©MÉLANIE JOUBERT

Texte de Pierre Tanguy et photos de Mathis Delalande (sur la vague) et de Mélanie Joubert (dans les copeaux) - Lors du dernier festival Les aventuriers de la mer à Lorient, Aven surfboards a remporté le prix du chasse-marée. Lucien Le Couriaud, jeune surfeur de vingt-six ans, a trouvé sa voie en fabriquant dans son atelier de Lannilis (Finistère) des hollows, des planches de surf creuses en bois. Dans un univers saturé de matériaux composites, le shapeur s’inscrit dans le sillage de Tom Blake, le surfeur de légende qui a inventé ces planches il y a près d’un siècle en Californie…

À plat ventre sur sa planche, Lucien Le Couriaud enfonce ses bras dans l’eau jusqu’au coude, accélérant la cadence de son crawl. Sa jolie planche en bois accompagne la vague qui se redresse et frise face au fort vent de terre. Au moment où elle va casser, il pose ses mains rapidement sur le pont couvert de wax (une cire antidérapante) et pousse dans un mouvement fluide et rapide, tandis que sa planche s’engage dans la pente raide. En un instant, le voilà fléchi sur son surf qui déjauge, tandis que son rail (le bord) et ses deux dérives mordent déjà dans la vague qui dépasse largement au-dessus de sa tête et forme un petit tube derrière lui…

Lucien Le Couriaud élabore des surfs en bois sans stratification dans son atelier, Aven Surfboards, depuis 2021. En janvier dernier, nous l’avons suivi dans les vagues pour une belle session (à droite).

Ce dimanche d’hiver grisâtre apporte son lot de plaisirs aux surfeurs, malgré l’humidité et le froid. Depuis son apparition en Bretagne au milieu des années 1960, ce sport n’a cessé d’y prendre de l’ampleur. Les combinaisons en néoprène, de plus en plus performantes, permettent aux surfeurs encagoulés de s’affranchir du froid. Ils sont une poignée ce matin sur ce spot de la côte finistérienne. De loin, on les confondrait tous, petits points noirs disséminés sur le plan d’eau dans l’attente d’une vague. Mais, en y regardant de près, Lucien se distingue par une planche « hollow », un surf creux tout en bois qui rappelle les origines de la pratique tout en étant moderne. Cette planche, il l’a conçue et fabriquée lui-même.

C’est à Pont-Scorff (Morbihan), à une vingtaine de minutes du spot de surf le plus proche, que nous découvrons l’atelier d’Aven Surfboards, l’entreprise de Lucien – qui a depuis déménagé à Lannilis dans le Finistère. Il s’est installé dans une longère en granit qui fleure bon les copeaux de bois, là où les ateliers de fabrication de planches classiques exhalent plutôt de puissantes odeurs chimiques. Ici, les pains de mousse polyuréthane, les rouleaux de fibre de verre et les bidons de résine ont cédé la place au bois, à la colle et au vernis. L’ambiance ressemble davantage à celle d’un atelier de lutherie où les planches appuyées aux murs auraient pris la place des instruments de musique.

Fabriquer une planche creuse en bois n’est pas nouveau : c’est même ancien à l’échelle de la courte histoire du surf moderne. L’Américain Matt Warshaw, auteur de l’ouvrage de référence Encyclopedia of Surfing, la présente comme un « type de planche de surf ou de rame (paddleboard, pour ramer à plat ventre avec les bras) populaire dans les années 1930 et 1940 ». Elle a été inventée par un pionnier de ce sport alors encore balbutiant, l’Américain Tom Blake (1902-1994), surfeur de légende considéré comme l’un des fondateurs de cette culture en Californie, où il a pris ses premières vagues en 1921 à Santa Monica.

Avant l’arrivée des matériaux composites et des pains en polyuréthane, les planches creuses en bois, les hollows donc, permettent de gagner en poids par rapport aux surfs en bois plein (dits planks) du début du XXe siècle. Un surfeur fluet peut désormais trimballer une planche de 12 pieds (3,50 mètres) depuis le parking jusqu’à l’eau, et les débutants les adoptent rapidement. Chez les plus expérimentés, certains conservent leurs planks, plus lourdes à lancer, certes, mais à la glisse beaucoup plus douce, et qui sont plus faciles à contrôler une fois debout sur la vague. Sans compter que les hollows, plus volages, sont aussi plus fragiles, au moment même où l’arrivée du balsa fait maigrir les planks.

« En 1926, Blake a percé une planche de centaines de trous à travers le pont avant de la sceller avec un mince placage de bois, écrit Matt Warshaw. Trois ans plus tard, dans le but de construire une paddleboard plus rapide, il conçoit la planche creuse “chambrée”, coupant en deux une plank pour en creuser l’intérieur avant de la recoller. En 1932, il introduit le creux à renfort transversal, avec des nervures en bois d’une conception similaire à celle utilisée pour les ailes d’avion. Au début des années 1940, Blake apporte un dernier raffinement à la planche creuse en remplaçant les bords carrés par des rails arrondis. » D’après l’historien du surf, des milliers de hollows ont ainsi été fabriquées dans des garages et pour des projets scolaires, utilisant du cèdre, de l’acajou, de l’épicéa, du séquoia ou du pin, des vis à têtes plates en laiton, de la colle marine et du vernis.

Depuis l’apparition du surf au milieu des années 1960 en Bretagne, ce sport s’est bien développé : on compte 50 000 pratiquants libres et 110 000 occasionnels dans les structures d’enseignement.

Il a l’opportunité de travailler à la restauration d’une jonque traditionnelle malaisienne

Presque cent ans après l’invention de Tom Blake, alors que l’univers du surf est saturé de produits en composite, Lucien Le Couriaud est tombé amoureux de ce procédé. Son bac scientifique en poche, intéressé par le travail du bois, il a poursuivi par des études en menuiserie. « Mais le BTS était très orienté vers l’industrie, ce qui ne m’a pas convaincu d’aller bosser en entreprise », regrette-t-il. Ne s’imaginant pas davantage en bureau d’études, il va voir ailleurs, « en agriculture, en animation, j’ai fait pas mal de trucs ». Il « voyage un peu » aussi, en Inde, au Népal, en Birmanie et en Malaisie ; là, il a l’opportunité de travailler dans un chantier naval à la restauration de la jonque traditionnelle malaisienne Naga Pelangi, un navire de 22 mètres construit en chengal, un bois local rare, très dense, lourd. « Une vraie pièce de patrimoine qui aurait toute sa place dans un musée, c’était super, s’enthousiasme-t-il. Ensuite, j’ai travaillé sur une goélette américaine en acajou. »

De retour en France, en plein confinement, il cogite, cherche sa voie. « J’avais retrouvé au chantier naval le plaisir du travail du bois. » Passionné de surf, un sport qu’il pratique avec ses frères, il découvre alors la construction de planches de surf en bois, notamment celles de Gaël Le Thellec, de Gawood Surfboards, à Tréméoc dans le Finistère. « Des planches sans pain de mousse à l’intérieur et sans stratification, il n’y a pas grand monde qui en fabrique et ça donne un bilan carbone vraiment faible », précise Lucien, en comprimant un serre-joint qui fait « croustiller » le bois d’une planche en cours de façonnage. Un stage chez Gawood lui donne les bases et achève de le convaincre de créer son propre atelier de shape, Aven Surfboards, pour fabriquer des planches de surf plus vertueuses. Alors que le surf « a retourné [s]a vie », il aimerait tant pouvoir lui « apporter quelque chose » avec ses planches…

« Quand les Américains ont découvert le surf, explique-t-il, cinquante ans plus tard on maîtrisait les pains de mousse et les fibres, ce qui explique pourquoi on a pris cette direction. On n’a pas laissé les recherches sur l’usage du bois appliqué au surf se développer. Pourtant, on peut faire des choses incroyables avec le bois, y compris, j’en suis persuadé, dans l’univers du surf. Le bois, on a l’impression de le maîtriser, car on l’utilise depuis des millénaires. On s’imagine qu’il ne va plus nous surprendre, et qu’on trouvera plutôt les surprises dans l’impression 3D et les matériaux composites. Mais, en réalité, il y a encore beaucoup de possibilités d’innovations. Et puis, c’est un matériau qui stocke du carbone en poussant tout seul, sans qu’on n’ait rien à faire. C’est royal. Que demander de plus ! »

Au fil des vagues, je commence à bien sentir la planche sous mes pieds

Lucien a travaillé pour obtenir le résultat « le plus vert possible » sans trop s’éloigner techniquement des normes actuelles en termes de performances, de durabilité et de prix. Pour cela, il a fait ses propres recherches, accumulé les connaissances, et s’est livré à de patients essais pour trouver le prototype d’une planche efficace. L’une des clés est ainsi l’usage du Paulownia elongata, dont il montre un fin panneau qui ondule sous ses doigts tant il est souple. Un bois originaire d’Extrême-Orient qui pousse rapidement tout en stockant beaucoup de dioxyde de carbone. Surtout, il absorbe peu l’eau tout en étant à la fois très léger et flexible, caractéristique indispensable au cintrage. Aujourd’hui, il estime qu’il lui faut environ trente-cinq heures de travail pour sortir une planche à la fois solide et légère (3,5 kilos pour une planche de 5 pieds et 6 pouces, soit environ 1,68 mètre).

Quand, en ce dimanche matin de janvier, sur la plage de la baie des Trépassés, Lucien me met entre les mains une de ses planches de 6’8 (6 pieds et 8 pouces, 2,03 mètres), je la trouve étonnamment légère, davantage que mes surfs habituels de dimensions comparables. Alors que le jour se lève, nous sommes déjà à l’eau avec Lucien et son frère Jules. En profitant d’un courant le long d’une falaise, on se fraie facilement un chemin vers le large, plongeant sous les paquets de mousse.

À la rame, la hollow flotte comme une planche classique et avance vite. À ma première tentative pour prendre une vague, je suis prudent, de peur d’abîmer un si bel objet. Lucien m’a pourtant rassuré : ses planches craignent surtout le poinçonnement et les rails en bois plein sont solides. Si le surfeur vient à casser le pont ou la carène, cela se répare : il suffit de découper la latte abîmée pour en recoller une autre. D’ailleurs, Lucien garantit aujourd’hui à ses clients des réparations gratuites.

Malgré l’humidité et le froid d’un dimanche d’hiver sur la pointe finistérienne, le surfeur peut se faire plaisir : un peu agitées, les vagues ne sont pas faciles le matin, mais elles offrent quand même suffisamment d’épaule pour venir tracer des courbes.

Le shapeur, lui, a choisi un fish, une planche à deux dérives, plus trapue et avec un tail (l’arrière) fendu évoquant la queue d’un poisson, dont le design est né à la fin des années 1960 en Californie. Avec ce fish de 5’6 (1,68 mètre), il arrive à tirer son épingle du jeu et à trouver deux longues vagues jusqu’au bord. Mais la session est un peu frustrante. Certes, les vagues sont puissantes, mais la zone pour le take-off (« décollage ») bouge trop, tandis que de grosses séries balaient le plan d’eau nous obligeant à d’épuisantes rames pour aller chercher des courants qui nous ramènent derrière la barre. Qu’importe : « Ça fait du bien de se faire secouer un coup ! » sourit Lucien.

En fin d’après-midi, le plan d’eau s’est assagi et nous y retournons. Les vagues sont meilleures, moins grosses, plus lisses, mieux définies. Revers de la médaille : les surfeurs sont nombreux ! Au fil des vagues, je commence à bien sentir la planche sous mes pieds. Pour la dernière du jour, tandis que le soleil décline, je vais me placer au fond dans l’espoir d’attraper une des rares belles qui partent de là. Bientôt, une ondulation plus grosse se forme sur l’horizon, annonçant une série intéressante. Je laisse passer la première. La deuxième a l’air plus grosse. Ne pas rater sa chance, trouver le bon endroit où partir. Là ! Un creux se dessine. Quelques coups de rame et voilà la planche qui s’élance. En brisant, la vague me percute et me déstabilise un instant. Mais la planche garde sa ligne et accélère. Voilà l’eau qui défile jusqu’au bord. Ma plus belle vague de la journée…