Par François Boullet - Je voudrais vous raconter une histoire merveilleuse. Commencée il y a cent-soixante-dix-huit ans, elle vient de s'achever cette année, au mois de juin. Les principaux personnages sont, dès l'entrée en scène, des gens de ce temps-là, de simples gens de la côte provençale, puis un marin bien vivant, un vrai marin de 1983, d'une famille de ces pêcheurs marseillais qui calent chaque soir leurs filets aux pieds des falaises grises, et la Bonne Mère enfin, omniprésente et toujours bienveillante, la Madone dont l'intervention permet vraiment de qualifier l'histoire de merveilleuse. Un jour donc de 1804, un matin sans doute, un homme dont j'ignore le nom marchait sur le bord d'une corniche qui surplombait les eaux bleues de la Méditerranée. La mer était calme, le ciel lumineux, au loin des tartanes naviguaient en douceur dans les petits airs. En bas de la falaise où se tenait notre homme, deux canots étaient mouillés.

La tragédie

Dans cette ambiance sereine soudain survint la tragédie, brutale, imprévisible et injuste comme toutes les catastrophes où la mort semble frapper au hasard. Un pan entier de rocher se détacha. Notre homme fut précipité dans le vide, sous les yeux horrifiés des canotiers. Mais la Sainte-Mère veillait. Pour une raison connue d'Elle seule et de son Divin Fils, la Sainte-Mère lui accorda sa Protection. Un miracle s'accomplit : notre homme survécut à sa chute, alors qu'il n'avait pas une chance sur mille de s'en tirer. Comment ai-je entendu parler de cet accident ? Et quelle est sa réalité ? Par un ex-voto, suspendu au milieu de centaines d'autres sur les murs de Notre-Dame de Laghet, célèbre sanctuaire qui domine les collines niçoises. Cet admirable ex-voto est un « fixé-sur-verre », c'est-à-dire un tableau peint à l'envers sur la face arrière d'une feuille de verre. Regardant son travail dans une glace, le peintre procède par plans super-posés. Commençant, par exemple, par les détails du visage, il les recouvre ensuite par la couleur chair, puis par le décor lui-même. Protégés par le verre, les coloris du fixé-sur-verre prennent un éclat et une fraîcheur extraordinaires. Sur ce magnifique tableau dont le charme et la gracilité n'évoquent pas précisément une ambiance de drame, l'attention de l'observateur est centrée sur le promeneur surpris par l'effondre-ment de la falaise. Il lève les bras dans un geste de peur et de désespoir devant l'imprévisible et l'inéluctable. Et de prière aussi. En un millionième de seconde il s'adresse à la Vierge que l'on aperçoit dans un coin du ciel. Vêtue de ses rutilants atours, chamarrée d'or, de grandeur et de pureté, elle porte l'Enfant dans ses bras.

Une scène inexplicable

Ce scénario est indiscutable mais incomplet, notre curiosité n'est pas satis-faite. Que viennent donc faire les deux canots ? L'un d'eux est vide. Il paraît amarré à la falaise par une bosse bizarre. Le deuxième est, semble-t-il, relié au premier par un bout' non moins étonnant ; à son bord des hommes s'apitoient sur le sort de l'accidenté, sur son arrière, un orin s'enfonce dans l'eau. Or ces hommes, ce canot vide et ce canot surchargé, ces bosses, bout's et orins ont, à coup sûr, un rôle actif à jouer dans cette histoire. Les ex-voto sont des reportages d'une précision mania-que. Certes, ils rapportent les faits tels que les témoins ont cru les voir, c'est-à-dire de façon un tantinet subjective. Certes, ils les rapportent en cédant au goût des gens simples pour le mélo-drame. Ce sont rarement les acteurs des drames qui les peignent eux-mêmes, mais en dépit de ces multiples sources d'erreurs, ils ne falsifient jamais la vérité. Il est donc certain que ces canots et ces hommes jouent un rôle dans le récit votif. Je me suis longtemps demandé lequel ? J'ai pensé, par exemple, entre autres hypothèses, qu'il s'agissait d'un accident survenu à un matelot en train de débarquer : d'une tartane mouillée au large, me disais-je, des marins ont gagné la terre à bord de deux chaloupes. Tout s'est bien passé pour le premier équipage. Les hommes de la deuxième chaloupe s'apprêtent à débarquer à leur tour, lorsqu'un de leurs camarades de la première chaloupe est précipité dans le vide. Ce genre d'explication n'était pas vraiment convaincant...

La clef de l'énigme

J'ai fini par admettre que cet ex-voto était indéchiffrable. Dans notre livre « Ex-voto marins », nous nous sommes bornés, ma femme et moi, à écrire qu'il n'avait pas dévoilé son mystère. Et nous n'y pensions plus jusqu'au jour, cent-soixante-dix-huit ans après le drame, où nous avons reçu la lettre d'un homme merveilleux, Laurent Damonte, « modé-liste, un tout petit peu féru d'archéologie, marin d'essence purement méditer-ranéenne, de surcroît fils de pêcheur », qui nous donna la clef de l'énigme. D'après Laurent Damonte, loin d'être incompréhensible, l'ex-voto représente au contraire une pêche archi-classique de mulet, muge en vieux français, à l'aide d'une mugelière. Un premier bateau A est mouillé perpendiculairement à la côte par le mouillage (a) et amarré à celle-ci par la bosse (b). Une deuxième ancre (c) est mouillée en abord pour empêcher l'embarcation de dériver ; à l'arrière et à l'avant de ce bateau A, sont tournées les deux ralingues de la mugelière, toutes deux munies de flotteurs. La mugelière est tendue à plat sur l'eau, parallèlement à la côte, puis solidement calée, par une amarre tournée à terre (d), et par une ancre (e). La nappe du filet étant deux à trois fois plus haute que le bateau n'est long, la mugelière tombe au fond. Il se forme ainsi un couloir entre les deux rangées de flotteurs. Le piège est mis en place. Le bateau B qui porte l'équipage, constitue la porte du piège. Il faut savoir, précise Laurent Damonte, qu'à la saison du frai, le pois-son, mulets ou bars, se déplace le long de la côte, à la suite des femelles, et toujours dans le même sens. Dès qu'un banc de poissons a pénétré dans le piège, le bateau B se place en position B1, en halant le filin (f). L'équipage embarque le filet à toute vitesse, jusqu'à venir en position B2. Le poisson est vidé dans le bateau A. Il ne reste plus au bateau B qu'à reprendre sa position initiale et à attendre le passage du prochain banc. Mais l'accidenté, ajoute Laurent Damonte, que devient-il dans tout cela ? L'accidenté est tout simplement le patron de la mugelière. Il a son poste à terre, sur une avancée de la roche C. C'est lui qui, de sa position élevée, sur-veille l'avancée des mulets et donne l'ordre de fermer le piège. C'est lui qui, ce jour-là, a vu son piédestal s'effondrer sous ses pieds. Ainsi tout s'explique, les personnages, les accessoires et le décor, le temps, le lieu et l'action de la tragédie. La raison du bateau vide pour recevoir le pois-son, et du bateau rempli d'hommes pour haler le filet mains sur mains. Le dessin bizarre des bout's qui représentent maladroitement des ralingues munies de flotteurs. La présence en bordure de corniche de celui qu'on pouvait prendre pour un promeneur malchanceux et qui est un marin à part entière, exerçant son métier sur le plancher des vaches. Les bateaux sont des mourre de pouar ou « museau de cochon », la forme la plus archaïque du bateau de pêche provençal. La fiole que le patron porte sous le bras contient de l'huile d'olive. Avec une baguette, il en jette de temps en temps quelques gouttes sur la mer pour y voir mieux en supprimant les friselis du vent. La scène se passe vraisemblablement entre Cannes et le viaduc d'Anthéon.

Un lien avec le passé

Grâce à un anonyme fabricant de fixés-sur-verre qui « faisait les pèlerinages » pour placer sa marchandise, grâce à Laurent Damonte aussi, un étrange lien de compagnonnage unit les lecteurs du Chasse-Marée et les pêcheurs qui traquaient les mulets, dans les environs de Cannes, au début du XIXe siècle. Par la magie des images, nous sommes transplantés un beau matin sur la côte provençale, en train de pêcher à la mugelière. Car nous savons maintenant caler une mugelière, nous connaissons les lieux où foncent les mulets en mal d'amour, et nous sommes passés maîtres dans l'art de voir à travers l'eau, sans lunettes polarisantes, sans rayon laser, sans électronique, simplement en répandant quelques gouttelettes d'huile d'olive à la surface de la mer. Et voilà ! La belle histoire est terminée. Sa morale, me semble-t-il, est exemplaire. Le peintre du fixé-sur-verre nous apprend que l'art n'est pas matérialiste ni égocentrique, et que les plus modestes des artistes, les plus maladroits, atteignent parfois au sublime quand ils croient en quelque chose et qu'ils souhaitent le raconter aux autres. Laurent Damonte nous fournit la démonstration éblouissante que l'art populaire n'est pas un art de musée, qu'il ne doit être ni retranché de la vie, ni éloigné des praticiens, en l'occurrence des pêcheurs, des modélistes, des penseurs aux grosses mains qui savent d'expérience combien l'adresse manuelle est nourrie d'esprit. Et puis cette histoire nous rappelle infine qu'un certain type d'homme n'a pas disparu, allergique à la culture de masse et à l'abrutissement ambiant, fidèle à ses racines, curieux et passionné, curieux de création et passionné d'action. Merci, Notre-Dame de Laghet !