© Musée de la Marine / G. de Carvalho

Propos recueillis par Virginie de Rocquigny - Vincent Campredon, directeur du musée national de la Marine, Louise Contant, cheffe du département des collections, et Delphine Rabat, scénographe de l’agence Casson Man, évoquent la réouverture du palais de Chaillot. Pour lutter contre l’érosion de la fréquentation et séduire les jeunes, le nouveau musée fait le pari d’un parcours intuitif, balisé de repères forts, en s’appuyant bien sûr sur ses exceptionnelles collections et en s’ouvrant aussi aux enjeux maritimes contemporains. Avec trois fois plus d’espace dédié aux expositions, un auditorium moderne, des « Traversées », des « Escales » et une « Vague », le musée dédié à toutes les marines souhaite donner le goût de la mer au plus grand nombre et ambitionne de devenir un lieu culturel national de premier plan.

Le musée national de la Marine a rouvert le 17 novembre dernier à Paris, après sept ans de fermeture et un chantier considérable, à la fois architectural et muséographique. Qu’est-ce qui a motivé le lancement de cette opération à 71,2 millions d’euros ?

Vincent Campredon : Ce projet était sur la table depuis des années. Premièrement, notre bâtiment, classé monument historique, n’était plus aux normes sur plusieurs points : l’accueil des personnes en situation de handicap, le risque incendie… Il ne pouvait ouvrir au public que par mesure dérogatoire. Il était donc impératif d’engager des travaux. Par ailleurs, la fréquentation du musée diminuait. À partir de 2015, nous sommes passés sous la barre des cent mille visiteurs par an et ce chiffre baissait d’année en année. Dans le même temps, la mer est devenue un enjeu de société majeur qui intéresse beaucoup les jeunes, on le constate chaque jour dans l’actualité. Et les musées se sont transformés. Ils ont changé d’approche. En 2016, la mission de réflexion sur les « musées du XXe siècle » a mis en avant la nécessité de créer des musées ouverts aux jeunes générations, plus diversifiés, qui placent le visiteur au cœur des dispositifs et sont ouverts sur les sujets de société.

Lorsqu’ils ont été missionnés pour réfléchir à l’avenir de l’institution, Benedict Donnelly et Erik Orsenna avaient préconisé une transformation ambitieuse du musée, qui s’appuierait notamment sur une profonde rénovation du site de Chaillot. Ce rapport n’était pas un mode d’emploi mais il a posé les bases du projet. Quand j’ai été nommé directeur du musée de la Marine en 2015, la commande de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, était claire : faire un musée qui transmette le goût de la mer et la conscience des enjeux qui la traversent, en particulier aux jeunes.

Le parcours n’est pas linéaire ou chronologique, mais découpé en trois thématiques distinctes, chacune traitée un peu à la manière d’une exposition temporaire. Comment l’avez-vous conçu ?

V. C. : Nous avons imaginé un voyage en mer en trois « Traversées » et quatre « Escales ». Effectivement, ce n’est pas un parcours classique. Les Traversées mettent en lumière trois thématiques. Elles se raccrochent toujours à des enjeux et des défis contemporains. La première s’intitule « En passant par Le Havre : les routes de la consommation », et aborde aussi bien le transport maritime que les acteurs portuaires, les énergies en mer et les loisirs. La seconde, « Tempêtes et naufrages », nous permet de parler de la sécurité en mer mais aussi de montrer des œuvres monumentales et des objets issus de naufrages célèbres, retrouvés au moyen des techniques et opérations d’archéologie sous-marine. La troisième, « La France, puissance navale » donne à comprendre le rôle et les missions de la Marine nationale, ainsi que le développement de la marine de guerre française, vu sous le prisme de l’innovation. Les Escales sont centrées sur les objets phares du musée et les trésors de la collection.

Dans l’Escale « Représenter le pouvoir : la sculpture navale », ce buste de Napoléon Ier, haut de 3 mètres, ornait la proue
du vaisseau Iéna (attribué à l’atelier de sculptures de l’arsenal de Brest, vers 1846).
Paré d’une couronne de laurier et tenant le foudre de Jupiter,
Napoléon est représenté triomphant, à l’antique. Derrière lui, les ors du décors somptueux de La Réale,
le navire amiral de la flotte de galères de Louis XIV, construit en 1694 et mesurant 5 mètres de long.
© Musée national de la Marine

Le port du Havre est à l’honneur dans une scénographie composée de conteneurs. Pourquoi avoir choisi ce port ?

V. C. : Paris est lié au Havre par la Seine, notre lien à la mer passe par cet axe HAROPA (Le Havre-Rouen-Paris), soit le grand port fluvio-maritime de la Seine. C’est une porte d’entrée pour aborder la question des flux de marchandises, en rattachant le visiteur à son quotidien : le transport maritime, c’est par exemple le café que l’on boit le matin ! Par ailleurs, Le Havre est un port qui illustre bien les cinq grandes marines : de guerre, de pêche, de commerce, scientifique et plaisance, ce qui est en phase avec les ambitions du musée.

Le musée est sous la tutelle du ministère des Armées mais se revendique aujourd’hui comme le musée du fait maritime et de toutes les marines, loin de son image de musée de l’histoire navale. Avez-vous envisagé de changer de nom ?

V. C. : Oui, mais nous avons choisi de garder le nom de musée de la Marine car c’est une marque et cela fait partie de l’âme du musée, que nous avons à cœur de conserver. On ne fait pas quelque chose de tout neuf : la France a une grande histoire maritime et, de fait, toutes les thématiques abordées dans le musée ont un lien avec la Marine nationale. Nous associons d’ailleurs la Marine à notre programmation culturelle : des officiers sont au conseil scientifique ou partie prenante de toutes nos expositions temporaires. Néanmoins, nous avons ouvert le musée à tous les enjeux du domaine maritime d’aujourd’hui et de demain. Ce n’est plus seulement un musée d’histoire, c’est plus large. Il faut considérer que c’est la maison de la mer et des marins. L’institution ne se résume plus au seul parcours muséographique. Un tiers de notre espace, tout le hall d’accueil, est d’ailleurs gratuit. On peut venir pour le restaurant, pour un événement, une conférence… C’est un lieu culturel où l’on revient car il se passe toujours quelque chose.

Qu’avez-vous fait de vos collections pendant les travaux au palais de Chaillot ?

Louise Contant : Nous avons d’abord sorti toutes les œuvres du musée pour faire un état des lieux, ce qui représentait déjà un immense défi logistique ! Il a fallu par exemple ouvrir un mur pour pouvoir sortir le canot de l’Empereur [exposé à Brest depuis 2018, NDLR]. Plus de trois mille huit cents objets de collection ont été déplacés du site de Chaillot vers notre centre de conservation et de ressources à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Ce déménagement nous a donné une occasion inégalée d’étudier les œuvres exposées, qui ont toutes été restaurées. Cela a permis d’améliorer leur stabilité et donc leur conservation dans le temps mais aussi de faire de la recherche appliquée aux collections. Le musée sort donc enrichi de cette période de fermeture sur le plan matériel bien sûr, mais aussi sur le plan intellectuel.

À quels professionnels avez-vous fait appel pour la restauration des œuvres ?

L. C. : Nous avons lancé un grand marché public, constitué en différents lots, selon les spécialités requises : métal, céramique, textile, papier, sculpture, peinture, photographie, arts graphiques, matériaux contemporains, mobilier, cadre… En tout, ce sont plus d’une centaine de restauratrices – c’est un métier majoritairement féminin – qui ont travaillé pendant deux ans. Nous avons également la chance d’avoir une équipe de trois restauratrices de patrimoine en interne. Elles se sont concentrées sur une centaine de maquettes et modèles réduits. Si elles ont chacune leur spécialité, toutes les trois ont acquis une connaissance fine des modèles, à la fois historique et technique. Elles sont capables de comprendre toutes les manœuvres afin de restaurer au mieux les cordages ou les gréements qui seraient dérangés. Elles disposent même dans leur atelier d’une corderie et créent leur propre cordage, sur-mesure, adapté aux différents modèles. C’est unique et exceptionnel !

La fermeture du musée a été l’occasion de « rafraîchir » de nombreuses pièces.
Ici, une restauratrice travaille sur l’une des oeuvres de la série des Vues des ports
de France
de Joseph Vernet (1714-1789), Le Port Neuf, ou l’arsenal de Toulon, vu de l’angle du parc de l’Artillerie, réalisée en 1755. © C2RMF Vanessa Fournier

Certaines restaurations ont-elles dévoilé des surprises ?

L. C. : Oui, je pense notamment à l’une des pièces maîtresses du musée, le décor sculpté de La Réale, galère de la fin du XVIIe siècle. Nous avons découvert sur l’un des hauts-reliefs une polychromie bleue sur un blason de la France, détail dont nous n’avions pas connaissance et que nous avons choisi de révéler au public. La restauration des treize tableaux de Joseph Vernet, constituant la série des Vues des ports de France, a permis de retrouver la luminosité, les couleurs, ainsi que des détails dans les scènes grâce à l’allègement des vernis anciens qui avaient jauni avec le temps. Ces travaux ont été effectués au Centre de recherche et de restauration des musées de France, à Versailles, et ont duré une année entière.

Il y a des restaurations plus inattendues comme celle d’une combinaison de plongée qui, avec le temps, avait adhéré au mannequin qui la soutenait ?

L. C. : Avec son casque, son détendeur, sa ceinture de plomb et ses palmes, le scaphandre Cousteau-Gagnan représentait un défi technique. Nous avons fait appel à de nombreuses spécialités pour le restaurer : caoutchouc, métal, cuir, textile, verre… La combinaison était devenue rigide avec le temps. Sur des matériaux récents comme le néoprène, nous avons très peu de connaissances et de recul. Il a fallu comprendre les mécaniques de ces textiles et les processus de stabilisation de ces matériaux. Grâce à des interventions parfois expérimentales et uniques en leur genre, la tenue a aujourd’hui retrouvé de la souplesse et du lustre. Le public peut la découvrir dans la partie du musée consacrée aux tempêtes et naufrages.

Le scaphandre autonome de Jacques-Yves Cousteau et d’Émile Gagnan a révolutionné la plongée sous-marine dans les années 1960,
grâce à l’invention du détendeur, relié à des bouteilles d’air comprimé.
Le musée a fait appel à de nombreux spécialistes pour le restaurer.
© Musée national de la Marine / G. de Carvalho

Combien d’œuvres sont-elles présentées au sein du nouveau musée ?

L. C. : Mille, ce qui est peu par rapport aux soixante-dix mille œuvres que nous avons dans notre fonds. Il faut ajouter les cinq cents pièces présentées dans les musées du littoral. Nous avons à cœur de mieux valoriser ces œuvres qui ont toutes été restaurées : cela signifie mieux les présenter, mieux les mettre en scène, mieux les faire dialoguer… Nous avons créé énormément de contenus à partir de recherches documentaires. Par ailleurs, notre parcours d’exposition est semi-permanent : nous changerons les œuvres présentées tous les trois à cinq ans, ce qui a dû être pensé en amont sur le plan logistique.

Delphine Rabat : L’une des particularités du musée est d’ailleurs de disposer de vitrines de grandes dimensions afin de pouvoir faire tourner les collections plus facilement.

Pouvez-vous nous présenter la collection du musée de la Marine ?

L. C. : Notre collection est hétéroclite ! Elle s’est construite autour d’un premier don de modèles et de maquettes d’arsenaux. En 1748, un inspecteur de la marine offre à Louis XV la collection de modèles de navires et de machines portuaires qu’il a rassemblée dans les arsenaux. La collection s’est ensuite développée dans le domaine des beaux-arts, avec certaines peintures monumentales, comme les très grands formats de Théodore Gudin, puis elle s’est enrichie au XIXe siècle d’objets ethnographiques en provenance du monde entier. L’amiral Pâris, entre 1871 et 1893, a fait construire au sein du musée un atelier de fabrication et de restauration de maquettes et de modèles. En travaillant sur des plans relevés autour du monde, l’atelier a constitué une collection de près de quatre cents modèles d’embarcations traditionnelles d’Europe, mais surtout d’Asie et d’Océanie. Nous avons aussi de très nombreux objets scientifiques et techniques. En bref, nous sommes passés d’un musée d’histoire à un musée des beaux-arts, un musée d’arts et des traditions populaires, un musée technique et scientifique…

Les collections permettaient donc d’élargir le parcours à tous les enjeux du domaine maritime ?

L. C. : Oui, sans aucun doute. Si on fait des extractions dans les bases de données, il est clair que notre collection est plus vaste que le seul axe militaire et naval. La collection s’est orientée vers toutes les marines, notamment la plaisance, à partir du XXe siècle. Nous avons de très grands ensembles, le musée a dans ses collections, par exemple, le voilier Pen Duick V. Nous avons également une vaste collection photographique qui couvre différentes époques, des instruments techniques et scientifiques… Les acquisitions récentes sont d’ailleurs plutôt portées sur d’autres marines que la marine militaire.

Quelles sont vos dernières acquisitions ?

L. C. : Nous avons acquis une collection de bustes d’anciens directeurs de la SNSM, un ensemble de dessins de Jean Delpech, peintre de la Marine, sur le monde de la plaisance, notamment des habitacles de Pen Duick. En vente publique, nous avons acheté deux vues du port de pêche de Lorient. Par ailleurs, nous avons aujourd’hui le souci d’incarner l’histoire à travers des récits personnels, de remettre l’humain au cœur des enjeux. Ainsi, nous avons par exemple acquis un album de petites photos, de type cartes de visite, d’Eugène Disdéri. Ces images nous renseignent sur la vie des officiers mais aussi sur celle de leurs femmes puisqu’elles sont très présentes dans l’album. Nous avons aussi fait rentrer dans nos collections un fonds photographique de Serge Lucas, qui regroupe plus de soixante mille images sur le monde de la pêche, réalisées entre les années 1970 et 2000. Pour notre bibliothèque patrimoniale, nous avons acquis un ouvrage de 1604 de Gerrit de Veer, qui relate le voyage de l’explorateur Willem Barentsz vers le Grand Nord, à la recherche de la route maritime du nord-est. Il s’agit d’une première édition française avec des gravures exceptionnelles.

Avez-vous fait des acquisitions spécialement en vue de la construction du nouveau parcours ?

L. C. : Oui, c’est le cas par exemple d’une vue du Havre d’Eugène Boudin pour la section consacrée à cette ville portuaire. Nous avons également fait d’importantes commandes en lien avec les mécènes et partenaires du musée pour enrichir les collections sur de nouveaux enjeux. Les visiteurs découvriront des maquettes de voiliers qui courent la Transat Jacques-Vabre, de Rafale, de Falcon et de paquebots contemporains comme le Silenseas, prototype de bateau à propulsion vélique, ou le Wonder of the Seas, le plus grand navire de croisière du monde actuellement en construction.

Delphine Rabat, votre agence, Casson Man, a déjà réalisé la scénographie de la galerie « Nelson, Navy, Nation » du National Maritime Museum, à Greenwich. Comment avez-vous abordé ce projet parisien ?

D. R. : L’objectif était d’apporter un nouveau souffle et une dimension plus contemporaine au musée grâce à une scénographie immersive. Nous avons fait le choix de ponctuer le parcours du visiteur avec des éléments marquants, parfois monumentaux, comme un conteneur, une étrave de bateau… C’est aussi un écho à l’histoire du palais de Chaillot, construit pour l’Exposition internationale de 1937. Dans ces grandes expositions, il y avait comme ça des éléments qui jaillissaient, des points forts d’intention. Ces éléments jouent avec l’architecture du lieu, créent des ambiances et donnent une atmosphère mais sans fermeture de l’espace. Nous avons composé avec les courbes naturelles du monument, qui guident le visiteur tout en lui laissant une grande liberté selon ses centres d’intérêt, ses envies du moment. Il s’agit d’un parcours intuitif, avec quelques repères forts.

Lorsque l’on passe la porte du musée, on est plongé dans l’obscurité, sous un ciel étoilé, avant de démarrer le parcours en pénétrant dans une étrave de bateau. Quels sont les objectifs de ces installations ?

V. C. : La première impression est très importante. On surprend le visiteur dès le début, on l’accueille après. Ce ciel lumineux, cette lumière sombre, ces courbes partout… C’est une œuvre intrigante. Puis on débute le parcours du musée dans l’étrave, on est en mer, on a quitté Paris !

D. R. : Il s’agit effectivement de créer une rupture, de placer le visiteur dans un état d’esprit particulier. Un film de quelques minutes est projeté à l’intérieur de l’étrave du bateau. Cela marque le début d’un voyage sensible car cette vidéo fait appel aux sensations. On y voit la mer dans tous ses états, c’est un mouvement ininterrompu qui nous entraîne jusqu’au fond de l’océan.

Vue en 3D du projet de l’impressionnante mise en scène de la « Traversée » qui ouvre
sur la partie consacrée aux « Tempêtes et naufrages », imaginée par les cabinets H2O Architectes et Snøhetta. © Casson Mann-LMNB

Le parcours est ponctué de contenus multimédias. Comment ont-ils été conçus ?

D. R. : Nous avons choisi de donner la parole à des acteurs du monde maritime contemporain et de les présenter dans un rapport de un à un avec le visiteur. Il y a un commandant de paquebot, un archéologue sous-marin, un docker, un officier de marine marchande… L’idée est de renforcer le sentiment que la mer fait partie de notre vie à tous, à travers des formats courts et très incarnés. Il y a aussi des choses ludiques et inter--actives. On peut par exemple jouer à des jeux de ponts ou découvrir son profil de consommateur et nos liens au quotidien avec la mer à travers un questionnaire.

L’un des autres grands dispositifs scénographiques s’intitule « La Vague » : de quoi s’agit-il ?

D. R. : C’est une structure monumentale de 10 mètres de haut qui nous transporte dans le Pacifique. Grâce à une projection donnant l’illusion de la surface de l’eau, le visiteur se retrouve au creux d’une vague géante, entouré par la houle régulière d’un flux d’eau continu. Cela crée une tension, il y a un côté époustouflant, subjuguant, mais jamais menaçant. Au centre de cette Vague, des vitrines présentent des objets de la Traversée consacrée aux « Tempêtes et naufrages ». C’est un travail subtil de trouver l’équilibre entre le respect des œuvres et ces dispositifs.

Ne craigniez-vous pas que ces dispositifs, parfois spectaculaires, prennent le pas sur les œuvres de la collection ?

D. R. : L’expérience de l’audiovisuel dans un musée n’est pas la même que celle que l’on peut avoir tout seul chez soi. Il y a la notion d’échelle, mais surtout ce que l’on va voir avant, après… Ces dispositifs donnent toujours un contexte aux objets. Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre la mise en valeur des objets de la collection et l’utilisation du numérique dans le parcours : c’est toujours une question de dosage. Le parcours alterne des moments plus calmes, où le visiteur est davantage dans la contemplation des objets, avec des moments plus forts.

Changement de décor et d’époque, avec la galerie Davoud, au rez-de-chaussée
du musée qui évoque « Les enjeux maritimes d’hier, d’aujourd’hui et de demain ».
Un portique et des conteneurs plongent le visiteur dans les problématiques de la mondialisation.
© Patrick Tourneboeuf / Oppic / Tendance Floue

Le musée s’est entouré d’experts en accessibilité afin d’aller plus loin que les normes fixées par la loi. Quels dispositifs avez-vous mis en place pour l’accueil des personnes en situation de handicap ?

V. C. : Nous avons conçu huit tables de médiation. Elles traitent un point clé de la thématique abordée dans les « Traversées » d’une manière accessible à tous les publics. On y trouve aussi bien des éléments tactiles, sonores, du contenu en langue des signes, en braille ou en FALC (Facile à lire et à comprendre) pour des personnes handicapées mentales, malvoyantes, ou qui maîtrisent mal le français.

D. R. : Nous avons développé de nombreux dispositifs de manipulation, c’est-à-dire des choses faites pour être touchées par les visiteurs. Il y a par exemple une reproduction en bois de la coque de Pic, modèle de vaisseau de 74 canons, ou bien une copie du panneau du printemps du décor de La Réale. Nous proposons également des créneaux de visite avec une « scénographie adoucie », un peu sur le modèle de ce qui se fait dans certains centres commerciaux. On baisse la lumière, le son… Il existe ainsi une version de « La Vague » plus « soft ». Nous avons fait très attention à ne pas créer de mal-être, notamment pour les éléments de grande dimension. Il s’agit d’offrir une expérience de visite plus confortable aux personnes « fatigables » ou hypersensibles.

Pour les visiteurs qui ne peuvent pas venir à Paris mais souhaiteraient consulter les collections, avez-vous transformé leur accès en ligne ?

L. C. : C’est un vaste chantier, qui est en cours, et cela fait aussi partie de nos moyens de diffusion. Nous tenons à mettre en ligne l’ensemble des collections et à les rendre au moins accessibles de manière numérique. Nous sommes en train de refondre l’interface qui donne accès à la base de données des collections afin de faciliter les recherches des visiteurs numériques. On espère qu’avec cette refonte l’accès sera facilité.

Où se trouve à présent la riche bibliothèque du musée ?

L. C. : Elle a quitté le palais de Chaillot pour rejoindre notre centre de documentation à Dugny. Elle est accessible sur rendez-vous. Ce sont plus de quarante mille ouvrages qui sont mis à disposition du public, dont plus de huit mille livres patrimoniaux. Pendant la période de fermeture, nous avons traité trente-six mille ouvrages en dépoussiérage et conservation curative. On trouve également dans notre bibliothèque d’autres types de ressources : des plans d’architecture navale, des cartes…

Le musée dispose à présent d’un auditorium ultramoderne de deux cents places et d’un espace d’actualité. Quelle programmation culturelle proposez-vous ?

V. C. : Le musée ne peut pas évoquer tous les sujets, l’espace est limité et nous n’avons pas toujours les objets nécessaires. L’environnement par exemple : comment en parler au musée ? La programmation culturelle permet de donner de la place à ces thématiques via les expositions temporaires mais aussi grâce à des conférences, rencontres, festivals, prix… C’est une autre porte d’entrée qui vise à toucher d’autres publics, à ne pas accueillir que les passionnés de la mer. Nos expositions temporaires se déploient désormais dans un espace de 900 mètres carrés. Cela représente trois fois le volume de l’espace autrefois dédié aux expositions !

Le musée de la Marine a rouvert ses portes le 17 novembre dernier au terme de sept ans de travaux. On découvre ici le hall d’entrée, éclairé de centaines de lumières comme autant
d’étoiles, le scaphandre articulé des frères Carmagnolle,
créé en 1882 à Marseille, accueillant le visiteur. © PhotoPQR / Le Télégramme / MaxPPP

Que proposez-vous concrètement dans votre espace d’actualité ?

V. C. : C’est une salle modulable qui nous permet de réagir rapidement aux faits marquants et aux grands événements maritimes. Elle pourra accueillir des tables rondes, des installations numériques, des expositions sur un dossier d’actualité, des web-tv, des émissions de radio, des PC course… Tous les formats sont possibles !

Quelles sont vos attentes en termes de fréquentation et quand pourrez-vous dire que cette muséographie ambitieuse est une réussite ?

L. C. : Nous souhaitons accueillir trois cent mille visiteurs par an. La muséographie peut déjà être considérée comme une réussite sur le plan du projet car elle présente un parcours renouvelé, en adéquation avec la commande et le souhait de « donner le goût de la mer ». Sa réception critique sera à analyser dans les mois et années à venir, et le public sera juge de son appréciation… ◼

ENCADRÉS

L’histoire houleuse du musée

Tout commence en 1748, quand un inspecteur de la Marine offre à Louis XV sa collection de modèles de navires. Installées au Louvre (illustration), ces maquettes ont notamment vocation à servir de supports pédagogiques pour l’école d’ingénieurs-constructeurs de vaisseaux. De 1801 à 1803, cette collection s’enrichit hors du Louvre. Une éphémère galerie navale voit le jour au sein du ministère de la Marine. Elle réunit des œuvres contemporaines, comme Les Vues des ports de France du peintre Joseph Vernet, des modèles et quelques objets maritimes. L’approche de ce qui devient en 1827 le musée Naval est avant tout technique et historique. La dimension ethnographique s’y ajoutera bientôt à la suite des missions d’exploration et des expéditions coloniales.

© Old Images / Alamy Banque d'Images

De 1871 à 1893, le musée est dirigé par l’amiral Pâris, personnage hors du commun, qui se dévoue corps et âme à l’institution. Fondateur de l’ethnographie nautique, il fait construire des modèles de bateaux de pêche et de cabotage, européens et exotiques, pour enrichir le fonds. À cette époque déjà, la présence du musée au sein du Louvre est remise en question, d’autant qu’il est rattaché au ministère de la Marine en 1919. C’est le début de plusieurs décennies de résistance de la part des directeurs successifs. En 1936, il est décidé que le musée déménagera au palais de Chaillot, alors en projet pour l’Exposition universelle, dans l’aile Passy. Il ouvre ses portes au Trocadéro en 1943. L’histoire de la marine de guerre et « des gloires maritimes françaises », selon l’expression de son directeur de l’époque, est au cœur de son propos.

En 1996, nouveau rebondissement avec l’idée de Jacques Chirac de créer un musée des Arts premiers au palais de Chaillot, en évinçant le musée de la Marine. Le projet soulève une vive protestation, relayée par le navigateur Éric Tabarly. Jean-François Deniau obtient de présider une commission de défense des intérêts du musée de la Marine. Il propose la construction d’un nouvel équipement sur un terrain en friche, sur les quais de Seine. La suggestion est finalement retenue et le lieu accueillera le futur musée du Quai Branly. Le musée de la Marine demeure sur la colline de Chaillot et sa rénovation est annoncée. Il faudra attendre vingt ans pour qu’elle soit engagée. ◼ V. d. R.

Demandez le programme

Silence, ça tourne ! Le musée consacre son exposition inaugurale (du 13 décembre 2023 au 5 mai 2024) à la représentation de la mer au cinéma. Conçue avec la Cinémathèque française, celle-ci retrace l’attirance des réalisateurs pour l’univers marin et les évolutions techniques pour le filmer. Des frères Lumière au Chant du loup, en passant par Windjammer, Titanic, Pirates des Caraïbes ou Océans de Jacques Perrin, l’exposition plonge les visiteurs dans une scénographie rappelant les décors de cinéma. Elle présente des costumes, des affiches, des photographies, des dispositifs de prises de vue et, bien sûr, de nombreux extraits de films.

© Cinémathèque française / Droits réservés

Au printemps, la thématique des Jeux Olympiques se déclinera à Chaillot à travers des conférences et un week-end spécial consacré au surf en juin 2024. Dans les autres musées de la Marine, Port-Louis s’intéressera à la figure de Virginie Hériot, championne de voile, tandis que Brest présentera les cinq disciplines nautiques des JO. À partir de septembre 2024, le musée adoptera son rythme de croisière : deux expositions par an sur une même thématique, qui se déploieront à Chaillot et dans certaines antennes du littoral. La saison 2024-2025 sera consacrée au tour du monde. L’exposition parisienne d’automne, « Seul autour du monde », fera écho à la dixième édition du Vendée Globe et embarquera les visiteurs aux côtés des skippers, tandis que celle du printemps reviendra sur l’expédition de Magellan.

En 2025-2026, cap sur les abysses. La première exposition sera consacrée à la conquête des profondeurs, et interrogera la fascination de l’homme pour le monde sous-marin, tandis que la seconde s’intéressera à l’archéologie sous-marine. Points communs de tous les événements à venir ? Le lien avec les enjeux contemporains, qu’il s’agisse de l’impact environnemental de la course au large et du transport de fret ou de l’exploitation des grands fonds marins. ◼ V. d. R.

Un projet architectural contraint mais ambitieux

C’est une équipe d’architectes franco-norvégienne, issus des agences H20 architectes et Snøhetta, qui a été sélectionnée pour rénover le musée national de la Marine. Un chantier de réhabilitation lourd et contraint du fait du classement du palais de Chaillot en monument historique. Dès le hall d’accueil, le bâtiment est méconnaissable : volumes immaculés gigantesques et largement ouverts, lignes courbes et formes circulaires omniprésentes, vues sur la Seine…

© Patrick Tourneboeuf / Oppic / Tendance Floue

Le projet retenu s’appuie sur les dispositions historiques successives de l’édifice. Les architectes ont notamment redécouvert un escalier, conçu pour le projet initial de 1878, qui permet de proposer un circuit en boucle et non plus en cul-de-sac comme c’était le cas auparavant. L’idée d’un oculus, imaginé en 1937 par leurs prédécesseurs mais non réalisé, a été reprise : cette ouverture de 4,50 mètres de diamètre restitue la hauteur du pavillon d’About. La création de deux nouvelles mezzanines permet de gagner 500 mètres carrés supplémentaires pour accueillir, notamment, l’espace d’actualité et le salon des adhérents. La réouverture des baies rétablit une connexion visuelle avec les abords du musée : la tour Eiffel et les jardins du Trocadéro sont désormais visibles depuis les espaces d’exposition. ◼ V. d. R.

Une signature olfactive pour le musée

« Immersif » étant le maître-mot de la muséographie actuelle, le musée de la Marine va jusqu’à titiller les narines de ses visiteurs en diffusant dans son hall d’accueil une « signature olfactive ». Nathalie Lorson, maître parfumeur, qui a créé la fragrance, avait imaginé trois axes : la pleine mer (pensez embruns, brise et fraîcheur), la mer calme sous le soleil et l’ambiance boisée d’une cale de bateau. Des comités d’usagers ont été réunis et l’idée de pleine mer est ressortie de la consultation. Résultat : « Sillages de mer », le parfum créé pour le musée, est composé d’algues, matière première naturelle, associée à de la calone, une molécule aux notes ozoniques. Nathalie Lorson a également souhaité faire un clin d’œil à l’ambre gris. Longtemps utilisée en parfumerie, cette matière première provient d’une concrétion qui se forme dans l’intestin du cachalot et qui est rejetée par l’animal sur les plages. Elle a ici été remplacée par une molécule de synthèse qui donne à la composition « une empreinte ambrée et charnelle avec des tonalités minérales et musquées ». ◼ V. d. R.

Nos interlocuteurs

Vincent Campredon a navigué la première partie de sa carrière avant d’occuper plusieurs postes dans le domaine de la communication pour le ministère de la Défense, l’Otan et la Marine nationale. Il dirige le musée national de la Marine depuis 2015.

Louise Contant, archéologue de formation, a travaillé pour France-Muséums et le Louvre Abu Dhabi, puis le Frac Île-de-France, avant de prendre la direction des collections du musée de la Marine en 2022. Plongeuse confirmée, elle sera l’une des commissaires de l’exposition de 2025 sur les fonds sous-marins.

Delphine Rabat assure la gestion de projets scénographiques pour l’agence britannique Casson Man depuis 2014. Elle a participé au renouveau de Lascaux IV ou de la cité de la Gastronomie à Lyon. Le musée national de la Marine est la première réalisation de cette agence à vocation internationale dans la capitale française. ◼ V. d. R.

À lire, à voir :

André Linard, « Dans les coulisses du musée de la marine », dans le Chasse-Marée n° 273, 2015 ;
Éric Rieth, « Les souvenirs de marine de l’amiral Pâris », dans le Chasse-Marée n° 129, 1999, et « Les voyages ethnographiques de l’amiral Pâris », dans le Chasse-Marée n° 224, 2010
La web-série « Au cœur d’une métamorphose » suit en vidéo les étapes de la transformation du musée, sur le site internet du musée.