines d’hectares loués à des métayers démunis. Mais qu’on ne s’y trompe pas, lui-même s’est résolu à faire primer le bien commun sur les seuls intérêts de sa classe. Il participe activement à la mise en place de la réforme agraire irlandaise qui, en un peu plus de vingt ans, mettra fin à ce système inique. En 1903, une partie des terres a enfin été transférée aux paysans qui la travaillent quand Conor O’Brien, vingt-trois ans, commence des études d’architecte aux côtés d’un expert de l’art gothique.

La petite baleinière Mary Brigid arpente l’Ouest de l’Irlande

Ses premiers pas dans le métier le conduisent naturellement en Irlande, où il est chargé de faire les relevés et les dessins de la forteresse médiévale en ruine d’Askeaton et de plusieurs monastères, tous vénérables édifices liés à l’histoire de la famille O’Brien. Conor séjourne de plus en plus souvent dans son deuxième pays. On le voit, l’été, tirer sur les avirons d’un naomhóg de bois et de toile. Vers l’âge de vingt-six ans, il se risque en solo dans la baie de Dublin, sur un petit voilier de location. Lui qui s’était astreint sans conviction à quatre ans d’études au Trinity College d’Oxford, choisit sur le tard de s’initier à la voile en autodidacte. « On ne peut pas apprendre à naviguer dans les livres, mais par tâtonnements », expliquera le navigateur trente ans plus tard, dans l’un des guides techniques qu’il a publiés. « Si mes préceptes empêchaient quelqu’un de faire des erreurs ils lui feraient du tort, mais je n’ai jamais rencontré un yachtman qui suive le conseil qu’il cherchait. Alors qu’est ce qui justifie que je les mette par écrit ? Simplement ceci : je veux inciter le plaisancier à faire preuve d’esprit critique dès son initiation. » Ce même esprit d’émancipation conduit Conor à adhérer au Sinn Féin, parti nationaliste irlandais, prônant alors une forme de résistance non-violente face aux Britanniques.

Vue de Limerick depuis la Shannon. On aperçoit la tour carrée de la cathédrale de St-Mary, édifiée au XIIe siècle à l’instigation d’un ancêtre de Conor, Domnall Mór Ua Briain, roi de Thomond et de Limerick. © LOOK AND LEARN/BRIDGEMAN IMAGES

Pour poursuivre ses travaux topographiques, le jeune architecte s’installe sur Foynes Island, dans l’estuaire de la Shannon. Il s’offre une baleinière à clins de 8,20 mètres, la Mary Brigid, pour 10 livres sterling, l’équivalent d’environ 1 500 euros en 2023. Sur cette embarcation dotée d’un gréement de yawl, il embarque régulièrement ses deux sœurs, une de leurs amies et un pêcheur du cru. « Pendant un temps, cette baleinière a été mon bien le plus cher. Mais, hélas, j’étais trop âgé quand je l’ai acheté. Dans ce pays ou ce climat, on doit commencer à naviguer le plus tôt possible car il n’y a pas plus sportif qu’un canot ouvert. »

Conor et son équipage mixte – fait rare en 1907 – sillonnent ardemment la côte Sud-Ouest de l’Irlande. Falaises de roc, courants de marée, houle Atlantique, tout est rude, tout est beau, tout est aventure. Pour venir régater autour de l’île Valentia, les cinq jeunes gens n’hésitent pas à convoyer chaque fois la Mary Brigid depuis Kenmare, à 30 milles de là. Ils accompagnent aussi, pendant des nuits entières, une flottille de canots senneurs menés par onze hommes chacun, à l’aviron. Le vaillant équipage de Conor conduira aussi le voilier depuis la région du Kerry jusqu’à Dublin, avec retour à Limerick par le Grand Canal. « Le Sud-Ouest du Kerry n’est pas l’école la plus tranquille pour apprendre la voile, pas plus qu’une ex-baleinière de garde-côte n’est le bateau le plus facile à manœuvrer pour un novice. Mais je crois que la combinaison des deux permet un apprentissage maritime plus concret que la régate en baie de Dublin. »

Un grand gamin assis dans un voilier à roulettes, pipe au bec et bachi sur le crâne

Après les embruns, retourner au décamètre et à la table à dessin est, pour le futur marin, une corvée. L’architecture ne porte ni son ambition ni son épanouissement. Elle n’est que le moyen de gagner sa vie. Grâce à son demi-frère Dermod, célèbre peintre de portraits et paysages, très engagé dans le mouvement coopératif irlandais, Conor O’Brien obtient une place dans un organisme agricole. La Société d’organisation agricole irlandaise lui confie la conception de laiteries pour tout le pays. Ardoises sur le toit, béton pour les murs, fenêtres à guillotine. Les bâtiments qu’il dessine avec minutie sont utilitaires, pratiques et standardisés.

Caricature de la bande de copains dublinois de l’United Arts Club. Conor O’Brien est représenté par Beatrice Evelry dans la coquille de noix au premier plan. « On se les rappellera à jamais ! », clame le poète William Butler Yeats (dernier rang, tout à droite). © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

« C’était un créneau confortable et peu exigeant, lui fournissant une quantité régulière de travail et un revenu fixe, explique Judith Hill, sa biographe. Ce n’était pas l’emploi que quelqu’un avec l’impatience et l’indépendance de Conor aurait gardé des lustres. Il est peut-être surprenant qu’il ait tenu si longtemps. » S’il peut demeurer à ce poste basé à Dublin pendant cinq ans, c’est sans doute grâce à la place sociale qu’il a acquise. Plongé dans le bouillonnement artistique de la ville, Conor O’Brien s’habille chic, ose l’excentricité et fréquente l’intelligentsia. Il côtoie Lady Gregory, une fondatrice de l’Abbey Theatre de Dublin, l’écrivain pacifiste George Bernard Shaw, prix Nobel de littérature en 1925, et le poète-peintre-critique-économiste George William Russel. Un dessin humoristique croqué à l’United Arts Club, dont Conor est l’un des fondateurs, caricature l’assemblée qui s’est réunie ce jour-là : peintres, musiciens, poètes, écrivains et dramaturges dont William Butler Yeats, figure majeure de la renaissance littéraire irlandaise qui sera lui aussi lauréat du Nobel, en 1923. O’Brien apparaît au centre de l’image, sous les traits d’un grand gamin assis dans un voilier à roulettes, pipe au bec et bachi sur le crâne… Ce qui en dit long sur la singularité du personnage.

« Posséder un yacht et voir le monde est une ambition très louable », écrit Conor O’Brien qui passe à l’acte en 1910, en achetant le vieux cotre de 14 mètres Kelpie, ici dessiné avec son gréement originel de cotre. © WINSTON MEGORAN/ COLL. JOHN MEGORAN

En 1910, Conor a trente ans. Il vend sa part dans la maison d’Upper Mount Street, à Dublin, qu’il venait d’acheter avec ses sœurs, pour l’échanger contre un vrai yacht. Il s’agit de Kelpie, cotre en bois de 14 mètres lancé à Lymington quarante ans plus tôt. « Posséder un yacht et voir le monde est une ambition très louable », analyse-t-il d’un ton distancié et narquois dans un ouvrage de 1928, From three yachts (non traduit). « Mon nouvel achat était en tout point extravagant. Il était surtoilé, peu maniable et gréé comme le sont tant de yachts : de manière fonctionnelle, mais bien peu ergonomique. Et je n’étais moi-même pas très prudent dans la conduite du bateau, qui bien sûr n’était pas assuré. Passant d’une embarcation non pontée – qui plus est très délicate dans la brise – à un voilier que je croyais naïvement inchavirable, je pensais que naviguer voulait dire porter de la toile. Et j’ai fait de mon mieux pour le faire chavirer. » Prudemment, il décide de faire appel à William Brady, un skipper professionnel, pour apprendre à maîtriser Kelpie. Il entreprend aussi de transformer le bateau en ketch, ce qui divisera un plan de voilure trop imposant.

Conor O’Brien, qui fait bientôt regréer Kelpie en ketch pour en faciliter la manœuvre, fait équipe avec sa sœur Katharine (ici à la barre), qui endosse le rôle de second, que ce soit pour des missions d’inspection des pêches ou pour des trafics plus interlopes et nettement plus risqués… © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

Cette démarche consistant à rendre son voilier plus facile à manœuvrer en équipage réduit, sans altérer ses performances, animera son esprit de chercheur jusqu’à la fin de sa vie. « Quand viendra le temps où je ne verrai plus rien à modifier sur mon navire, ce sera un signe de sénilité. » Même s’il est attaché à son bateau en tant qu’objet, Conor O’Brien préfère le voir comme un moyen de transport plutôt qu’un yacht. Il refuse de se considérer comme un yachtman, pour qui la navigation est un divertissement. « En fait, mes plus heureux souvenirs de mer sont liés aux voyages entrepris avec un but autre que la recherche du plaisir. » L’été 1914 viendra confirmer cette vision.

Cette année-là, il est prévu que soit promulguée à Londres une loi accordant une forme d’autonomie à l’Irlande. Son nom : le Home Rule Bill. Au Nord du pays, les unionistes protestants s’opposent à ce projet et se font livrer, avec l’accord implicite des autorités anglaises, vingt-cinq mille fusils et cinq millions de cartouches made in Germany. En réponse, les soutiens au Home Rule, modérés comme nationalistes, décident d’afficher leur détermination en débarquant publiquement et en plein jour un chargement d’armes. Celui-ci, nettement plus réduit, compte au total mille cinq cents fusils et quarante-neuf mille cartouches. Pour cette manifestation, qui n’est pas du goût des Britanniques, les armes seront transportées en contrebande par deux voiliers de plaisance de taille similaire et non motorisés, le Kelpie et l’Asgard. Le 29 juin 1914, Conor appareille en compagnie de sa sœur Katharine avec les matelots professionnels Tom Fitzsimons et George Cahill, ainsi que Diarmid Coffey, alors jeune avocat à Dublin. « Si je rencontre quelqu’un qui se vante d’être immunisé contre le mal de mer, je suis à peu près sûr qu’il n’a jamais rencontré du vent de face et une forte houle en sortant de la rivière Shannon », note Conor. Pendant trois jours, les conditions sont rudes, le brouillard insistant, et le capitaine furax. « O’Brien avait un caractère des plus colériques qui soit et était extrêmement tendu, racontera Diarmid Coffey. Mais au fond, son tempérament était chaleureux et bienveillant. D’une minute à l’autre il passait des imprécations féroces aux excuses. » L’escale prévue à Cowes, « La Mecque du yachting », inquiète encore Conor. Son bateau défraîchi et son équipage mercenaire ne cadrent pas avec le standing local, où brillent casquettes et vernis. De plus, Asgard, ketch mené depuis Conwy (à l’Ouest de Liverpool) par l’écrivain Erskine Childers (CM 308), n’est pas à l’heure au rendez-vous. Pendant deux jours, le quintette de Kelpie attend, sur les dents. Il tente de donner le change en briquant consciencieusement le pont et en passant quelques coups de peinture. La rencontre entre les deux hommes sera orageuse. Alors qu’O’Brien lui reproche son retard, Childers l’accuse d’avoir mis en péril le secret de l’opération par l’envoi de télégrammes demandant des nouvelles. Pour Childers, cloisonnement et discrétion sont les clefs de la clandestinité. Pour O’Brien, connaisseur sensible des multiples communautés maritimes, l’invisibilité passe par un jeu de rôle. Il estime que se comporter comme des plaisanciers normaux, ouverts et volubiles est la meilleure des couvertures.

Aux côtés de Kelpie, à Conor O’Brien, le yacht Asgard prend part pendant l’été 1914 à une opération secrète qui n’aurait pas déparé dans les pages de L’Énigme des Sables, le roman culte que son capitaine Erskine Childers a publié en 1903 : le transport, sous couvert de croisière d’agrément, de fusils destinés aux insurgés irlandais. © THE LIBRARY OF TRINITY COLLEGE DUBLIN
Mary Spring-Rice et Mary Alden Childers avec un échantillon de la cargaison d’Asgard. © THE LIBRARY OF TRINITY COLLEGE DUBLIN

Le lest est balancé pour faire place à une cargaison d’armes clandestine

Kelpie est le premier des deux voiliers à accoster le Gladiator, le 12 juillet. Ce remorqueur en attente près du bateau-phare de Ruytingen, au large de Dunkerque, vient de Hambourg avec un chargement de fusils Mauser modèle 1871, déclassés. Conor et son équipage démontent les planchers et la table du carré qui rejoignent les coussins des fauteuils sur le pont. Les sacs de gravier qui remplaçaient le lest d’origine (des lingots de fer laissés en Irlande), sont vidés par-dessus bord. Six cents armes, emballées par dix dans une protection de paille, viennent se loger sur des caisses de munitions. Le chargement terminé laisse juste assez d’espace sous le pont pour ramper de l’avant vers l’arrière. Dans ce confort précaire, le voyage retour va durer douze jours, sans encombre. Kelpie croise benoîtement une flotte de cuirassés britanniques en route pour une revue générale. Il fait escale à Penzance dans la brume, pour prendre des vivres et des journaux, qui évoquent une possible guerre en Europe. Dérogeant encore aux règles des trafiquants d’armes, Conor O’Brien, se permet un mouillage en plein jour devant le village d’Abersoch, au Pays de Galles, considérant que ce sont les attitudes les plus ordinaires qui passent inaperçues. Les armes seront transférées à proximité de là, mais nuitamment, sur un voilier doté d’un moteur auxiliaire, le Chotah.

Les armes du Kelpie sont transbordées sur un autre voilier devant le Pays de Galles avant leur arrivée en Irlande, tandis qu’Asgard a rendez-vous à Howth pour distribuer directement ses fusils aux troupes des Irish Volunteers, le 26 juillet 1914. Erskine Childers est ici de dos, en pantalon et vareuse de toile cirée. © THE LIBRARY OF TRINITY COLLEGE DUBLIN

L’Asgard réussit aussi sa mission en distribuant neuf cents fusils et leurs cartouches directement dans les mains des jeunes Irish Volunteers, le 26 juillet 1914, à Howth, près de Dublin, en présence de la presse. L’événement, devenu un des jalons de l’histoire irlandaise, éclipse la participation d’O’Brien. Pourtant, son chargement arrive lui aussi à bon port, cinq jours plus tard, sur une plage isolée de Kilcoole. Parmi les embarcations venues décharger de nuit le Chotah, se trouve une baleinière à clins : la Mary Brigid, manœuvrée par Katharine et Conor.  « Je suis vraiment content d’avoir fait ce voyage, confiera-t-il à Erskine Childers. Avant, j’avais toujours été un horrible poltron sur l’eau, en particulier dans ma propension à imaginer un naufrage alors que j’aurais dû dormir. Ce mois en mer m’a donné confiance à la fois dans mon bateau et en moi-même. Par-dessus le marché, j’ai vraiment beaucoup appris sur la manière de mener un voilier. »

Dès la déclaration de guerre du Royaume-Uni à l’Allemagne, le 4 août 1914, les nationalistes irlandais, modérés comme radicaux, vont combattre sous le pavillon britannique. L’ennemi est commun, la décolonisation est repoussée. Le Home Rule Bill, finalement promulgué le 18 septembre, n’est pas mis en application. Erskine Childers est engagé volontaire pour la Royal Navy. Conor O’Brien, officier de réserve, va commander plusieurs petites unités de lutte contre les sous-marins, et passe toute la guerre sur l’eau. À la démobilisation, son retour en Irlande, comme pour beaucoup d’anciens combattants, est douloureux. Le pays est soumis aux exactions des Black and Tans et des Auxiliaires, deux milices payées par la Grande-Bretagne pour éliminer les nationalistes du Sinn Fèin. Dublin, qui abrite le quartier général des forces britanniques et celui des rebelles, ressemble à une ville occupée. Couvre-feu, perquisitions, ratissages, la guerre d’indépendance est déclarée.

À l’heure de concevoir le voilier de grand voyage dont il rêve, Conor O’Brien tourne le dos à l’esthétique du yachting de son temps, se référant à celle des voiliers de travail du XIXe siècle. Saoirse, « Liberté », sera à son idée, solide, simple, manœuvrant et pratique… Noter, sur cette image prise en croisière, l’annexe pliante Berthon en remorque. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

Conor se réfugie sur Foynes Island, dans la maison de sa sœur Margaret. Son activité dans l’architecture est sporadique, mais il a gardé Kelpie. Cet homme écartelé entre deux pays qui s’affrontent va encore choisir ce qui les relie : l’océan. Sur son bon vieux ketch, il s’engage à sa manière, du côté du Dáil, gouvernement révolutionnaire créé par soixante-treize députés du Sinn Fèin. Il est missionné pour inspecter les nouvelles coopératives de pêche installées sur la côte Ouest du pays. Alors qu’attentats et représailles sanglantes entravent les déplacements par la route, la voie maritime reste ouverte. Épaulé par deux pêcheurs, secondé par sa sœur Katharine et accompagné par une journaliste, Conor O’Brien passe l’été 1920 de ports en criques, goûtant toujours plus les territoires de roc et de vent de la verte Érin.

Au diable le yachting côtier en blazer et cravate!

Après le naufrage de Kelpie, en septembre 1921, Conor est désemparé. La mise en chantier d’un nouveau voilier va métamorphoser le marin. Le futur Saoirse sera en partie à son image. Les lignes de son futur voilier s’inspirent d’un ancien bateau de pêche lancé en 1860. Alors qu’au même moment en Écosse, William Fife lance des coursiers en composite (à membrure métallique et bordé en bois), Conor choisit un charpentier traditionnel à Baltimore, dans le Sud de l’Irlande. Si la raison est aussi financière, O’Brien se défie de la modernité qu’il juge futile et néfaste quand elle ne sert pas le collectif. Il a lu les récits de Joshua Slocum, Alain Gerbault ou Harry Pidgeon. Il a dévoré les journaux de bord du temps de la voile et les témoignages des marins d’antan dénichés chez les bouquinistes. Mais il se distingue de ses mémorables aînés par une originalité : il veut un voilier de plaisance spécifiquement dédié à la haute mer, aux traversées au long cours, aux houles océaniques. Au diable le yachting côtier en blazer et cravate !

© JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS
Solidement construit tout en bois, Saoirse est pensé pour la haute mer, les longues traversées, avec un poste de barre bien protégé et un intérieur plutôt accueillant, voire cosy, par rapport à la longueur du ketch : 11,25 mètres. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS,
A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

Conor O’Brien conceptualise avant l’heure le bateau de grande croisière où priment sécurité, facilité de manœuvre et confort. Il se permet même de doter son nouveau ketch d’une dunette, pour plus d’espace intérieur ! La coque de Saoirse, qui mesure 11,25 mètres à la flottaison, est lancée en catimini dans l’été 1922. Le temps n’est pas aux flonflons et au champagne. La paix est signée avec les Britanniques, mais le pays sombre dans une guerre civile féroce entre républicains modérés et radicaux. Le nouvel état libre d’Irlande sortira « hébété et meurtri, abattu et prostré » de cette épreuve, selon les mots de l’historien Pierre Joannon. Le 20 juin 1923, un mois après la fin de ce conflit fratricide, Conor O’Brien prend le large et sa liberté.

Le capitaine de Saoirse explique son départ autour du monde par une invitation à faire l’ascension du mont Cook, dans les Alpes néo-zélandaises, le jour de Noël 1923. Et c’est bien de grandes vacances dont il s’agit. Pendant deux ans, il se met à distance de son pays paternel déchiré, en proie à l’intolérance et la peur. Quant à l’escalade, Conor la pratique depuis le lycée pour, selon lui, « calmer sa nervosité ». Pectoraux saillants, corps vif et musclé, il a participé à de nombreuses courses dans le parc national de Snowdonia, au Pays de Galles, avec un groupe d’alpinistes expérimentés, dont George Mallory, qui tentera d’escalader l’Everest à trois reprises. Dans cette compagnie de sportifs, O’Brien devient légendaire : c’est le seul à grimper en fumant la pipe et, surtout, pieds nus, comme une sorte de capitaine Haddock sous stéroïdes ! En fait, ce navigateur inflammable a besoin du contact physique avec les éléments naturels. À bord, il s’expose au soleil dès que possible et multiplie réglages et manœuvres. « J’ai une nature remuante et n’aime pas rester assis uniquement pour jouir d’une belle journée. »

Saoirse prend la route des clippers autour du monde

Le gréement à corne de Saoirse, doté notamment des anciennes voiles de Kelpie, est relativement complexe. De plus, le bateau ne dispose pas de moteur, de radio ou d’un quelconque pilote automatique. Les deux équipiers rétribués sont donc là pour relayer le capitaine, mais aussi pour cuisiner et entretenir le matériel. À part une escale imprévue à Recife, au Brésil, histoire de consolider le grand mât en partie fendu, Conor suit la route traditionnelle des clippers, en l’adaptant aux différentes situations météorologiques qu’il rencontre. « En plein océan, ce n’est pas la place qui manque et il est inutile de s’obstiner à lutter contre un vent contraire alors que la connaissance des lois qui régissent les mouvements dépressionnaires permet, par des manœuvres simples, de trouver un vent favorable. »

L’équipage de Saoirse regagne le bateau à son mouillage de l’île de Foynes – ici, à domicile, c’est dans une prame « en dur ». © LEN.IE

Le Cap, Durban, Melbourne, Picton, Napier, Auckland… Saoirse rallie les ports du Commonwealth, liés à la couronne anglaise, en arborant pour la première fois le pavillon vert-blanc-orange de la toute jeune république d’Irlande. Certains officiels font la grimace, mais Conor garde son cap d’insolence. Sa priorité est d’abord de fiabiliser son bateau en changeant par exemple le grand mât pour un autre, de plus forte section, ou en rendant le cockpit autovideur. L’autre problème, bien plus ardu, est de trouver (et de garder !) des équipiers compétents, capables de naviguer sous des latitudes hostiles, dans l’espace restreint d’un petit voilier et sous le commandement d’un capitaine à la fois obstiné, impétueux et farceur.

« Je pense que, d’une façon générale, pour bien travailler et en particulier pour conduire un bateau, il faut que le commandant soit stimulé par une certaine opposition de la part des équipiers », affirme O’Brien, alors que Saoirse est dans l’Océan Indien. « Privé de cet aiguillon, comme c’était alors le cas, j’étais trop rapide à réduire la voilure et trop lent à la rehisser ; lorsque plus tard, un de mes matelots me demanda à grands cris qu’on prît des ris, mon esprit de contradiction naturel me fit hisser les huniers. » Certains marins désertent, d’autres se blessent ou tombent malades et l’un d’eux choisira de marier une femme rencontrée à l’escale. Seul Kioa saura s’accorder avec son capitaine. Embarqué à Eua, une île des Tonga, il débarquera à Dublin un an plus tard. Ses compétences débonnaires constitueront l’antidote parfait à la pétulance de Conor.

Lors de son tour du monde de 1924-1925, Saoirse emprunte la route des grands voiliers, sans faire plus d’escales que le strict nécessaire. Noter,
sur ce beau bord de portant, la bonnette lacée à la bordure de misaine et celle qui a été établie sur un bout-dehors de vergue de fortune carrée. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

La trajectoire de Conor O’Brien autour du globe par les trois caps et les quarantièmes tient de la course d’endurance. S’il ne doute guère de son bateau et de ses capacités, Conor s’inquiète plutôt de ses finances. Il songe plusieurs fois à vendre son bateau pour rentrer fissa en Irlande, mais l’aide bienveillante de son demi-frère Dermod, resté à Dublin, va le sortir d’affaire. La seule « croisière » -– il la nomme ainsi – qu’il s’autorise est un aller-retour vers Eua depuis Auckland, avec pour mission de transporter des sacs de courrier et… des pigeons voyageurs !

O’Brien ne visite pas d’autre île tropicale, mais reprend la route des hautes latitudes vers le Horn. Dans le récit qu’il fera de cette circumnavigation, la capitaine de Saoirse se livre peu et banalise son quotidien hauturier. Sous sa plume, pas d’emphase pour décrire coups de vent et manœuvres périlleuses, mais les mots réservés d’un professionnel de la mer qui en a vu d’autres. Il reconnaît lui-même son inhibition – c’est touchant – quand il explique qu’un équipier refuse de poursuivre la route avec lui : « Je regrettais alors de ne pas être plus fin psychologue pour savoir comment le prendre et meilleur écrivain pour pouvoir décrire avec tact son comportement. » Sa sensibilité n’émerge que dans les descriptions des nombreux animaux marins croisés sur son chemin, mais les paysages ne l’émeuvent que dans la mesure où ils lui rappellent le Sud de l’Angleterre ou l’Irlande. « Je suis de nature plutôt casanière et je me résous difficilement à quitter mon village. C’est d’ailleurs plus par paresse que par peur de me retrouver dépaysé ; je ne ressens en effet aucune crainte à la pensée de me trouver en terre étrangère. »

En 1928, Conor O’Brien se marie avec l’artiste peintre anglaise Katharine Frances Clausen. Ensemble, ils partent à bord de Saoirse pour trois ans de vagabondage entre les Baléares et les îles grecques. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

« Le voyage était vital ; nous le considérons comme prescrit par un docteur »

Après les Malouines, puis Recife, la dernière étape du voyage débute à Horta, aux Açores, le 3 juin 1925. Le voilier accueille Katharine, venu prêter main-forte à son frère victime d’une cécité partielle provoquée par le soleil. L’arrivée de Saoirse à Dublin, deux ans pile après son départ, est un événement qui attire des milliers de personnes et une flottille d’embarcations les plus diverses. Un défilé de cent véhicules traverse la ville pour célébrer le retour de l’« ambassadeur informel » du nouvel état irlandais. Conor O’Brien s’est fait un nom et a certifié son identité : marin. Reconnu par ses pairs, il rédige dans la foulée le récit de son voyage. Across Three Oceans, paru trente-sept ans plus tard en France sous le titre Saoirse dans les mers du Sud, est un best-seller dans le monde anglo-saxon. Plusieurs fois réimprimé, le livre marque le début d’une carrière d’écrivain maritime qui sera jalonnée de quatorze ouvrages, dont cinq romans pour la jeunesse. Cette activité, conjointe avec la rédaction d’articles pour la presse nautique anglaise, lui permet de vivre en naviguant.

En 1926, O’Brien convoie aux Malouines un autre voilier sorti de sa planche à dessin et du chantier naval de Baltimore : Ilen. Émanation directe de Saoirse, mais d’une taille supérieure et doté d’un moteur auxiliaire, le ketch porte le nom d’une rivière du comté de Cork. Il servira au transport de moutons, de marchandises et de passagers entre les îles de l’archipel pendant un demi-siècle.

« Puisse le petit bateau représenté ici, empli de notre bonheur, arriver chez vous chargé de nos vœux les plus heureux pour cette nouvelle année. » Ces quelques vers accompagnés d’un dessin de Saoirse sur une carte de Noël en 1928 témoignent d’un autre changement, plus intime. Conor, quarante-huit ans, s’est marié quelques mois plus tôt avec Katharine Frances Clausen. De six ans sa cadette, cette artiste anglaise est peintre et illustratrice. Saoirse sera leur foyer pendant les trois ans qu’ils passeront en Méditerranée, des Baléares aux îles grecques. « Le voyage était vital ; nous le considérions comme prescrit par un docteur », écrira Conor avec prescience. À bord, chacun laisse libre cours à sa créativité. Elle dessine, lui écrit, Saoirse porte leur harmonie. Conor s’autorise pour la première fois à vivre sans injonctions, au fil du temps. « Les yachts servent à découvrir des îles, » annonce-t-il en ouverture du livre commun qui raconte leur long séjour à Ibiza. « Je ne pense pas que Saoirse aurait pu faire une plus heureuse découverte », sont les derniers mots du volume, 276 pages plus loin.

Fort de la réussite de Saoirse, Conor O’Brien se voit confi er la conception d’un voilier de transport et de ravitaillement à propulsion auxiliaire pour les îles Malouines : Ilen. © JUDITH HILL, IN SEARCH OF ISLANDS, A LIFE OF CONOR O’BRIEN, 2009, THE COLLINS PRESS

L’union nomade de Conor et Katharine durera huit ans. Elle meurt à Londres en 1936, probablement d’une leucémie, à l’âge de cinquante ans. Resté seul, le marin vivra reclus à bord de son ketch, à Falmouth, avant d’être contraint de le vendre, en 1940. Avec la Seconde Guerre mondiale, le vieux briscard reprend du service pour escorter des navires le long des côtes anglaises et à travers l’Atlantique. Conor O’Brien retournera ensuite à sa retraite solitaire sur Foynes Island, dans la rivière Shannon. Souvent pieds et torse nus, il déjeune d’un morceau de fromage et d’une bouteille de Guinness. Il continue aussi à écrire et à construire de petites embarcations en bois, jusqu’à son décès le 18 avril 1952.

EN SAVOIR PLUS

La renaissance de Saoirse

© KEVIN O’FARRELL

Au tournant de 1940-1941, Conor O’Brien vend Saoirse à un ancien de la Navy, Eric Ruck. « Je considère ce voilier comme un monument historique, disait Ruck en 1950. Et je le traite avec tout le respect qui lui est dû. » Le nouveau propriétaire ajoute juste une bôme à la grand-voile qui était à bordure libre. Il navigue régulièrement le long des côtes Sud et Ouest de l’Angleterre, suscitant la curiosité des amateurs de voile, qui reconnaissent le célèbre bateau. Le ketch change encore de mains au début des années 1970. On le voit même en escale en Irlande, à Dun Laoghaire, en 1974, sur le chemin d’une croisière vers l’Islande. « J’ai été le dernier propriétaire de Saoirse et pendant des années après sa perte j’ai rêvé qu’elle avait été sauvée », déclare Alan Bolton, qui a parcouru 31 000 milles en croisière avec le bateau. En février 1980, Saoirse est au mouillage à Negril Bay, en Jamaïque, sous la garde de son second. Une nuit, dans un coup de vent de Nord, les ancres chassent. Saoirse est drossée à la côte et coule. Malgré plusieurs tentatives de remorquage, le voilier ne peut être renfloué. Cinq mois plus tard, le cyclone Allen achève de briser l’épave dont les morceaux s’éparpillent sur la plage, façon puzzle.

Tout semble perdu, mais en 2015, Gary MacMahon, grand spécialiste de Conor O’Brien, se rend sur les lieux du naufrage. Il réunit de nombreux restes du ketch et les rapatrie en Irlande. En s’appuyant sur le fonds photographique et documentaire
de la famille O’Brien et sur le plan de formes établi par l’architecte Uffa Fox (CM 248) lors d’une escale de Saoirse à Cowes en 1927, une reconstruction à l’identique s’avère possible. Reste à trouver le financement. Il viendra de Fred Kinmonth. Cet avocat d’affaires basé à Hong Kong a ses racines dans la région de Cork. Sa visite d’Ilen, alors en restauration au chantier Hegarty, a été un coup de cœur. Dès son retour chez lui, en Chine, Kinmonth s’engage à faire renaître Saoirse. Les travaux débutent discrètement en janvier 2018, sous la houlette de Liam Hegarty. La réplique du ketch légendaire est mise à l’eau en catimini au début de l’été 2022. Gageons qu’elle sera prête à naviguer le 20 juin 2023, jour du centième anniversaire du départ de Conor O’Brien pour son tour du monde par les trois caps.

Au chantier Hegarty

© KEVIN O’FARRELL

Installé à Oldcourt, dans le comté de Cork, le chantier Hegarty est aujourd’hui le seul d’Irlande à travailler le bois. Fondé en 1948 sur les berges de la rivière Ilen par Paddy Hegarty, il est aujourd’hui mené par son fils Liam, qui lui-même a pris en apprentissage son fils nommé Paddy… Il travaille principalement sur des bateaux de pêche, dont certains viennent de France.

En 2019, le chantier, qui emploie quatre personnes à plein temps, a reçu un prix pour la restauration du voilier de charge Ilen (lire page suivante). L’atelier principal (un ancien entrepôt à grains) a servi d’abri à la construction de la réplique de Saoirse. « Parmi nos clients, il peut y avoir des types sans un rond comme des gens fortunés, expliquait Liam Hegarty dans l’Irish Times. Dans ce genre de travail, on doit pouvoir s’adapter et saisir toutes les occasions qui se présentent. »

Ilen , le dernier voilier caboteur d’Irlande

© KEVIN O’FARRELL

Un jour d’été, en 1925, Conor O’Brien pousse incidemment la porte de la Falklands Islands Company, à Londres. Il cherche à échanger un billet d’une livre « Falklands » contre de la monnaie anglaise. Le caissier lui rend 20 shillings et le présente au secrétaire général de cette compagnie maritime qui n’opère qu’aux Malouines. Conor se voit bientôt commander la construction d’un nouveau caboteur à voiles ! 

Huit mois plus tôt, le navigateur était en escale dans l’archipel où les qualités manœuvrières de Saoirse avaient fait forte impression. Ilen, le nouveau caboteur des îles, en sera l’émanation directe. Construit à l’école de pêche de Baltimore, au Sud de l’Irlande, ce navire de 45 tonnes mesure 17 mètres de long – soit 5 de plus que Saoirse –, pour 4,26 mètres de large. Gréé en ketch, Ilen est doté d’un moteur auxiliaire de 24 chevaux. Il porte le nom de la rivière proche du chantier. Convoyé par Conor et deux équipiers, le bateau atteint Port Stanley le 8 janvier 1927. Il est remis à son commanditaire au terme de trois mois de mise au point, pour 1 500 livres (équivalant à 136 000 euros d’aujourd’hui). Ilen transportera d’île en île passagers, moutons, courrier et marchandises pendant plus de cinquante ans.

En 1997, le jeune Gary MacMahon, alors graphiste, découvre l’existence du bateau. Passionné par Conor O’Brien, il prend illico un avion pour les Malouines, achète la vénérable coque, organise son transport vers l’Irlande par cargo et la met à l’abri au chantier Hegarty, non loin de Baltimore. « Je savais que c’était le dernier caboteur à voiles irlandais en bois », explique-t-il au magazine WoodenBoat. Même s’il classe Ilen dans la catégorie des « ralentisseurs technologiques » à cause de son architecture surannée, Gary veut sa restauration complète. Pendant dix ans, il recherche des financements, sans grand succès.

En 2009, il décide quand même de lancer les travaux, en organisant des ateliers de bénévoles durant trois à cinq jours. Cette initiative génère un mouvement d’entraînement. Mois après mois, les volontaires affluent, les dons arrivent. Encadrées par des charpentiers professionnels, plus de trois cents personnes participeront à la reconstruction. En vingt ans, le projet recevra 1,3 million d’euros de la part de particuliers et d’institutions irlandaises ou américaines. De la coque d’origine ne subsistent que la quille en orme, la carlingue et les varangues, mais le voilier est devenu l’un des emblèmes du patrimoine maritime irlandais.

Remis à l’eau en 2018, Ilen a une vocation pédagogique et émancipatrice. Il reçoit des écoliers et des jeunes en difficulté, des exilés récemment arrivés et des futurs équipiers. Il retrouve aussi sa fonction de voilier caboteur, entre les petits ports d’Irlande et des îles d’Aran, chargé de produits locaux.

À lire:

Conor O’Brien, Across three oceans, a voyage in the yacht «Saoirse», P. Allan, Londres, 1927 ;

From three yachts, a cruiser’s outlook, Edward Arnold, Londres 1928 ;

Judith Hill, In search of Islands, A Life of Conor O’Brien, The Collins Press, Cork, 2009 ;

Gary McMahon, «Conor O’Brien and “Ilen”»,dans Traditional Boats of Ireland: History, Folklore, and Construction, sous la direction de Críostóir Mac Cárthaigh, The Collins Press, Cork, 2008 ;

Kevin O’Farrell, Hegarty’s Boatyard, Photographic essay on the Last surviving traditional wooden boatyard in Ireland, Ilen River Press, Skibbereen, 2019 ;

Francis X. Martin, The Howth Gun-Running and the Kilcoole Gun-Running: Recollections and Documents, Browne and nolan, dublin, 1964 (rééd. : Merrion Press, Newbridge, 2014) ;

Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais, Perrin, Paris, 2006 ;

Alexandra Maclennan, Histoire de l’Irlande de 1912 à nos jours, Tallandier, Paris, 2021.