« J’ai les mêmes aspirations que quand j’avais dix-huit ans. J’ai deux grands rêves encore : aller aux Marquises et passer le cap Horn. »

Jean-Régis Colmant, dit Jean-Ré, a vécu bien des aventures avec Saint-Paul, un plan Dervin, qui lui a sauvé la mise. Virginie de Rocquigny est allée l’écouter à bord de son voilier où il vit, à Port-Launay, dans le Finistère. 

Dessins de Hubert Poirot-Bourdain

Le bateau, c’était une épave quand je l’ai récupéré. Il était dans un état de décomposition avancée. « Tu le retapes, tu le refais propre et on te le prête pendant trois ans » : c’était le deal avec ma tante. Moi, j’avais vingt-trois ans, pas un sou, ça m’allait. Je me faisais chier dans ma vie et tout ce que je voulais, c’était bouffer des milles… Trois ans après, j’étais au Venezuela, et j’avais aucune envie de le rendre, le bateau.

Saint-Paul, je l’ai toujours connu, j’ai presque appris à marcher dessus. C’est un gros tonneau, une barrique. Il roule, c’est pas confortable quand t’es au mouillage. Y a un dicton qui dit « bon rouleur, bon marcheur ». C’est faux, sinon ça serait un avion de chasse ! Il est né en 1960, comme moi. C’est deux de mes oncles qui l’ont fait construire. L’architecte, c’est Henri Dervin. Il a dessiné le Kurun, le bateau de Le Toumelin (CM 60).

Pendant la construction aux chantiers Blamengin à Boulogne, un de mes oncles, Paul, est décédé. Comme c’était une famille très catho, ils ont décidé d’appeler le bateau Saint-Paul. Il était basé à Courseulles, en Normandie. Nous, on habitait dans le Sud, près d’Avignon. Mon père était paysan. Il adorait la mer et les bateaux. Mon oncle avait la polio, la jambe elle marchait pas, le bras, il marchait pas bien non plus… Il n’avait pas du tout confiance en lui. Il sortait Saint-Paul que quand mon père venait. Alors mon père, il emmenait les sept gamins au mois de juillet avant la récolte des poires et on faisait que naviguer.

Mon tonton, à partir des années 1978, il a commencé à perdre un peu la boule. Il a fait sortir Saint-Paul de l’eau et l’a mis dans un champ derrière. Plus personne n’est monté dessus pendant cinq ans, jusqu’à ce que je le récupère.

Saint-Paul m’a sorti de la délinquance dans laquelle j’étais. Je dealais, je volais des mobylettes, des voitures… Des conneries de gamin. J’ai mis longtemps à comprendre que c’était ce bateau qui m’avait sauvé. Il m’a sorti de la zone de Marseille. Je me suis retrouvé patron de bateau. D’un seul coup, t’as les responsabilités. Et puis la voile, c’est ce que j’avais toujours voulu faire.

La conseillère d’orientation professionnelle, à seize ans, après le collège, elle m’avait demandé :

« Qu’est ce que tu veux faire ?

– Je veux faire marin.

– Et ton père, il fait quoi ?

– Il est paysan.

– Oh bah tu seras paysan ! »

Je me suis retrouvé en lycée agricole. Je voulais pas y être à l’école. Je me suis fait virer de trois lycées. Je faisais que des conneries. D’ailleurs, j’ai aucun brevet, aucun diplôme. C’est le bateau qui m’a tout appris.

Avant de récupérer Saint-Paul, j’avais acheté les plans d’un catamaran Wharram. Je les ai toujours avec moi depuis cette époque. Je rêvais de la Polynésie, des Marquises. J’avais lu Moitessier, La Longue route. Mon père, il préférait Tabarly, Kersauson, tous ces grands marins. Pour lui, Moitessier c’était le baba cool qu’a jamais rien fait de sa vie. D’ailleurs, il m’a beaucoup critiqué par la suite. Mais c’est surtout Henry de Monfreid qu’a nourri le rêve du voyage et du business. J’ai dû lire ça à quatorze ans. Je lisais très peu, mais je lisais que ce genre de littérature. La Croisière du hachich, La Poursuite du «Kaïpan»... Tout ça, ça nourrit.

Quand j’ai récupéré Saint-Paul, j’ai traversé toute la France par les canaux, j’ai embouqué la Seine à Honfleur. La première écluse, c’est Rouen, après tu arrives à Paris, tu passes en bas de Notre-Dame, tu t’arrêtes devant le pont Alexandre III… la classe ! Arrivé au Grau-du-Roi, j’ai refait un gros chantier.

On est partis de France avec ma chérie, on avait un billet de 500 francs, un Pascal on appelait ça, parce que c’était la photo de Pascal qu’était dessus. Et puis au Maroc, j’ai fait des premiers bricolages, j’ai refait des ponts pour les gens du coin, ça fait un billet, j’ai acheté des fringues, je les ai revendues sur les marchés aux Canaries pendant six mois. C’est comme ça que le business a commencé.

Après, j’ai acheté du whisky dans l’idée d’aller le vendre au Brésil. On a quitté les Canaries sur un coup de vent, et douze heures après, pétole. Le bateau bougeait pas, on était dans la brume, les voiles en drapeau. Pendant huit jours, on n’a pas vu l’horizon. À l’époque, on naviguait au sextant, donc on n’avait pas notre position. Quand on a vu passer un bateau de pêche de Douarnenez, on a sorti la corne de brume. C’était juste avant Noël. L’équipage nous envoie une touline, je remonte le sac à bord, j’ouvre. Tac tac tac tac tac! Plein de langoustes! Ils finissaient leur marée, on leur a donné du camembert et du tafia. Ils nous ont donné le cap pour aller en Mauritanie, à Nouadhibou. Et, finalement, c’est là que j’ai vendu tout mon whisky. Quatre cents bouteilles !

Arrivé au Brésil, j’ai eu la chance de tomber sur un Français qu’était dans le business des pierres semi-précieuses depuis quelques années et qui m’a initié. Je me suis beaucoup documenté, j’ai acheté plein de bouquins. Je suis devenu accro aux pierres. J’ai acheté une petite balance qui pèse au centième de carat près. C’est 0,2 gramme le carat. Ça vient d’une graine qui pousse en Afrique et qui pèse toujours le même poids, elle est constante. J’ai fait beaucoup de troc avec ce Français, il m’a vendu tout mon premier stock. Je rangeais les pierres dans une petite mallette, une boîte à cigares en bois.

Je suis monté dans les Antilles, j’ai commencé par vendre des hamacs, des sacs à dos, tout le machin. Et après je me suis posé à Union. J’avais des copains qui faisaient du charter là-bas. Avant de raccompagner les gens à terre après la journée en mer, ils passaient par mon bateau et je faisais ma démonstration, j’étalais mes cailloux. Aigue-marine, tourmaline, améthyste, topaze… Que des semi-précieuses. Des trucs que j’achetais 10 dollars, je les vendais 150. Je vivais que de ça.

Après, j’ai fait des pierres précieuses en Colombie. Y avait essentiellement de l’émeraude. Mais là, c’est plus la même catégorie… Et je me suis planté. Enfin, j’ai pas réussi à faire les culbutes que je faisais avec la semi-précieuse. La grosse émeraude de qualité, c’est inaccessible, donc j’ai acheté de la qualité, mais trop petite, j’ai galéré à les vendre. Je suis passé au café. Au Vénézuela, j’achetais du café et puis j’allais le revendre aux Antilles. Ça marchait bien. C’étaient des années merveilleuses.

Quand j’ai rencontré ma dame, avec qui j’ai vécu, notre projet c’était de rallier le Pacifique, mais elle est tombée enceinte en Guadeloupe. Pas question de rester bloqués là avec un enfant, on savait qu’on repartirait jamais, donc on a quitté les Antilles quand elle était enceinte. On s’est dit qu’on allait bien trouver un endroit où on se plairait. Ma fille Leyla est née à Bonaire, une île hollandaise au large du Brésil. Son certificat de naissance est en papamiento, la langue locale, un mélange de portugais, d’espagnol, de français et de néerlandais. Elle est née à bord de Saint-Paul, sur la couchette, avec une sage-femme et moi. C’était un peu l’attraction, toute l’île faisait la fête ! C’était le défilé en permanence sur le quai, on a été gavés de cadeaux, ils nous ont amené des couches, même une machine à laver ! À un moment, y avait six caisses de bière sur le quai. C’est qu’il ne se passait jamais rien sur cette île…

On est rentrés en France pour des histoires de papiers et on est restés un peu coincés. On s’est fait récupérer par le système, même si j’y étais pas bien du tout. La famille, faut voir tout le monde, faut baptiser la petite, et puis toute la vie européenne. Je bossais comme skipper sur un classique de 20 mètres, et je m’y suis pas fait. On a fait un gros lift de Saint-Paul et on est repartis avec ma chérie et ma fille. Elles n’avaient pas encore vraiment navigué, elles étaient rentrées de Bonaire en avion. On est allés jusqu’à Casablanca, mais elles étaient tout le temps malades. Je me suis dit : on arrête de naviguer, je peux pas continuer à les forcer. Là, je me suis mis à bosser en tant que scaphandrier. Mon premier boulot déclaré.

Mon métier, si j’ai un métier, c’est celui-là. Au départ, j’ai appris un peu comme un pirate, tout seul, à faire un peu des épaves, des mouillages, des bricolages à droite à gauche. La Casamance, le Brésil, les Antilles, la Colombie… J’adore ça. Pour pouvoir travailler sous l’eau, faut passer par une école à Marseille, à Pointe-Rouge. C’est rien, c’est fait en six semaines. On t’apprend pas à travailler : on t’apprend à pas te noyer et à pas noyer le copain. Mais après, si tu sais pas travailler à terre, c’est pas en bas que tu sauras travailler.Si tu sais pas découper en surface avec un chalumeau, tu sauras pas en bas, si tu sais pas faire un coffrage sur terre, tu sauras pas faire sous l’eau. Tous les travaux qu’on doit faire sous l’eau, il faut savoir les faire à terre. Moi, c’est la route qui m’avait tout appris.

Tu commences par faire des travaux publics, tu travailles dans les ports, dans les écluses, à bouffer du béton et de la vase et un peu de merde. Après, ce que je cherche, c’est de travailler à l’offshore, c’est le mythe. C’est qu’un concours de couilles, c’est que ça. Le besoin de reconnaissance, de faire quelque chose d’atypique, de susciter un peu l’admiration des autres. En tout cas, en ce qui me concerne, c’était ça mais sans m’en rendre compte. J’étais devenu sérieux. Saint-Paul était à Anglet, je l’ai plus ou moins abandonné pendant cinq ou six ans.

On s’est séparés avec la mère de ma fille, j’ai acheté une maison dans les Landes. Dès que je revenais de mes missions offshore, je prenais ma fille pour les week-ends, les vacances. J’ai commencé à restaurer mon bon vieux Polo, mais en sortant les boulons de quille, je me suis pété le dos. Je me suis dis : c’est plus de mon âge, j’y arriverai pas, c’est fini. Donc, j’ai acheté un autre bateau, Équinoxe.

Pendant un an, je l’équipe et je décide de partir pour ma grande boucle. Le Pacifique, les Marquises, mon rêve de gosse. Quinze jours après mon départ, je m’arrête à Hendaye. Et là, badaboum : mon cœur, emballé sur une sorgin locale ! Les sorgin, c’est les sorcières dans le Pays basque. Patron de pêche qu’elle était. Je suis tombé amoureux d’elle et je me suis dit le voyage, on verra plus tard. Je suis resté à Hendaye. Saint-Paul n’a pas bougé du quai, un an, deux ans, trois ans… Je suis venu cinq fois avec la tronçonneuse, prêt à le débiter pour la déchetterie. Je suis jamais arrivé à la démarrer, la tronçonneuse. J’arrivais pas. Donc, je l’ai laissé pourrir. Et puis un jour, je me suis pris le courage à deux mains.

Un copain était prêt à m’aider. On l’a sorti de l’eau le 11 septembre 2018, on a gardé la coque, le lest. En cinq mois, on a refait un bateau à neuf. Deux bêtes de travail. J’ai refait tout le pont, le rouf, le cockpit, on a changé le moteur, mon copain a refait tous les emménagements intérieurs. Avant, j’avais refait un mât neuf, un mât creux à gorge. Et je me suis fait péter un jeu de voiles neuves. On l’a remis à l’eau le 11 février 2019.

Depuis, voilà, il est à l’eau. Je suis trop fier de moi. Une des plus belles choses que j’ai faites de ma vie, c’est d’avoir sauvé ce bateau. Surtout que là, il est reparti pour cinquante ans. Il fera centenaire si je le pose pas sur un caillou breton.

Je vis à bord à Port-Launay. C’est pas une marina, c’est un quai. Une fois que le quai est plein, tu peux pas mettre plus de bateaux. C’est hyper intimiste. Sur Équinoxe, y a tout le confort, trois cabines, toilettes électriques. Mais ma maison, c’est Saint-Paul. Cet univers, je m’y sens tellement dans mon nid, je m’y sens tellement chez moi, y a pas une maison, y a pas un lieu, y a pas un autre bateau qui m’amène cette sérénité, ce calme, cette énergie quoi.

Aujourd’hui, à soixante-trois ans, j’ai le projet de construire ce Wharram dont je trimballe les plans depuis plus de quarante ans. J’ai les mêmes aspirations que quand j’avais dix-huit ans. J’ai deux grands rêves encore : aller aux Marquises et passer le cap Horn. Ce qui n’a pas changé dans toutes ces années, c’est mon amour pour la mer, le voyage, l’autre, ce que je ne connais pas.