Par Vincent Guigueno* – Suite à l’article de Marc Pointud s’indignant de l’abandon de certains phares, et à la réponse de Jean-Christophe Fichou, voici la vision, littéraire, imaginée par un autre spécialiste. Cette série sera conclue dans le prochain numéro par le point de vue du Service des phares.


Vingt et un décembre 2028. L’information est parue dans un entrefilet du Télégramme de l’Ouest, avec les avis de décès: le phare d’Armen a disparu, emporté par la mer. Personne ne sait exactement quand cela s’est passé, sans doute pendant le grand courant d’air de la semaine dernière, la quatrième tempête du siècle depuis le début de l’année. La rumeur était venue de Sein. Dans un bistrot, des vieux disaient que le phare construit par leurs aïeux n’avait pas passé la tempête, pas celle-là, trop violente pour la vieille tour fissurée de partout. En stand-by sur l’île, le bateau de la Sécurité maritime, l’administration qui lutte contre les trafics et les clandestins, avait pris la mer pour vérifier, le calme revenant. Presque un pèlerinage sur les traces d’une histoire de la navigation ancienne et exotique pour les plus jeunes matelots du Finis Terrae. Seule la base de la tour, plusieurs fois bétonnée par les ingénieurs de la défunte subdivision des Phares et Balises de Brest, était encore visible à basse mer. La rumeur était donc vraie. Le Finis Terrae donna l’alerte.

Enfin l’alerte, façon de parler… Il n’y avait plus grand monde à prévenir, à part la rédaction du Télégramme de l’Ouest. Le feu était éteint depuis plusieurs années et apparaissait comme un simple amer sur les cartes électroniques du Service hydrographique. La larme magenta qui indiquait son feu blanc à trois éclats groupés toutes les vingt secondes avait disparu avant le phare. Les porte-conteneurs, vraquiers, pétroliers, viraient une bouée virtuelle « mouillée » à l’extrémité de la chaussée de Sein, la e-Armen, et passaient trop au large pour voir la tour aux couleurs défraîchies. Le noir et le blanc, les lettres peintes, A.R.M.E.N., avaient été lessivés par la houle. A la passerelle, le capitaine ne cherchait plus Armen dans le monde « réel », ni aucun autre feu d’ailleurs, pour embouquer le rail d’Ouessant. Les derniers temps, après la déconnexion des systèmes de télé-contrôle, un feu pouvait rester éteint plusieurs jours avant qu’un plaisancier ou un pêcheur, levant le nez de son Galileo, ne prévienne la Marine.

Dans les années 2010, après la dissolution des restes du Service des phares, l’administration de la sécurité maritime, rattachée au ministère de la Défense, avait éteint tous les grands feux, à terre comme au large. Tirant les enseignements d’inquiétantes études irlandaises des années 2000 sur le vieillissement accéléré des phares inhabités, les ingénieurs avaient arrêté de dépenser l’argent public pour un service qui n’existait plus. Les phares en mer, dont Armen, avaient été livrés à leur destin inéluctable. Les fissures, l’humidité, les coups de boutoir de l’Océan avaient eu raison de la tour de granit. La question n’était pas de savoir si cela devait arriver, mais où et quand allait tomber le premier phare. Antifer et la Coubre étaient déjà partis à l’eau, mais là, l’Administration avait presque prédit la date grâce aux modèles mathématiques qui étudiaient le grignotage du trait de côte. A la Coubre, ce n’était pas la première fois qu’un phare tombait. Mais cette fois-ci, il n’avait pas été reconstruit. Au fil du temps, les budgets dédiés à la réfection des tours avaient été transformés en crédit pour étudier les pathologies des bâtiments. Les agents n’étaient plus payés pour entretenir les phares, mais pour remplir d’interminables questionnaires, concoctés par l’administration centrale, afin de rendre compte des dégradations qu’ils observaient, impuissants.

Armen a pris son temps pour s’écrouler. J’avais parié avec Jean-Christophe, qui croyait, lui, dur comme granit breton, aux « chances » de la Jument, qu’Armen serait le premier phare en mer à creuser son trou dans l’eau salée. Jean-Christophe a gagné notre pari l’hiver dernier… ça m’a coûté un repas de crabes sur le port de Brest. La Jument, le phare de l’ingénieur Coyne, avait arraché le rocher sur lequel il était profondément ancré. Heureusement que les phares ont été désarmés, au moins il n’y avait pas eu de victimes. Fini également les noyades de marins de la vedette des Phares et Balises pendant une relève ou des travaux.

Après leur extinction, il y avait eu dans quelques phares en mer — Kéréon, le Four d’Argenton, la Vieille, les Roches-Douvres -des « relèves touristiques », avec des gens qui payaient très cher pour vivre « comme un gardien ». Une fondation avait convaincu le ministre de l’importance de ce petit commerce, au nom du patrimoine maritime national. Et puis un jour, quatre touristes avaient été emportés par une vague tueuse, de plus en plus nombreuses sur l’Océan. Heureusement, il n’y avait pas eu de « people » parmi les victimes… Mais l’autorisation octroyée contre la promesse — jamais tenue — de contribuer financièrement à l’entretien des phares avait été révoquée au nom d’un principe de précaution.

La nouvelle de la disparition d’Armen ne sera sûrement pas reprise par les agences de presse. Peut-être vendredi à Thalassa... Mais depuis que les phares en mer tombent aux quatre coins des océans, la nouvelle a fini par lasser, même les plus assidus spectateurs. L’actualité du monde est trop grave pour accorder de l’importance à une histoire qui n’émeut que les nostalgiques d’un réseau désuet, les lighthouse lunatics, comme les appellent, avec un soupir, les Anglais de Trinity House, l’ancien service des phares anglais devenu une holding immobilière.

Armen est tombé. Je me rends compte que je ne l’ai jamais vu « en vrai », juste à travers les photos des frères ennemis de la pellicule trempée dans l’eau de mer. J’ai connu Armen en lisant le livre de Jean-Pierre Abra-ham, sans doute le plus beau texte « phare » de la langue française, sobre et émouvant. Je ne savais même pas qu’il s’agissait d’un « vrai » phare. Une photo de l’écrivain faisant la cuisine est pourtant visible au Créac’h (Ouessant), dans une reconstitution de la chambre des gardiens inaugurée au musée des Phares il y a plus de vingt ans, en 2007. La directrice nommée dans les années 2010, au moment de la crise de l’extinction générale, avait compris que la mémoire des phares n’était pas seulement un patrimoine de pierres, mais un monde d’objets, de mots, d’images, d’émotions, une mémoire qui méritait mieux que les tentatives de récupération d’une rente foncière sur le littoral.

Grâce aux documents rassemblés au musée, les visiteurs, à Ouessant et dans le monde entier , peuvent désormais visiter Armen et les phares des côtes de France. Après l’augmentation faramineuse du prix de l’énergie, le tourisme numérique a pris un essor considérable, mêlant passé et présent. La réalité dite « virtuelle » permet d’accéder à des reconstitutions incroyables de sites historiques, le Circus Maximus ou le phare d’Alexandrie. Tombé à la mer il y a des siècles, ce phare est toujours un pilier du patrimoine de l’humanité. Il n’y a pas besoin du phare « réel » sur pied, mais de traces, écrites et matérielles, pour participer de l’imaginaire. Aujourd’hui écroulé dans la chaussée de Sein, Armen connaîtra peut-être le même destin mémoriel. Dans quelques siècles, les archéologues sous-marins iront plonger pour rechercher les pierres d’Armen, sur la foi de documents écrits attestant de la construction d’un phare. Mais le courant les aura dispersées et Armen sera devenu un mythe.

Le 21 mai 1907, le phare de la Coubre, rattrapé par la mer, s’écroule.

* Vincent Guigueno, enseignant-chercheur à l’École des ponts, auteur de Au service des phares (Presses universitaires de Rennes, 2001) et de nombreuses publications sur l’histoire de la signalisation maritime.