De Yann Quenet - Faire un tour du monde à la voile sur un bateau de 4 mètres, sans se rendre compte que c’est un exploit, en s’excusant presque d’attirer l’attention, voilà qui rend le personnage fort sympathique ! Yann Quenet qui voulait vivre le plus simplement possible en mer – car il n’aime pas trop la navigation côtière – n’a transporté dans son Baluchon que du bonheur, des sardines en boîte, des lectures et des souvenirs de rencontres à foison. Son récit donnera des ailes à ceux qui rêvent de vivre sans entrave et sans tralala.

Yann Quenet a cinquante-quatre ans et vit à Saint-Brieuc. Il travaille à la DDE, puis démissionne pour créer un chantier de minibateaux. En 2015, il part à bord du «  Skrowl »… qui coule au large du Portugal. Revenu à sec, il conçoit et construit « Baluchon » – « Les grands bateaux, c’est pour les grandes personnes ! » – pour boucler un tour du monde (2019-2022). Il planche déjà sur « Baluchon 2 », destiné au Grand Nord.

Quand j’arrive à la pointe des Châteaux, la pointe la plus à l’Est de l’île, c’est le début de la nuit ; Pointe-à-Pitre est encore à une vingtaine de milles. Comme j’en ai un peu marre de cette traversée et que la côte est parsemée de bouées de pêcheur difficiles à apercevoir en pleine nuit, je décide de rentrer dans le lagon de Saint-Francois, où le mouillage ne me paraît pas trop mal. Mais dès que je franchis la passe en surfant sur une longue vague en serrant un peu les fesses, je comprends mon erreur : l’alizé assez soutenu est pile dans l’axe de la passe, ça risque de ne pas être de la tarte pour ressortir d’ici. Je m’engueule intérieurement. La règle numéro un quand on navigue uniquement à la voile est de ne rentrer que dans les endroits d’où l’on peut sortir facilement si le temps se gâte. Or là, ce n’est vraiment pas le cas. Mais avec la fatigue et l’euphorie d’être arrivé, je remets ce problème au lendemain. Je jette l’ancre au beau milieu de gros catamarans, ces sortes de studios flottants qui deviennent peu à peu la norme chez les plaisanciers.

Pendant un petit moment, j’ai l’envie de descendre à terre pour m’offrir un bon steak-frites, mais l’idée de nager jusqu’à la plage en pleine nuit me refroidit. J’attaque un de mes derniers paquets de nouilles chinoises accompagné de sauce tomate concentrée. Je ne sais pas si c’est le fait d’être arrivé à terre, mais je trouve le dîner carrément dégueulasse, il faut vraiment que j’améliore le niveau de ma cuisine.

Le lendemain matin, je découvre le paysage. C’est assez charmant, l’eau est bleu turquoise, le sable est blanc et les cocotiers ondulent sous les alizés, ça fait très carte postale. Tout de suite, mes yeux portent vers la passe où entrent et sortent des bateaux pour touristes et des saintoises (de petits bateaux de pêche rapides locaux). Mais comment je vais sortir d’ici sans moteur, moi ? Il y a bien une deuxième fausse passe un peu écartée du vent qui souffle à plus de 25 nœuds, mais ma carte indique une profondeur de 70  centimètres : ça doit être possible de sortir à marée haute, mais je n’ai pas les horaires et ça a l’air un peu chaud de louvoyer par là sans connaître parfaitement l’emplacement des patates de corail, surtout par un vent pareil.

Un dinghy à moteur me propose d’aller à terre, c’est pas de refus. Je me précipite dans le premier café venu avec du wifi pour signaler mon arrivée. Je ne sais pas du tout si le tracker a bien fonctionné cette fois-ci, et je n’ai vraiment pas envie de déclencher à nouveau des recherches inappropriées. Apparemment, ça a bien marché, j’ai même des commentaires sur ma page Facebook, que je ne peux malheureusement pas tous lire : j’ai à peine le temps de poster un « Bien arrivé en Guadeloupe » que la batterie de mon smartphone, que j’avais oublié de recharger, crache ses derniers volts.

Quand la serveuse me donne la note pour le café, que j’ai pris pour avoir accès à Internet, je suis pris d’une quinte de toux : mais c’est hyper cher ! La vie aux Antilles n’est pas donnée et Saint-Francois est une sorte de piège à touristes où tout est hors de prix. Décidément, j’ai mal choisi mon endroit pour atterrir. Un coup d’œil à la carte des restaurants des alentours me fait définitivement passer l’envie d’un steak. Je dépense le reste de mon argent liquide dans un supermarché pour m’acheter un yaourt à boire et quelques bananes.

Quand je retourne sur Baluchon en dinghy-stop, je ne suis pas très à l’aise, je sens bien que je ne suis pas du tout à l’endroit qu’il me faut pour remettre pied à terre. Je décide de préparer une amarre de remorquage et de héler le premier bateau motorisé qui passera à ma hauteur. Encore une fois, ça me gêne de demander de l’aide, mais il faut quand même sortir de cette souricière rapidement. À ce moment arrive un nageur près de mon bord : il est interloqué par mon drôle de rafiot, c’est un érudit qui connaît absolument tout ce qui concerne les bateaux. On papote une bonne partie de la journée. Finalement, c’est pas si mal, ici. Mon nouveau copain me conseille de rester et m’indique un mouillage plus adapté pour mon minibateau. « On est bien mieux ici qu’à Pointe-à-Pitre, où il fait chaud et où ça grouille de cafards ! »

Je reste plusieurs jours à Saint-François, même si ce n’est pas vraiment pratique pour moi, car il faut aller à terre à la nage pour se ravitailler en eau et en nourriture. Mais cette escale prolongée me permet de trouver un moyen de sortir du lagon par mes propres moyens. Grâce à un petit passage, j’accède au port de pêche, celui des saintoises qui traversent le lagon. Il y a juste un petit problème : une passerelle enjambe ce petit bras de mer avec seulement 3  mètres de tirant d’air. Mais le vent est bien orienté pour moi, je décide de passer sous le pont en démâtant. Démâter, c’est super facile sur Baluchon, le mât ne pèse que 7  kilos ; c’est un jeu d’enfant, l’opération ne prend que quelques secondes. Je passe sous le pont à la godille, pour remâter aussitôt après. Mon pote le nageur m’accompagne pour cette courte traversée jusqu’à Pointe-à-Pitre. C’est un peu limite d’être à deux sur Baluchon, mais notre bonne humeur et notre passion commune pour les bateaux nous permettent d’apprécier le trajet.

L’accueil à la marina Bas-du-Fort à Pointe-à-Pitre est un peu froid. L’employé, qui ne doit pas être dans un bon jour, m’apprend sèchement qu’il faut appeler bien à l’avance pour avoir une place. J’imagine qu’il pense que je suis arrivé avec mon annexe et que j’ai un bateau plus grand qui m’attend quelque part au mouillage. Finalement, après quelques hésitations, et devant le petit attroupement de curieux qui commence à se former autour de Baluchon, il me concède une place sur un ponton réservé aux petits bateaux à moteur locaux et bien à l’abri des regards. Le tarif est tout à fait correct pour ma bourse, je ne suis pas mal tombé, je n’ai plus qu’à me préparer pour la suite de mon voyage.

Généralement, je n’aime pas trop les escales, même avec des paysages magnifiques. Je me trouve rarement à l’aise sur la terre ferme. En plus, j’y sens mon bateau malheureux, ficelé à un quai ou à un ponton, ou attaché à sa chaîne d’ancre comme un vulgaire clébard. Contrairement aux grandes chevauchées du large, les escales m’ennuient. Enfin… m’ennuyaient, car ce premier arrêt m’a permis de commencer un processus assez étrange pour moi : la fissuration progressive de la coquille dans laquelle j’étais enfermé depuis très très longtemps. […]

J’admire profondément les dingues, ceux qui traversent l’Atlantique régulièrement sur toutes sortes d’embarcations bizarres, du tonneau au pédalo, mais dans mon esprit je n’en faisais pas vraiment partie. Mon voyage, jusqu’ici, m’avait paru relativement facile et mon bateau ne me semblait pas trop différent des voiliers qui arrivent chaque année par centaines aux Caraïbes, il était juste un peu plus petit. Mais Baluchon paraissait tellement atypique aux yeux des autres, et a provoqué tellement de curiosité, que je suis passé quasiment d’un coup du type solitaire, complètement anonyme, avec le charisme d’une boîte de conserve vide, à un mec à peu près normal, capable de se faire quelques potes sans trop de difficultés. En deux mois d’escale, je vais faire pratiquement plus de connaissances amicales qu’au cours des trente années précédentes (et ce n’était que le début, ce phénomène allait, par la suite du voyage, s’amplifier, mais ça, je n’en avais pas encore conscience du tout).

Chaque fois que quelqu’un passe devant Baluchon, ça se déroule à peu près comme ça :

« Salut !

– Salut ! Dites donc, il est étrange, votre bateau. (Traduction pour moi : Il a vraiment une sale gueule…)

– Oh, du moment que ça flotte…

– Et vous comptez aller où avec ? (C’est vrai que Baluchon paraît encore tout rutilant, comme s’il sortait de l’atelier, on a du mal à croire à première vue qu’il vient de traverser l’Atlantique, d’autant que je n’ai pas d’autocollants de sponsors sur ma coque et qu’aucun média n’a parlé de mon aventure.)

– Vers le Pacifique, si tout va bien.

– Avec ça ?! (Traduction : Pauvre garçon, encore un qui a perdu la raison !)

– Ben, en y allant doucement, ça devrait le faire.

– Ha, ha, ha ! Si vous le dites. (Traduction : C’est sûr, ce type est complètement givré.) Mais vous avez fait des essais en mer, quand même ?

– Oui, j’arrive du Portugal avec.

– Noooon ! (Traduction : Méfions-nous, nous avons peut-être affaire à un mythomane.) Mais pourquoi vous n’avez pas d’étrave ?

– Heu, ça sert à rien, les étraves.

– Haaa ! Eh mais dites donc, vous n’avez pas de haubans pour tenir votre mât ?

– Des haubans ? Non, ça sert à rien.

– Mais vous n’avez pas de bôme non plus ?

– Non, ça sert à rien, les bômes.

– Mais vous avez un moteur, tout de même ?

– Heu non, ça s…

– ok, ok, j’ai compris. » Je sors alors de ma réserve pour expliquer le pourquoi de mon étrave, de l’absence de haubans, de bôme et de tout le tralala ; à ma grande surprise, je deviens un vrai moulin à paroles dès qu’il faut parler de mon Baluchon. Mon discours doit convaincre un petit peu et je ne dois pas paraître aussi distant que je me l’imaginais, car en général la discussion se prolonge et souvent je suis ensuite invité à prendre un café ou un verre. Faire des rencontres, finalement, c’est très agréable. Bien qu’au fond de moi j’aie le sentiment de tricher un peu :  les autres ne sont pas attirés par moi mais par Baluchon, c’est lui finalement la star. Il est tout simplement devenu mon passeport, le moyen pour moi d’apprendre à nouer des liens, ce qui va petit à petit me libérer de ma vieille copine : la solitude.