©MUSÉE CERNUSCHI, MUSÉE DES ARTS DE L’ASIE DE LA VILLE DE PARIS

Par François Boucher - Le nuoc-mâm est le condiment national du Vietnam. Ce produit à base de sel et de poisson possède de grandes vertus nutritives et perpétue un savoir-faire pluriséculaire. Il est cependant menacé par des succédanés industriels qui inondent le marché et dénaturent ses qualités. Les producteurs traditionnels se battent pour préserver la qualité d’un produit dont la maturation peut atteindre dix-huit mois…

Littéralement, le nu’ó’c-mâm (nuoc-mâm) est l’eau, ou le jus, tiré de la macération de poisson dans du sel. Cet ingrédient incontournable de la cuisine vietnamienne est très ancien puisque Les Annales historiques de l’Annam rapportent que les empereurs Song de Chine, qui régnaient entre 960 et 1279 de notre ère, exigeaient de leurs vassaux du Đai Viêt une partie de leur tribut en « rosée de poisson » comme ils appelaient le nuoc-mâm…

Il faut cependant attendre 1621 pour qu’un jésuite italien, Cristoforo Borri, le décrive pour la première fois en Occident dans sa Relation de la nouvelle mission des Pères de la Compagnie de Jésus au royaume de Cochinchine. Admirant l’abondance du poisson sur les côtes, il observe que les pêcheurs du cru destinent une bonne partie de leurs prises à la fabrication « d’un certain mets qu’ils appellent balaciam, qui se fait de poisson salé, ramolli et détrempé dans l’eau. C’est une liqueur mordante assez semblable à la moutarde, et dont chacun fournit sa maison en si grande quantité, qu’on en remplit des tonneaux et des cuves, de la même façon que se font les provisions de vins dans beaucoup de pays d’Europe. Ce n’est pas précisément un mets, mais plutôt un assaisonnement dont on se sert pour relever le goût du riz et le faire manger avec plus de plaisir. »

Balaciam, écrit Borri, et non nuoc-mâm ; bizarre. En réalité, le bon père s’égare. Il tire son balaciam non du parler local mais… du portugais. Les navigateurs lusitaniens explorèrent les côtes vietnamiennes dès 1515-1516 et fondèrent quelques années plus tard un comptoir commercial à Hoi An, au sud de Danang. Les missionnaires suivirent : Borri séjourna à Hoi An à compter de 1618. Son balaciam n’est en réalité que le balachão, plat épicé de fruits de mer que les Portugais avaient d’abord exporté dans leur colonie de Goa, en Inde, avant de l’introduire à Hoi An.

Borri, cependant, ne nous renseigne pas sur l’origine du produit. Quatre siècles plus tard, celle-ci n’est toujours pas définitivement tranchée…

« Il y a évidemment une proximité du nuoc-mâm avec le garum »

Certains voient dans ce condiment un descendant du garum, la sauce de poisson des Romains, qui serait parvenu en Asie via la route maritime de la soie. On sait par Le Périple de la mer Érythrée, un récit anonyme en grec à la datation incertaine – entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère – que le trajet de l’époque entre l’Europe et la Chine passait par l’Arabie et l’Inde. Ce dernier pays commerçait avec le royaume hindouiste du Champa, ou Cham, qui s’étendait sur une grande partie du centre et du sud du Vietnam, où les marchands indiens auraient introduit le garum. La population locale l’aurait acclimaté et reproduit à sa façon. Puis le Champa fut progressivement envahi et absorbé par le Đai Viêt, entre les XVe et XVIIe siècles, et l’envahisseur aurait adopté la fameuse sauce de poisson.

Ce très beau cliché de 1931 montre des dizaines de sampans bord à bord. Ces embarcations à fond plat sont parfois gréées d’une voile, d’autres possèdent une cabane rudimentaire pour abriter les pêcheurs, voire leur famille. Au premier plan, un homme décharge des jarres de nuoc-mâm à l’aide d’une palanche. ©GALLICA.BNF.FR/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE

Dung Tran, propriétaire de Nuoc Mâm Tin, la plus ancienne marque de Phan Thiet – une ville côtière située à 200 kilomètres de Saigon –, également fondateur d’un musée local consacré au nuoc-mâm, est un chaud partisan de cette thèse. « Le nuoc-mâm n’était pas populaire au Đai Viêt jusqu’à ce que le général nordiste Nguyen Huu Canh conquît Phan Thiet en 1693. Les Viets apprirent alors des Chams leur technique de fabrication, l’améliorèrent et la développèrent, notamment en recourant à de grands fûts pour le brassage, au lieu des petits utilisés par les Chams. Ils eurent également l’idée de transvaser la sauce dans les jarres en céramique ou en terre cuite, pour la transporter. Ainsi purent-ils l’exporter dans le nord. Le terme chu’o’p, qui fait référence au mélange de 3 kilos de poissons pour 1 kilo de sel, nombres d’or dans le processus de fabrication du nuoc-mâm, vient de la langue cham. Le terme est encore couramment utilisé de nos jours par les producteurs de tout le pays. » Soit, mais cette thèse ne contredit-elle pas le tribut de nuoc-mâm du Đai Viêt aux Song de Chine, évoqué plus haut par Les Annales historiques de l’Annam ? Car il fallait bien que les Nordistes du Đai Viêt produisent un tant soit peu de sauce pour en fournir à leurs suzerains…

Philippe Papin, titulaire de la chaire Histoire et sociétés du Viêt-Nam classique à l’École pratique des Hautes études de Paris, doute du lien avec Rome : « Il y a évidemment une proximité du nuoc-mâm avec le garum, mais, instinctivement, je dirais que le principe de la saumure de poisson n’est pas si compliqué à trouver qu’il faille supposer un emprunt venu de si loin. » Dès lors, si influence étrangère il doit y avoir, ne serait-elle pas plutôt chinoise ? L’on produisait en effet sous les Zhou (1046-256 av. J.-C.) un condiment à base de poissons et de haricots de soja fermentés dans du sel. Plus tard, sous les Han (206 av. J.-C., 220 ap. J.-C.), poissons et soja furent fermentés séparément, donnant naissance et à la sauce de poisson et à la sauce de soja. Cette dernière, plus facile et moins chère à produire, aurait progressivement supplanté le nuoc-mâm en Chine, un pays plus terrien que le Vietnam, favorisé par une mer proche et généreuse, où l’on aurait adopté la sauce de poisson.

« Le nuoc-mâm est une vraie providence pour la nation annamite »

« Et pourquoi ne l’aurions-nous pas inventé nous-mêmes ? », répliquent nombre de Vietnamiens. Parmi eux, Ngo Ba Thanh qui soutient en 1954 à Lyon une thèse de médecine vétérinaire consacrée au nuoc-mâm : « Le Vietnamien est un ichtyophage et un pêcheur né. Si l’on ajoute que [ses] rites culinaires […] font apparaître un goût prononcé pour le sel, et qu’un tempérament sobre, économe et prévoyant lui recommande de constituer des réserves en période d’abondance au lieu de gaspiller inutilement les denrées sans penser au lendemain plein d’aléas, l’on peut alors concevoir facilement tout un arsenal de conserves au sel, dont divers mâm, ces macérations salées de poissons… On a, par exemple, le mâm tôm (pâte de crevettes de mer), le mâm-tép (pâte d’écrevisses d’eau douce), le mâm ru’o’i (pâte de palolos, une sorte de vers marins), etc. »

La flottille bleue et rouge de l’île de Phu Quoc, dans le golfe de Thaïlande. Le nuoc mâm qui est fabriqué sur place est réputé dans le monde entier. ©FRANÇOIS BOUCHER

Quelque hypothèse que l’on retienne, le nuoc-mâm devient vite un condiment national… et une marchandise stratégique ! À la fin du XVIIIe siècle, lors de la guerre civile opposant les Tay Son aux N’Guyen, les troupes de ces derniers, bloquées à Saïgon et privées de leur assaisonnement préféré, effectuèrent une percée pour s’emparer de Phan Thiet, à 200 kilomètres, uniquement pour faire main basse sur son nuoc-mâm ! Ces mêmes N’Guyen, finalement vainqueurs et unificateurs du pays, s’empresseront de frapper les saumuriers d’une taxe en nature afin de disposer en permanence de stocks substantiels du produit.

Chez les colonisateurs français, Legrand de la Liraÿe, missionnaire puis administrateur de la Cochinchine a, dès 1869, l’intuition des vertus du nuoc-mâm et de son importance pour la population locale : « Tout étranger qui se fait un devoir d’être raisonnable dans ses appréciations des coutumes étrangères et surtout des goûts différents des siens, ne tardera pas à avouer que le nuoc-mâm est une vraie providence pour la nation annamite. Il affirmera sans crainte de se tromper que cette liqueur très forte et très substantielle est parfaitement appropriée aux besoins d’un peuple qui n’a que le riz pour nourriture et qui n’use pas d’alcool ou de vin dans l’usage ordinaire de la vie… On est très heureux de le trouver souvent pour excitant de l’appétit dans les dégoûts de toute nature auxquels l’anémie nous expose, pour digestif dans certains embarras gastriques, pour sudorifique très puissant dans les coliques et refroidissements. »

Le ramendage des filets à anchois est le travail des femmes qui s’y emploient sur les pontons jouxtant leurs maisons en bordure des quais de Phu Quoc. ©FRANÇOIS BOUCHER

Plus tard, lorsque les Indochinois envoyés en Europe durant la Grande Guerre se plaignirent de l’absence de nuoc-mâm dans leurs rations, l’état-major s’empressa de leur en livrer pour soutenir leur moral. Et leur santé car, à la même époque, la science confirma l’intuition de Legrand de la Liraÿe. En 1914, en effet, l’administration coloniale chargea le professeur Rosé de l’Institut Pasteur de Saigon, également directeur du laboratoire de répression des fraudes alimentaires en Cochinchine, d’étudier scientifiquement le nuoc-mâm. Il s’agissait de lui donner une définition légale pour le protéger des falsifications dont il était victime, la plus répandue consistant à y ajouter de l’eau, une opération aussi déloyale que dangereuse, car la moindre salinité rendait le produit putride.

La découverte ouvrait la voie à la fabrication de nuoc-mâm industriel

Rosé établit que le nuoc-mâm était « le produit d’une autodigestion [parfois appelée hydrolyse ou autolyse] de la matière albuminoïde des poissons, sous l’action des diastases de leurs organes digestifs ». Dit plus simplement, cela signifie que ces diastases – une variété d’enzymes contenus dans les sucs digestifs – désintègrent les chairs, qui retournent aux éléments chimiques primordiaux. Parmi ceux-ci, Rosé pointe l’azote et en particulier l’azote organique, au stade d’acides aminés, « substances directement assimilables par l’organisme et complément indispensable de la ration alimentaire, faite surtout d’hydrates de carbone, des mangeurs de riz ».

Des anchois viennent d’être déchargés au port de Phu Quoc. Les pêcheurs doivent alimenter en poisson les cinquante-quatre fabriques de l’île, dont certaines possèdent leurs propres navires. ©HOANG DINH NAM/AFP

Le Gouvernement général de l’Indochine, se fondant sur ces données, adopta en 1916 un arrêté, édictant que nul ne pouvait « expédier, vendre ou mettre en vente sous la dénomination de nuoc-mâm […] un produit autre que celui obtenu à partir du poisson frais et du sel marin répondant aux teneurs ci-après, rendant compte de la valeur alimentaire d’un nuoc-mâm : selon les qualités commerciales, de 15 à 25 grammes d’azote total et de 10 à 20 grammes d’azote organique [acides aminés] par litre. »

Le texte permet de sanctionner les fraudes, mais elles étaient massives et les services en charge de leur répression, insuffisants. « Les circulaires administratives constatent que 50 pour cent des nuoc-mâm sont fraudés en Cochinchine, 75 pour cent au Tonkin », affirmait Alexandre Granval, fondateur de la Société des verreries de l’Indochine. Dans les années 1930, celui-ci proposa aux associations de producteurs de nuoc-mâm de Phan Thiet et de la ville voisine de Mui Ne de faire contrôler la qualité et l’authenticité de leur production par l’Institut Pasteur. Pour la conserver, il leur recommanda aussi de remplacer les jarres en terre cuite par des bouteilles en verre, fermées par un système réputé inviolable, l’Hermeticos, breveté par ses soins. Las ! Une campagne de presse et de lobbying, orchestrée par les saumuriers concurrents et les fraudeurs, mit en garde contre la hausse des prix et le monopole… Granval renonça à son projet.

À peu près à la même période, les professeurs Boez et Guillerm, membres de l’Institut Pasteur, démontrèrent que l’autodigestion, chère à Rosé, se doublait, malgré les propriétés antiseptiques du sel, d’un processus de fermentation comparable à celui du fromage, sous l’action de certains germes anaérobies. Les deux savants assuraient en outre que c’étaient ces germes, et non les diastases, qui donnaient au produit son arôme et sa saveur. Et ils ajoutaient qu’on pouvait produire du nuoc-mâm en ensemençant en laboratoire du poisson préalablement stérilisé avec les germes anaérobies en question, en se passant des diastases. Cette découverte majeure ouvrait la voie à la fabrication de nuoc-mâm industriel. Guillerm entrevit ce risque alors qu’il voulait seulement améliorer la fabrication traditionnelle, « principale ressource d’une laborieuse population de pêcheurs et de saumuriers »…

Le professeur Krempf, directeur de l’Institut océanographique de l’Indochine, imagina pour sa part le « nuoc-mâm concret », où un antiseptique volatil – le nitrochloroforme – remplaçait le sel, et où des enzymes et ferments exogènes, diastases et germes indigènes. L’argumentaire était rationnel : sans sel, le nuoc-mâm serait passé du statut de condiment à celui d’aliment, à consommer sans modération. Krempf, qui garantissait une production en une semaine de son produit, déposa un brevet. Sans convaincre le moindre industriel – le nitrochloroforme, sans doute, rebuta le marché…

Le poisson est salé vivant dans des cuves à bord des navires

Phan Thiet, et sa voisine Mui Ne, abritent d’importantes flottilles de pêche, essentiellement destinée à alimenter les fabriques de nuoc-mâm. L’aspect pittoresque du port de Mui Ne attire aujourd’hui de nombreux touristes. ©EILEEN WHOLIHANE SHAW/ALAMY BANQUE D’IMAGES

De nos jours, la production de nuoc-mâm traditionnel oscille, selon les saisons, entre 220 et 250 millions de litres par an. L’île méridionale de Phu Quoc, à quelques encablures du Cambodge, en constitue l’un des principaux bastions. Là, dans l’embouchure de la rivière Cua Can, les flottilles bleues et rouges des pêcheurs d’anchois (cá co’m) se serrent le long des quais. Sur les ponts, protégés du soleil par des auvents de toile, des dizaines de femmes, coiffées du chapeau conique en paille (nón lá), nettoient et ravaudent les filets. Début avril, les bateaux prendront la mer et lanceront sans discontinuer jusqu’à fin juillet leurs filets circulaires pour alimenter les cinquante-quatre fabriques locales de nuoc-mâm en anchois, l’espèce reine du sud.

« Les coûts de l’énergie, et donc de la pêche, ont fortement augmenté durant le Covid, tandis que le commerce de la sauce a été très perturbé », déplore Madame Ho Kim Lien, présidente de l’association locale des producteurs et patronne de Khai Hoan, l’une des entreprises les plus importantes. Heureusement, la situation s’est depuis stabilisée et notre production récente n’a que légèrement décru. » Khai Hoan et six autres firmes de Phu Quoc possèdent leurs propres navires, à bord desquels le poisson est salé vivant dans des cuves, avant d’être transféré dans les chais de maturation.

La réputation du nuoc-mâm de Phu Quoc est ancienne. L’érudit Louis-Georges Dürrwell, membre de la Société des études indochinoises, évoqua ainsi, en 1906, dans La Famille annamite et le culte des ancêtres, « les fins nuoc-mâm de Phu Quoc dont les gourmets d’Annam apprécient l’odorante saveur comme nous dégustons nous-mêmes le délicat bouquet de quelque haut cru de Bordeaux ou de Bourgogne ». À l’instar de certains vins, le nuoc-mâm de Phu Quoc est protégé par une indication géographique élaborée en partenariat avec le Bureau national interprofessionnel du cognac (BNIC). Celle-ci est reconnue par l’Union européenne depuis 2020, ce qui permet entre autres de lutter contre les fraudes venues de Thaïlande. L’appellation est aussi classée patrimoine immatériel du Vietnam et Madame Ho voudrait qu’elle soit également reconnue par l’Unesco : « Nous sommes en train de constituer un dossier avec les autorités de la province de Kien Giang, dont dépend Phu Quoc. »

Les nuoc-mâm élaborés à Phanh Thiet et à Mui Ne jouissent eux aussi d’une excellente réputation. Ils la doivent notamment à Tran Gia Hoa, alias Bat Xi, un garçon pauvre qui, à la fin du XIXe siècle, fit fortune dans le nuoc-mâm, ce qui lui valut un titre de mandarin de huitième rang à la cour impériale de Hué. « Les volumes exacts de sa production n’ont jamais été enregistrés, mais ils étaient sans doute les plus importants du pays : Bat Xi possédait 4 000 acres de terre et plusieurs centaines de barils d’une contenance de 10 000 litres chacun ; Phan Thiet fournissait à son époque 90 pour cent de la sauce de poisson à l’échelle nationale », assure Dung Tran.

« Les anchois d’ici sont très gras, riches en protéines et délicieux »

Pour Ngan Hoang Thi Bao, directrice export de la Société des nuoc-mâm de Phan Thiet et Mui Ne (province de Binh Thuan), la qualité de la production locale tient avant tout à celle de l’anchois. « La province de Binh Thuan, deuxième plus grande zone de pêche du Vietnam avec un littoral long de 192 kilomètres, se situe à la confluence d’un courant froid et hautement salin du nord-est et d’un courant chaud et plein d’éléments nutritifs du sud-est. Qui plus est, ses côtes sont sablonneuses et peu alluviales. Les anchois d’ici apprécient cette conjonction favorable. Ils sont très gras, riches en protéines et délicieux, car sans goût de vase. »

Ngan Hoang Thi Bao enchaîne sur un autre atout de sa région : son climat, parmi les plus chauds et les plus secs du Vietnam, facteurs éminemment favorables au bon déroulement du processus de fabrication : « L’ensoleillement oscille entre 2 562 et 3 048 heures, les précipitations annuelles entre 800 et 1 500 millimètres et la température moyenne entre 26,9 et 27,1 degrés. »

Et beaucoup plus sous abri : le chai de Ngan Hoang Thi Bao est un four ! De superbes barriques rondes s’y dressent, d’une contenance de 5 à 18 tonnes, dans lesquelles le mélange de poissons et de sel mature. Cerclées de bambou torsadé, elles sont en bois de bang lang (Lagerstrœmia) et de sao (Hopea odorata). D’autres essences locales peuvent être utilisées, comme le ven ven (Anisoptera cochinchinensis) à Phu Quoc. Toutes résistent à l’humidité, au sel et aux tarets et n’influencent pas le goût du nuoc-mâm.

La maturation durera douze mois. Viendra alors le temps du premier soutirage, qui permettra d’extraire le jus le plus concentré, la tête de cuvée en somme. Il n’est généralement pas commercialisé en tant que tel, mais sert à doser les jus suivants, moins puissants et moins riches en matières azotées, que l’on obtient par « lessivage », technique consistant à rajouter de l’eau salée bouillie au marc de poisson. Les différentes qualités, et prix, des nuoc-mâm, se déclinent ainsi au gré de leur taux en matières azotées, indiqué clairement sur leur étiquette.

L’excellence de l’autre ingrédient majeur du produit, le sel, est tout aussi fondamental. Guillerm, en son temps, insistait pour qu’il soit « très sec et ne contienne aucune matière étrangère, car celles-ci, ainsi que l’humidité, contribuent à avarier la saumure ». Madame Dung Tran Thi, secrétaire générale de l’association vietnamienne des producteurs de nuoc-mâm traditionnel, basée à Hanoi, ajoute « qu’il doit être conservé au moins soixante jours avant son emploi. En pratique, certains saumuriers de Phu Quoc le stockent entre deux et cinq ans ! » Pourquoi  ? Parce que « le sel contient du calcium et du magnésium qui, s’ajoutant à ceux déjà présents dans le poisson, donneraient une âcreté et une amertume désagréables au nuoc-mâm. Ces substances s’éliminent naturellement avec le temps. »

Madame Dung aime partager sa passion pour le produit qu’elle défend. « Voulez-vous visiter Cat Hai, et gouter aux nuoc-mâm du nord ? » Nous voici en route. Cat Hai est un regroupement de cinquante-neuf producteurs, installés sur une île éponyme, non loin de Haiphong. Leur nuoc-mâm diffère de ceux du sud sur plusieurs points. Les eaux du nord sont moins poissonneuses en général, et les anchois s’y font plus rares. « Nous utilisons plusieurs variétés de poissons : des anchois certes, mais aussi des sardines et des selars à bande dorée », m’explique Vu Tiên Nhat, le patron de l’entreprise. « Chaque variété est traitée séparément et ce n’est qu’une fois que les nuoc-mâm d’anchois, de sardines et de selars sont arrivés à maturité que nous les assemblons pour équilibrer le produit final : les anchois donnent la saveur, les sardines l’arôme et les selars relèvent la teneur en azote. »

« Le “nuoc-mâm” industriel est bourré de conservateurs »

Une autre particularité nordiste est l’utilisation de jarres en céramique et de cuves en ciment, exposées en extérieur. Il fait moins chaud que dans le sud… Ces matériaux emmagasinent la chaleur diurne. On ajoute en outre de l’eau salée à la macération pour accélérer l’hydrolyse et l’on ouvre régulièrement les couvercles des jarres et des cuves pour en exposer le contenu au soleil et le bâtonner, afin de faciliter l’évaporation. La maturation n’en demeure pas moins plus lente que dans le sud puisqu’elle peut durer jusqu’à dix-huit mois.

« Les industriels n’ont pas cette contrainte de temps, déplore Madame Dung. Forts de leurs capitaux et de leur technologie, ils achètent du nuoc-mâm déjà prêt aux producteurs traditionnels, et le diluent à l’eau, comme les fraudeurs d’autrefois. Ou bien, ils en produisent en ajoutant des enzymes externes pour décomposer rapidement le poisson en protéines hydrolysées. Mais le degré de décomposition des protéines en acides aminés lors d’une courte fermentation donne plus d’azote total mais moins d’azote aminé. Leur produit se retrouve parfois en-dessous du seuil minimal de 10 grammes par litre fixé par la loi pour avoir droit à l’appellation. Ils inscrivent alors simplement sauce d’assaisonnement sur l’étiquette, mais leurs publicités, volontairement ambigües, laissent entendre qu’il s’agit de vrais nuoc-mâm. »

Pire : en 2016, les producteurs industriels ont lancé dans les médias et sur les réseaux sociaux une campagne de dénigrement du nuoc-mâm traditionnel, soi-disant dangereux pour la santé, car contenant de l’arsenic. L’association vietnamienne des normes et de la protection des consommateurs (Vinastas) la relaya. « L’arsenic est certes présent sous forme organique dans le nuoc-mâm traditionnel, mais à un taux de concentration si faible qu’il est sans nocivité aucune pour la santé humaine, s’insurge Madame Dung, qui rappelle par ailleurs que le produit « contient bien d’autres minéraux bénéfiques : phosphore, soufre, calcium, fer, magnésium, iode, brome ou encore fluor… sans parler de ses vitamines, la B12 en particulier. »

Madame Dung organisa une contre-attaque en aidant les fabricants de nuoc-mâm traditionnel (des PME pour la plupart) à présenter des pétitions au Premier ministre et aux ministères concernés contre Vinastas. « Nous avons eu gain de cause, mais, hélas, au prix d’un assouplissement de la loi en 2018. Auparavant, seuls deux additifs, le sucre et le glutamate de sodium, étaient autorisés dans le nuoc-mâm. Depuis, il y en a dix-sept ! Forcément… le “nuoc-mâm” industriel [Madame Dung, de deux doigts crochetés en l’air, marque les guillemets] doit être bourré de conservateurs car sa salinité est trop basse, de colorants car son jus est trop pâle, d’arômes artificiels car il est fade, d’agents de viscosité car il est trop liquide… »

Pour l’heure, Madame Dung travaille à un projet de standard national, plus strict, propre au nuoc-mâm traditionnel, qui le distinguerait définitivement de ses copies industrielles, heureusement en recul depuis 2016 : « Le nuoc-mâm traditionnel est remonté de 30 à 40 pour cent dans les ventes totales aujourd’hui, mais il faut avoir une vision à long terme et mieux protéger nos spécificités, faute de quoi nous disparaîtront. » Gourmands de tous les pays, unissez-vous pour soutenir son combat !

ENCADRÉS

Garum, pissalat, colatura…

Il exista dès l’Antiquité, en Occident et au Moyen-Orient, des sauces et condiments élaborés à partir de poissons fermentés. Des tablettes cunéiformes mésopotamiennes datant de 1700 av. J.-C. mentionnent le siqqu, un condiment à base de poissons lacto-fermentés. Ce siqqu serait passé chez les Grecs sous le nom de garos, puis chez les Romains qui en firent leur garum – aussi appelé liquamen. Une autre hypothèse serait que ce dernier ait pour origine Carthage, où l’agronome Mago, qui vivait autour des IIIe et IIe siècles av. J.-C., évoque dans son Encyclopédie agricole une sauce de poisson fermentée que les Romains auraient reprise à leur compte.

Le garum romain était fabriqué avec plusieurs espèces de poissons. Mosaïque de Pompéi (Italie), Ier siècle ap. J.-C. ©PRISMA ARCHIVO/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Les Géoponiques, traités agricoles anciens compilés à Byzance au Xe siècle, nous apprennent qu’on fabriquait le garum avec des viscères de thon, mêlées à « du fretin, principalement des athérines, des rougets barbets, de petites mendoles, des anchois et tout ce qui paraîtra délicat ». Le meilleur garum était dit au sang, « car aux viscères, on ajoutait les branchies, le sérum et le sang du thon ».

Pline, Sénèque et Manilius eurent beau reprocher au garum son odeur, ses origines barbares, voire sa toxicité, le produit ne s’en imposa pas moins dans l’alimentation romaine, à preuve le De Re Coquinaria, le traité gastronomique d’Apicius dans lequel il est omniprésent. Un édit de Dioclétien, dit du Maximum, datant de 301 ap. J.-C., qui avait vocation à contrôler le prix d’un millier de marchandises, citait également le garum parmi celles-ci. Notons au passage que l’on trouve à Douarnenez d’anciennes cuves de production de garum.

Après la chute de l’Empire romain, le garum persista sous différentes formes dans la cuisine méditerranéenne. De nos jours, le pissalat niçois, la colatura italienne, voire le surstromming suédois, à base de harengs, s’inscrivent dans son odorant sillage.

En Asie, signalons des produits analogues ou proches du nuoc-mâm : le miolchi aek chok coréen, utilisé dans la marinade du kimchi, le chou fermenté, le nam pla thaïlandais, le patis philippin, le prahok cambodgien, bien qu’il soit plus une pâte qu’une sauce, de même que la haa zoeng, la pâte de crevettes de la cuisine cantonaise. F. B.

Le nuoc-mâm menacé par la surpêche ?

Selon une étude publiée en 2020 par l’Institut vietnamien de recherches sur les pêcheries maritimes, les populations d’anchois auraient diminué de 20 à 30 pour cent ces dix dernières années dans les eaux du pays. Pour les fabricants de nuoc-mâm, c’est un véritable péril…

Sècherie de poissons en plein air à Phu Quoc. ©QUANG NGUYEN VINH/ALAMY BANQUE D’IMAGES

À Phu Quoc, leur production est tombée de 25 à 30 millions de litres dans les années 2011-2012 à 18 à 20 millions aujourd’hui. Durant cette période, les prises d’anchois sont passées de 40 000 tonnes annuelles à 20 000 ou 22 000 tonnes. La surpêche est en cause, avec notamment une grande partie de prises illicites non déclarées. Cette situation avait d’ailleurs poussé l’Union européenne en 2017 à décider de resserrer ses contrôles sur les importations de produits de la mer vietnamiens. Le Vietnam s’est doté la même année d’une loi sur la pêche, et a adopté en 2021 un plan de protection et de gestion responsable de ses ressources halieutiques et de ses côtes, menacées par la pollution et le réchauffement climatique. Ce plan comporte notamment un volet de reconversion visant à proposer aux pêcheurs une formation et un emploi alternatifs.

Ce qui n’est pas simple puisque la pêche fait travailler, directement ou indirectement, 4,8 millions de Vietnamiens ! F. B.

« Le nuoc-mâm demeure fondamentalement authentique »

La réalisatrice Viet Linh, maquisarde lors de la guerre américaine – dont la fille Hai Anh et son amie Pauline Guitton ont récemment publié les aventures dans Sông, un roman graphique –, se souvient de la fabrique de nuoc-mâm de ses grands-parents, portant la marque A Hong, dans la ville de My Tho, sur les bords du Mékong.

©DR

« Mon grand-père m’emmenait avec lui dans l’entrepôt. Souvent, nous y allions la nuit. Honnêtement, j’appréhendais cette sortie nocturne, où, en raison de ma peur des fantômes, tout m’apparaissait obscur à travers la lanterne à pétrole… Mais grand-mère disait qu’il fallait vérifier la nuit les installations, au cas où les ouvriers eussent oublié de mettre en place l’écoulement continu – une technique d’extraction permettant d’obtenir un nuoc-mâm clair et mûr.

« Je préférais aller acheter les poissons quand des dizaines de bateaux de pêche mouillaient près du quai… J’aimais aussi imiter les adultes mettant leur petit doigt dans la sauce pour la goûter, mettre le couvercle sur les jarres et y coller les étiquettes, dont la couleur changeait selon la qualité du contenu […]. Nous adorions enfin, avec mes frères et sœurs, tremper des fruits aigres dans un mélange de sauce et de sucre, dont l’arrière-goût suave me durera toute la vie. »

Après la réunification du pays en 1975, les grands-parents de Viet Linh offrirent leur entreprise à l’État. « Mon grand-père resta pour transférer son savoir-faire, mais ses successeurs, très jeunes, ne respectèrent pas les normes. Ils voulurent produire plus ; la qualité se dégrada. Mon grand-père quitta A Huong, amer. » Viet Linh conserve encore aujourd’hui quelques flacons de l’ancienne production, « plus foncée et plus forte en saveur, mais toujours délicieuse. Le nuoc-mâm est ainsi, il change un peu au fil des ans mais demeure fondamentalement authentique, comme les humains. » F. B.

Toponymie vietnamo-indochinoise

Le Đai Viêt, littéralement le grand Viêt, l’ethnie qui vivait majoritairement dans la région, est le nom du royaume fondé au Xe siècle dans le nord du Vietnam actuel qui absorba progressivement son voisin sudiste de Champa, installé dans les zones du centre et du sud Vietnam d’aujourd’hui. Lorsqu’en 1802, l’empereur Gia Long, de la dynastie des N’Guyen, unifia totalement le pays, il le débaptisa et l’appela Viêt Nam, les Viets du sud.

L’Annam (le sud pacifié) était à l’origine le nom par lequel la Chine nommait le territoire du Đai Viêt, avant que celui-ci fut créé, en s’émancipant de la tutelle chinoise. Les Français reprirent le mot pour baptiser, à partir de 1883, leur protectorat sur les zones du centre du Vietnam, tandis qu’ils nommèrent Tonkin – de Đông Kinh, la capitale de l’est, l’ancien nom de Hanoï – leur protectorat sur le nord du pays, l’ancien Đai Viêt en ses débuts, conquis entre 1884 et 1887.

La Cochinchine est une invention portugaise, mélange de Cochin, le nom de la ville indienne dont les Lusitaniens nommaient l’Inde entière, et de Chine. Elle aussi fut géographiquement mouvante, désignant d’abord la région de Da Nang, dans le centre du Vietnam, où les Portugais étaient établis, puis, lors de la colonisation française, la région la plus méridionale du pays, correspondant au delta du Mékong et à la zone s’étendant jusqu’au Cambodge, qui furent sous ce nom, dès 1862, une colonie sous administration directe de la France.

L’Indochine enfin, ou plus exactement l’Union Indochinoise, regroupa l’ensemble des colonies et protectorats français dans le Sud-Est asiatique : la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin, ainsi que le Cambodge, le Laos et le territoire de Kouang Tchéou Wan dans le sud de la Chine. F. B.

À voir

L’Institut océanographique du Vietnam, ex-Institut océanographique de l’Indochine, fondé par les Français en 1922 à Nhatrang, possède un musée avec des aquariums dédiés à la faune marine locale. On peut y admirer, entre autres, des maquettes des principaux types de navires qui évoluent le long des côtes vietnamiennes, ainsi que celle du De Lanessan, le navire explorateur de l’Institut, au temps des Français.

©BÀO TÀNG NUÔC MĂM/FISH SAUCE MUSEUM

Le musée du Nuoc mam à Phan Thiet, fondé par Dung Tran, producteur de la marque Nuoc Mam Tin, a reconstitué un ancien village de pêcheurs et une fabrique traditionnelle, et possède une collection d’étiquettes anciennes. Une vidéo présente l’histoire locale du produit.