À bord du bolincheur Steredenn, basé à Saint-Guénolé. La sardine a fait l’objet d’une réduction des quotas l’an dernier, du fait de l’effondrement de sa population, probablement dû à des changements environnementaux. © LIONEL FLAGEUL
A bord du bolincheur Steredenn, basé à Saint-Guénolé. La sardine a fait l'objet d'une réduction des quotas l'an dernier, du fait de l'effondrement de sa population, probablement dû à des changement environnementaux. © Lionel Flageul

Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze - Selon le dernier bilan de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), publié en février 2023, 51 pour cent des débarquements en France de poissons sont issus de populations exploitées durablement. C’est mieux qu’auparavant, mais en-dessous des objectifs affichés de l’Union européenne, qui s’était donné pour but d’atteindre en 2020 le « bon état » pour 100 pour cent des poissons pêchés.

L’expert halieutique Alain Biseau est membre du comité d’avis du Conseil international pour l’exploration de la mer, qui fournit à la Commission européenne des recommandations pour établir les quotas de pêche. Il nous explique ce système… et pourquoi les objectifs semblent si difficiles à atteindre.

© COLLECTION ALAIN BISEAU

En France, nous sommes habitués à entendre parler de quotas pour la gestion des pêches, assurée au niveau de l’Union européenne (UE). De quand cette gestion date-t-elle?

Pendant longtemps, on a cru, ou pensé, que la mer était inépuisable. À la fin des années 1970, puis 1980, les pêcheurs et les scientifiques ont remarqué que les stocks de poissons commençaient à montrer des signes de faiblesse. La convention de Montego Bay de 1982, qui cherchait à poser les bases d’un droit international de la mer, s’est penchée sur la question, poussant les États à mieux gérer les stocks dans leurs eaux territoriales.

Peu de temps après, la Communauté économique européenne a mis en place une Politique commune des pêches (PCP), renouvelée tous les six ans, pour gérer les stocks dans les eaux territoriales des États membres, en utilisant deux principales méthodes, la gestion par quota ou la gestion par l’effort de pêche.

Le système de quotas, utilisé pour la plupart des poissons d’Atlantique Nord, se concentre sur le résultat de la pêche, c’est-à-dire ce qui est prélevé, la quantité de poissons pêchés. De l’autre côté, la gestion par l’encadrement de l’effort de pêche consiste à ajuster le nombre de navires autorisés et leur temps de pêche, en limitant l’utilisation de tel ou tel engin ou en définissant des périodes de pêche. En Europe, cette deuxième méthode est mise en œuvre en Méditerranée – sauf pour les grands pélagiques comme le thon rouge, l’espadon et le germon. Cette méthode de gestion par l’effort est utilisée par défaut lorsque l’absence de connaissances scientifiques empêche d’estimer les volumes de captures compatibles avec une pêche durable et donc de fixer des quotas. Mais c’est un peu le serpent qui se mord la queue, car s’il n’y a pas suffisamment d’études, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de quotas à fixer.

D’autres formes similaires de gestion commune ont émergé ailleurs qu’en Europe car, à part pour les coquillages et les crustacés, les stocks se déplacent entre plusieurs frontières, sur les zones économiques exclusives (ZEE) de plusieurs États différents. On dit d’ailleurs de ces stocks qu’ils sont « chevauchants ».

Quel rôle jouent les scientifiques dans cette gestion?

Partout dans le monde, il y a des instances de gestion pour une région ou un groupe d’espèces. Ces instances s’appuient sur une expertise scientifique pour évaluer les populations et rendre des avis sur leur état, permettant ensuite d’établir une politique de gestion. En Europe, par exemple, la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (ICCAT) s’intéresse spécifiquement au thon, tandis que le Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) s’intéresse à toutes les espèces de l’Atlantique Nord. Je suis moi-même membre du comité du CIEM, qui rend des avis à la Commission européenne pour l’établissement de quota concernant près de 80 pour cent des stocks exploités en Atlantique Nord, soit deux cents espèces. Mais il reste des stocks non soumis à quota, gérés différemment. 

Depuis une vingtaine d'années, la politique de gestions des pêches semble porter ses fruits : de 11 pour cent en l’an 2000, la part des débarquements issus de populations en bon état est passée à 44 pour cent en 2021. S’y ajoutent 7 pour cent de débarquements issus de stocks
« reconstituables ». Alain Biseau souligne néanmoins le besoin de poursuivre l’effort, car un quart des débarquements sont encore issus de stocks subissant une pression de pêche trop importante, et il reste un quart de stocks pour lesquels aucune évaluation n’est disponible.

Dans nos avis, nous indiquons un volume maximal de poissons que l’on peut pêcher pour tel stock, de façon que la population soit maintenue en bon état. Pour ce faire, un seuil de durabilité a été établi pour chaque espèce, grâce à nos connaissances sur leur biologie et l’historique des évolutions de la biomasse. C’est ce qu’on appelle le rendement maximal durable (RMD). Par exemple, pour la sole de mer du Nord, nous avons donné pour 2023 un RMD de 9 152 tonnes.

À partir de ces avis, la Commission européenne fait ensuite elle-même des propositions aux ministres des différents pays membres de l’Union, qui vont décider entre eux des totaux admissibles de captures (TAC). Ces derniers, enfin, détermineront les quotas.

Comment ces quotas sont-ils répartis entre les pays?

Le quota de chaque pays riverain est une part fixe du tac, établie au moment de l’instauration par l’UE des premiers quotas, en 1983, en se basant sur les droits historiques des États, c’est-à-dire sur l’activité de pêche de chacun dans les années 1970. 

Ces pourcentages restent en théorie inchangés : la majorité des États ne veut pas ouvrir cette « boîte de Pandore », car cela remettrait en cause l’équilibre qui existe aujourd’hui. Mais certains contestent ces parts, ayant développé des pêcheries sur lesquelles ils n’avaient pas de droits historiques.

Une fois les TAC décidés, les pays gèrent eux-mêmes la répartition entre leurs pêcheurs. La part française est distribuée entre les Organisations de producteurs (OP), avec une petite proportion réservée aux patrons ne faisant pas partie d’une OP.

Comment évaluez-vous les populations?

Nous faisons des diagnostics sur l’état des stocks et des projections de leur évolution en fonction, notamment, de la pression de pêche. Selon les espèces et nos connaissances, nous ne procédons pas de la même façon. Pour certains stocks, comme les coquillages ou certains crustacés, il est relativement simple de connaître la valeur absolue de la biomasse. C’est le cas notamment des coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc et de la baie de Seine. Chaque été, des campagnes de dragage sont organisées selon un protocole bien défini, toujours le même, pour faire un état des lieux de la population de coquilles et une estimation du recrutement [le nombre de jeunes issus de la reproduction entrant dans le stock, NDLR], et étudier les paramètres de croissance.

Résultat d’un trait de chalut du langoustinier Danube bleu du Guilvinec. © LIONEL FLAGEUL
Échantillonnage de débarquements à la criée de Concarneau avec prélèvements d’otolithes par des chercheurs de l’Ifremer de Lorient. L’examen de ces concrétions calcaires de l’oreille interne des poissons permettra notamment d’en évaluer l’âge et les conditions de croissance. © LIONEL FLAGEUL

Pour d’autres animaux, par exemple les langoustines du golfe de Gascogne, nous utilisons des caméras sous-marines qui comptent le nombre de terriers. Quelle que soit la méthode, ces campagnes d’évaluation directe nous donnent une bonne estimation de la biomasse et nous pouvons assez aisément en déduire un volume de captures maximal qui permettra de ne pas dépasser le RMD.

Mais les campagnes d’évaluation directe ne fonctionnent bien que pour des espèces très sédentaires, pour lesquelles on a bien identifié les habitats et les pêcheries. En ce qui concerne les autres stocks, typiquement les poissons, c’est plus compliqué car ils se déplacent. Nous réalisons alors des estimations à l’aide de modèles numériques qui calculent le seuil de durabilité à partir d’un maximum de données biologiques et statistiques. Tout est pris en compte : ce qui est débarqué l’année écoulée, ce qui a été débarqué dans le passé en essayant de remonter le plus loin possible, ce qui a été capturé et rejeté… tout ça, par zone de pêche. Ces données recueillies concernent autant le volume que la taille des captures, car la proportion de petits et de gros poissons donne une bonne indication de l’état de la population.

Comment récoltez-vous ces données? Par des campagnes scientifiques?

Elles proviennent à 80 pour cent des pêcheurs, qui ont obligation de déclarer ce qu’ils capturent. Par ailleurs, l’Ifremer mène tous les ans des campagnes scientifiques d’évaluation de l’abondance des populations, qui permettent de calibrer ces modèles. Mais elles ne nous fournissent qu’un indice d’abondance, une tendance. Malgré les biais, le protocole fixé pour ces campagnes nous assure des résultats exploitables – c’est toujours le même chalut, le même bateau, les mêmes durées, les mêmes zones.

Grâce à cette accumulation de données, les modèles réévaluent les stocks en permanence : à chaque ajout d’information, ils recalculent la série entière de données historiques pour affiner leurs résultats, notamment grâce aux informations issues des débarquements. Et c’est important, car il peut y avoir eu des mésestimations une année, que l’ajout de nouvelles données va corriger l’année suivante. Cela peut avoir une incidence sur l’état du stock, parfois positivement, parfois négativement, nous conduisant à augmenter ou abaisser le quota de telle ou telle espèce.

« Plus un stock est exploité, plus on observe de phénomènes de compensation : les individus ont tendance à se reproduire plus tôt pour maintenir l’espèce . »

Le Glazik, de Lorient, en pêche dans le raz de Sein. Ce ligneur cible le bar, espèce non soumise à quota, mais faisant l’objet d’une stricte régulation européenne. © BENOÎT STICHELBAUT
La sole retient l’attention des scientifiques car sa biomasse diminue, bien que les quotas soient respectés et aient même été réduits en 2022 par rapport à 2021. © LIONEL FLAGEUL

Quels sont les indicateurs biologiques importants?

Les premiers, ce sont la biomasse des reproducteurs et le processus de renouvellement de l’espèce : il faut savoir à quel âge et à quelle période de l’année les adultes d’une espèce donnée vont se reproduire, et c’est une information qui n’est pas gravée dans le marbre. Elle dépend des conditions environnementales, mais aussi de la pression de pêche, car plus un stock est exploité, plus on observe de phénomènes de compensation : les individus ont tendance à se reproduire plus tôt pour maintenir l’espèce.

Nous réalisons donc tous les ans des mesures des tailles de poissons pour voir à quel âge, et donc à quelle taille, ils atteignent la maturité sexuelle, et si cela change d’une année sur l’autre. Nous suivons ainsi également les éventuelles variations de la relation entre la taille des poissons et leur âge : la taille et le poids à un âge donné dépendent beaucoup de l’environnement, de la disponibilité en plancton… C’est très important d’effectuer ces observations chaque année, car ces éléments affectent aussi la biomasse, et donc les stocks, ainsi que l’activité. Et cela donne aussi des informations sur les conditions environnementales, qui évoluent très vite avec le changement climatique.

« La crise du thon rouge à la fin des années 2000 a été déterminante pour la prise de conscience. »

On parle souvent de la sole de Manche Est, de celle du golfe de Gascogne… Ces distinctions correspondent-elles à une réalité biologique?

Un stock, c’est une espèce dans une zone, parfois très vaste, avec des interactions qui lui sont propres. Une population appartenant à une région, par exemple la sole du golfe de Gascogne, aura une unité biologique qui sera différente de celle de la sole de Manche Est. Sauf que… ce n’est pas si simple que cela, car nous avons parfois des incertitudes sur la délimitation de certains stocks.

C’est notamment le cas pour le bar : pour l’instant, nous avons identifié un stock au Sud du quarante-huitième parallèle Nord, à la hauteur de la pointe du Raz, jusqu’à l’Espagne, et un autre au Nord, en Iroise et en Manche. Nous faisons régulièrement des campagnes de marquage pour suivre les trajectoires des bars du golfe de Gascogne, et s’ils y restent, c’est qu’il y a une « entité biologique ».  Si une partie va se balader en dehors de la zone, au point de se mêler complètement avec ceux de la Manche, ce qui semble être un peu le cas, la délimitation au quarante-huitième parallèle reste-t-elle pertinente ?

Avant de changer les frontières des zones biologiques, il faut cependant être vraiment sûr que ce ne sont pas des individus isolés qui se déplacent. La délimitation d’un stock définit en effet l’origine géographique de toutes les données sur les débarquements que nous intégrons dans les modèles. Donc si nous découvrons que le stock de bars du golfe de Gascogne inclut aussi la Manche, nous devrons pour nos modèles utiliser toutes les données de débarquement de cette région, ce qui pourrait changer les résultats.

Dans la senne du Jean-Louis Raphaël II, un pêcheur de Sète ciblant le thon rouge, en 1994. La population de cette espèce, qui ne faisait alors pas l’objet de quota strict, s’est effondrée jusqu’à ce que, dans les années 2010, les décideurs politiques commencent, progressivement, à prendre en compte l’avis des scientifiques. © LIONEL FLAGEUL
Manifestation de l’ONG environnementaliste Greenpeace pour
l’interdiction totale de la pêche au thon rouge, à Paris, en 2008. © MARTIN BUREAU/AFP FILES/AFP

Dans quelle mesure ces politiques de gestion ont-elles porté leurs fruits?

Jusqu’en 2010 environ, les stocks continuaient de diminuer malgré nos recommandations, car celles-ci étaient rarement suivies par les États membres, qui s’accordaient sur d’autres paramètres que les considérations biologiques.

Je pense que la crise du thon rouge, à la fin des années 2000, a été déterminante pour la prise de conscience. Cet exemple est d’ailleurs emblématique pour comprendre la façon dont les avis des scientifiques de l’ICCAT étaient suivis : ceux-ci proposaient par exemple de se limiter à 15 000 tonnes de captures de thon annuelles, les États s’accordaient sur le double, donc 30 000 tonnes, et les pêcheurs, qui étaient alors encore peu contrôlés, en pêchaient 50 000…

La nouvelle PCP de 2013-2020 a durci un peu l’encadrement, avec pour objectif d’atteindre en 2020 le rendement maximal durable pour toutes les espèces exploitées. Et depuis maintenant dix ans, les propositions de la Commission européenne suivent à 99 pour cent les recommandations des scientifiques. Pour les décisions finales des ministres, on n’est pas loin des 90 pour cent des espèces soumises à quotas.

Très vite, nous avons observé une nette amélioration de l’état des stocks, d’ailleurs même plus rapidement qu’espéré pour certaines populations, comme le thon rouge. Le merlu, en Atlantique, est un autre exemple : il était, à la fin des années 1990, en très mauvaise situation. Il y a eu un plan d’urgence de restauration, avec diminution des tac, fermeture de zones, augmentation de la taille minimale des mailles des filets… Et la population de merlus a explosé. Même si elle baisse un peu maintenant, elle reste très élevée.

Donc oui, la politique récente a porté ses fruits, comme nous l’indiquent d’ailleurs aussi les bilans de l’état des populations en France réalisés chaque année par l’Ifremer. Ces deux dernières années, 51 pour cent des stocks y apparaissent comme exploités durablement. La situation s’améliore, mais il ne faut pas relâcher l’effort car elle a tendance à stagner un peu et environ un quart des débarquements est toujours issu de populations pour lesquelles la pression de pêche est trop forte.

Contrôle d’un bateau de pêche par les Affaires maritimes, dans le Morbihan. Les quantités pêchées inscrites dans le livre de bord doivent correspondre au contenu des cales. © LIONEL FLAGEUL
L’Union européenne a divisé ses eaux territoriales en zones de gestion pour la répartition des quotas. Celles-ci ne correspondent pas toujours aux zones biologiques définies par les scientifiques pour un stock. © CIEM

Pourquoi ce décalage, alors que les avis des scientifiques sont suivis à 90pour cent?

Nous évaluons les stocks de 80 pour cent des espèces exploitées, dont la plupart sont soumises à quota, mais pas la totalité ! Le bar, par exemple, n’est pas soumis à des quotas (lire ci-dessous). Par ailleurs, nos évaluations ont leurs limites : une partie des recommandations sont trop optimistes, certains stocks font l’objet de recommandations qui vont les amener progressivement vers le bon état, mais cette transition prend un peu de temps… Le bilan, lui, concerne toutes les espèces exploitées, dont celles qui ne sont pas soumises à des quotas, notamment en Méditerranée, où la situation reste préoccupante.

Malgré les biais, cette politique a permis la restauration de populations, et aussi la continuité d’une activité économique. Il ne faut pas l’oublier, cela montre bien qu’une bonne gestion est profitable à tout le monde.

L’objectif de la Politique commune des pêches d’atteindre le rendement maximal disponible pour toutes les espèces exploitées n’est clairement pas rempli. Quand pensez-vous qu’il pourrait être atteint?

Le RMD, c’est un seuil, et nos avis se présentent sous la forme d’une moyenne maximum à ne pas dépasser. Donc d’une année sur l’autre, en l’état actuel, même pour un stock bien géré, on peut être au-dessus, puis en dessous. Si on veut aller jusqu’à 100 pour cent chaque année, il faudrait abaisser encore les quotas pour être sûrs de ne jamais dépasser le RMD.

Au niveau de l’évaluation scientifique, des incertitudes demeurent. Nos scénarios ne regardent souvent qu’un seul stock de poissons, pris isolément. Or, ils vivent dans un écosystème où il y a des interactions entre les espèces, notamment le rapport entre proies et prédateurs ou la compétition pour la nourriture, un paramètre difficile à intégrer dans les modèles. La disponibilité en plancton fluctue beaucoup, elle n’est pas illimitée et évolue très vite à la fois en quantité mais aussi en qualité, a fortiori avec le changement climatique.

Par ailleurs, les zones de gestion ne correspondent pas toujours aux zones biologiques dont je vous parlais tout à l’heure. Pour le merlan, par exemple, il y a deux zones de gestion, et donc deux TAC : la mer du Nord d’une part et la mer Celtique d’autre part, incluant la Manche Est. Or, pour nous, scientifiques, le stock de mer du Nord inclut, d’un point de vue biologique, la zone de la Manche Est. Vous comprendrez que cela peut poser problème : si le CIEM dit que pour la mer Celtique, il ne faut pas pêcher plus de 500 tonnes de merlan, et que pour la mer du Nord on peut en pêcher 10 000, la Commission pourrait proposer que sur les 10 000 tonnes de la mer du Nord, 5 000 tonnes soient attribuées à la zone de la Manche Est. Le tac pour la zone mer Celtique-Manche Est serait alors de 5 500 tonnes. Aucun souci sur le papier… sauf si ce volume est prélevé uniquement en mer Celtique, ce qui reviendrait à dépasser largement les recommandations en termes de pression de pêche dans cette zone.

Des opposant à la pratique de la pêche protestent contre l’édition 2012 du festival Slow Fish à Gênes, consacré au plaisir de la nourriture et à la protection de la biodiversité marine. © LIONEL FLAGEUL

Chaque année, des ONG environnementalistes dénoncent les ministres des pays européens, accusés de ne pas agir pour une pêche durable. De leur côté, lesdits ministres instrumentalisent aussi beaucoup ce débat. Que pensez-vous de cette utilisation politique de vos avis?

Pour les ministres, quand le quota baisse, c’est la faute de l’Europe, quand il augmente, c’est une victoire arrachée à l’UE par leur pays. Alors qu’en fait, ils sont contraints par la politique commune des pêches et les plans de gestion qui ne leur laissent pas beaucoup de marge de manœuvre.

Les ONG ont aussi tendance à simplifier la réalité pour porter leurs idées : nous donnons un avis qui est une moyenne d’une fourchette permettant d’atteindre le rmd, et c’est ce chiffre qu’elles retiennent.

Les ministres, eux, ont tendance à s’accorder sur la limite haute de la fourchette.

Dans un cas sur dix, le quota est au-dessus de nos recommandations. Pour le cabillaud de mer Celtique, l’avis de cette année, comme l’an dernier, c’est « zéro capture ». Les ministres se sont cependant accordés sur un quota, car notre avis, strictement appliqué, aurait conduit à la fermeture de toute la pêcherie de mer Celtique : tous les pêcheurs de la zone sont en effet susceptibles de capturer un cabillaud, sans pour autant cibler cette espèce. On peut aussi comprendre que les ministres prennent en compte les aspects socio-économiques des pêcheries.

Le bilan de l’Ifremer, réalisé chaque année depuis 2016, concerne toutes les populations exploitées commercialement, y compris celles non soumises à des quotas. En Atlantique Nord, elles se portent relativement bien mais en Méditerranée, des stocks sont encore considérés comme « effondrés ». Seule la population de rouget y est considérée comme « en bon état ». Par ailleurs, 54 pour cent des populations ne faisant pas l’objet d’un suivi des scientifiques sont situées en Méditerranée, contre 26 pour cent dans le golfe de Gascogne.

«En opposant les petits pêcheurs et les industriels, les ONG veulent peut-être orienter le débat vers la question d’une plus juste répartition des quotas. »

Pour les stocks non évalués, par contre, les ministres ne choisissent guère l’approche de précaution, ce qui va un peu à l’encontre de la politique de gestion.

Par ailleurs, les ONG reprochent, sans doute à juste titre, aux négociations de n’être pas complètement transparentes. Pour avoir vécu cela pendant des années de l’intérieur, c’est vrai qu’il y a peu de retours sur les discussions, mais celles-ci sont extrêmement nombreuses et multiples, se déroulant parfois entre deux pays, ou entre un pays et la Commission, ou la présidence, avec plusieurs États membres… Il est difficile de retracer qui a dit quoi et pourquoi telle décision a été prise.

« Il faut que nous arrivions à affiner notre compréhension des impacts du changement climatique pour améliorer la qualité de nos avis.»

Les ONG adoptent aujourd’hui un discours qui oppose les pêcheurs artisanaux aux industriels, qui «monopoliseraient» les quotas et «videraient» la mer des poissons. Ces critiques envers les grands navires de pêche sont-elles justifiées?

Chaque bateau prélève ce qu’on lui a attribué : en France, ce sont les organisations de producteurs qui répartissent les quotas entre les différents armements ou patrons, également en fonction des droits historiques. Dans les faits, certains armements comme France Pélagique ont récupéré des droits importants sur certains stocks. Même si les volumes peuvent être conséquents, ces armateurs sont dans leur droit tant qu’ils respectent les quotas – et c’est le cas aujourd’hui.

En opposant les petits pêcheurs et les industriels, les ONG veulent peut-être orienter le débat vers la question d’une plus juste répartition des quotas français, qui permettrait aux plus petits pêcheurs de moins subir la baisse brutale d’un quota. La Direction des pêches commence à se pencher sur cette question, du fait peut-être de la pression médiatique.

Ici en pêche au large des îles Shetland, le chalutier pélagique écossais Research cible des poissons bleus tels que le maquereau. Depuis le Brexit, la Grande-Bretagne et l’Union européenne signent tous les ans des accords bilatéraux pour permettre à leurs pêcheurs de travailler dans leurs eaux territoriales respectives. © CHRIS GOMERSALL/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Est-ce que les bateaux capables de pêcher d’un trait de chalut jusqu’à 100 tonnes de poissons ne mettent pas une pression trop forte sur les stocks à un instant donné?

Dans nos avis, nous regardons les captures totales sur l’année, et pas vraiment si la moitié a été pêchée en une seule fois… Dans nos modèles, cela ne changerait pas grand-chose. La réalité peut être un peu différente. J’ai encore l’exemple du bar en tête, car il y a eu un moment où de gros coups de chalut ont pu prélever une très grosse part des géniteurs d’une zone de reproduction, conduisant à l’appauvrissement génétique de cette population.

À mon avis, pour des stocks comme le maquereau de mer du Nord, qui ne se reproduisent pas forcément à cet endroit-là ni au moment où ils y sont pêchés, il n’y a pas de problème. Une autre question en suspens reste tout de même celle des prises accessoires et des rejets qui sont encore difficiles à quantifier même si nous incluons ces paramètres dans nos avis et malgré l’obligation récente – plus ou moins respectée – de débarquer les rejets.

Vous avez évoqué les limites de cette gestion basée sur l’état des connaissances, notamment des conditions environnementales, qui ne sont pas complètement maîtrisées. Dans quelle mesure le changement climatique pourrait-il accentuer ces limites?

Nous ne savons pas vraiment, mais nous avons déjà remarqué des changements dans les populations, peut-être attribuables aux changements environnementaux en cours. L’exemple de la sole du golfe de Gascogne est assez symptomatique. D’une manière générale, pour tous les stocks, on fait des simulations, des projections en formulant une hypothèse sur le recrutement à venir, sur deux ou trois ans. Cette hypothèse repose sur la moyenne des recrutements de tout ou partie des années précédentes. Pour la sole, le recrutement est en baisse depuis plusieurs années, et on a constaté que, depuis trois ans, nos projections étaient trop optimistes, car le recrutement effectif était plus bas que celui de notre hypothèse. La population réelle est donc moins importante que celle, simulée, qui sert de base à nos recommandations. Et donc la biomasse ne remonte pas, depuis quelques années, même si les quotas et les captures sont conformes à nos recommandations.

Dans ce cas, et il n’est pas isolé, ce n’est pas un problème de pêche, mais plutôt de survie des larves et des juvéniles à cause de multiples facteurs que nous n’arrivons pas bien à identifier : la pollution dans les estuaires, où elles viennent se développer, ou la disponibilité en plancton, et la qualité de ce dernier. Si la tendance à la baisse se poursuit, avant d’en comprendre les causes et de pouvoir simuler leur impact, continuer à utiliser une simple moyenne ne parviendra pas à formuler des recommandations permettant d’atteindre l’objectif de pêche durable.

Il faut que nous arrivions à affiner notre compréhension des impacts du changement climatique pour améliorer la qualité de nos avis.

EN SAVOIR PLUS

Un expert en halieutique

Ingénieur agronome spécialisé en halieutique, Alain Biseau commence sa carrière à Saint-Pierre-et-Miquelon pour l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes, puis à la station de Lorient de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), créé en 1984. Il étudie notamment les pêcheries bretonnes de poissons et de langoustines dans le golfe de Gascogne, en mer Celtique et dans l’Ouest de l’Écosse, pour en évaluer les stocks. En 2000, cette expertise lui a valu de devenir l’un des vingt-quatre experts du Comité d’avis du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM), qui regroupe plus de six mille scientifiques issus de sept cents instituts de recherche marine, basés dans les vingt pays membres de ce conseil créé en 1902.

Sur le marché des quotas

Février 2023, négociations pour la politique commune des pêches à la Commission européenne. © COMMISSION EUROPÉENNE

Comment sont répartis les quotas nationaux dans un pays ? La part allouée par les Organisations de producteurs à tel ou tel armement ou pêcheur est calculée en fonction de leur activité antérieure. Si, par exemple, dans les années 1970, avant l’instauration des quotas, un armement pêchait un cinquantième des débarquements totaux de l’espèce en France, son quota prendra en compte ce chiffre pour déterminer la part du quota national alloué. Les jeunes qui prennent la suite d’un pêcheur peuvent reprendre sa part du quota. Certains pays, comme l’Islande, mènent une politique différente en autorisant la vente de quotas, c’est-à-dire que les armements peuvent racheter des quotas alloués à d’autres.

Quant aux stocks dits « partagés » entre des pays membres et non membres de l’Union européenne, « il existe des accords bilatéraux entre l’Union et la Norvège ou le Royaume-Uni, précise Alain Biseau, permettant de bénéficier de quotas à pêcher dans leurs eaux, et autorisant leurs pêcheurs à avoir une part de nos totaux admissibles de captures, pour pêcher dans nos eaux. »

Arts traînants: quel impact sur les fonds marins?

La Commission européenne a fait en février dernier des propositions pour une pêche durable avec notamment l’interdiction d’ici 2030 du chalutage de fond dans les aires marines protégées de l’Union (soit 12 pour cent des eaux territoriales), étant donné les impacts de certains arts traînants sur les fonds marins. Cette annonce fait écho à une étude menée par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer en partenariat avec des pêcheurs en Manche sur les conséquences de ces techniques sur l’environnement, notamment les chaluts à panneaux et à perche, les sennes danoise et écossaise et les dragues à perche (photo ci-dessous).

Selon les résultats de cette étude, les impacts dépendent du degré d’enfouissement des engins traînants, qui créent des sillons plus ou moins profonds et soulèvent des panaches de sédiments qui restent en suspension. Cette modification de l’habitat perturbe la faune et la flore, souvent arrachées du sol, brisées, écrasées, enfouies, étouffées ou remontées dans les filets comme prises accessoires.

En utilisant les données fournies par le VMS, système de géolocalisation des navires par satellite désormais obligatoire, les chercheurs ont pu évaluer la durée et la quantité des pressions exercées sur les sols. Si à l’échelle mondiale, les habitats tels que les herbiers et les coraux sont bien identifiés comme vulnérables, les zones sédimentaires comme la Manche, peuvent aussi subir des dégâts dont le degré d’irréversibilité est encore difficile à établir.

Le CIEM s’est également saisi de la question en mettant en place un groupe de travail pour étudier en Atlantique Nord l’impact des engins traînants sur la faune benthique – vivant sur les fonds marins. Un avis de gestion pour quatre habitats
en Manche a été publié en 2021, visant à réduire l’effort de pêche, voire à l’interdire dans certaines zones.

Les différents scénarios prennent par ailleurs en compte la perte en effort de pêche et en chiffre d’affaires que ces mesures impliqueraient. « L’opinion des pêcheurs est aussi à prendre en considération, notent les chercheurs, car leur réponse à certaines mesures de gestion pourrait avoir des effets controversés. Par exemple, la fermeture d’une zone pourrait conduire à déplacer l’effort de pêche sur une autre, plus vulnérable, ou sur des zones jusqu’ici non pêchées. »

© LIONEL FLAGEUL

Le casse-tête de la gestion du bar

Le bar, espèce emblématique en Manche et en Atlantique, n’est pas géré par quota. « L’établissement d’un tac aurait demandé la mise en place d’une stabilité relative, c’est-à-dire de partage en quotas nationaux, précise Alain Biseau. Mais ce n’était pas possible car les États membres concernés n’avaient aucune chance de se mettre d’accord sur la période de référence à considérer pour les “droits historiques”. » La gestion est cependant très stricte dans les trois grandes zones géographiques définies pour le bar : mer du Nord, Manche et golfe de Gascogne.

© LIONEL FLAGEUL

En décembre dernier, la Commission a interdit toute capture de bars en Manche et en mer du Nord, avec des dérogations pour les ligneurs, dans la limite de 6,2 tonnes dans l’année. Par ailleurs, seuls ceux qui ont pêché du bar en 2015 et 2016 peuvent bénéficier des dérogations.

Dans le golfe de Gascogne, où les pêcheurs sont essentiellement français et espagnols, l’Union européenne délègue la gestion à ces deux pays. Pour la France, c’est le Comité national des pêches qui se charge d’attribuer les licences et de fixer les limites de captures par pêcheur. Pour les métiers de l’hameçon, du filet et des arts traînants, les professionnels qui ciblent le bar pourront en pêcher cette année respectivement 20, 12 et 15 tonnes. Les prises accessoires de bar ne pourront dépasser 6 tonnes. La répartition de ces tonnages varie en fonction de la période de l’année : ainsi au premier trimestre 2023, les professionnels travaillant le bar à l’hameçon pourront en capturer 5,4 tonnes, puis le reste d’avril à décembre, avec, pour certains mois, des limites spécifiques…

L’art de compter les poissons sous la mer

Les scientifiques font leurs évaluations des populations de poisson à partir de données issues de la pêche. L’IFREMER a développé un logiciel appelé Allegro, qui permet notamment aux pêcheurs de communiquer toutes les données de débarquement. Par ailleurs, l’Union européenne a mis en place un programme d’observation des pêches, OBSMER, qui prévoit que des personnes habilitées embarquent sur les bateaux de pêche pour échantillonner les captures.

Le travail d’observation sur le terrain est le plus souvent délégué à des bureaux d’études, tenus de respecter le protocole de l’Ifremer. Vincent Stervinou, observateur des pêches depuis six mois pour le bureau d’études Finay, qui a remporté l’appel d’offres de l’Ifremer pour la façade atlantique, explique la méthodologie employée : « Les pêcheurs sont tirés au sort sur une liste de volontaires. Seuls les caseyeurs sont exemptés. Nous échantillonnons une opération de pêche sur trois au minimum.

« L’idée est d’étudier toutes les espèces remontées. Nous notons tout ce qui a été capturé, les captures accidentelles, les espèces commercialisées retenues par les pêcheurs, ce qui est rejeté, car même si normalement, il est obligatoire de garder tout à bord, il n’y a pas grand-chose qui est mis en œuvre pour contrôler cela et valoriser les déchets…

« Pour ne pas avoir à peser, mesurer et noter l’âge, nous procédons par échantillonnage en prélevant des otolithes, concrétions minérales de l’oreille interne qui forment chaque année une nouvelle couche.

« S’il y a moins de quarante individus d’une espèce, nous relevons les données de chaque poisson. Quand il y en a plus, nous faisons une sélection qui nous donnera une estimation de l’âge, de la taille et du poids moyen des individus de l’espèce dans le trait de chalut ou le filet, par exemple. » Ces informations sont ensuite intégrées au logiciel Allegro, ainsi que la météo, la localisation de la marée…

« Le contact avec les pêcheurs est normalement plutôt bon, puisque le programme se fait sur la base du volontariat, ajoute Vincent Stervinou, mais c’est vrai qu’avec les nouvelles obligations, le suivi de positionnement satellitaire VMS obligatoire sur tous les bateaux, y compris les moins de 12 mètres, plus les pingers [répulsifs sonores sous-marins] et les caméras embarquées, le contexte s’est un peu tendu. »

© LIONEL FLAGEUL