L’accumulation d’objets sur un bord de la galéasse – dont on voit ici la photogrammétrie – laisse à penser que le navire a subi un fort coup de gîte qui a peut-être entraîné son naufrage. © SEA WAR MUSEUM JUTLAND

par Christian Lemée – Dans ce second volet consacré à l’expédition en mer Baltique, organisée par le Sea War Museum – le musée de la guerre navale du Jutland –, l’archéologue naval Christian Lemée décrit deux épaves de navires, inventées lors des travaux effectués pour les gazoducs Nord Stream. Grâce aux robots sous-marins (ROV), les chercheurs ont pu « plonger » sur ces vestiges très bien conservés et mener une enquête passionnante non dénuée de surprises. Les informations ainsi recueillies bénéficieront un jour au plus grand nombre lorsqu’elles seront présentées au musée…

Le robot sous-marin atteint la seconde épave et révèle des images fascinantes grâce à une excellente visibilité : le navire, posé droit sur sa quille, extrêmement bien préservé, est magnifique ! Ici, comme sur la galiote que nous avons explorée la veille (cm 332), les bois sont presque intacts et à peine couverts d’une fine couche de sédiments, ce qui leur donne un aspect fantomatique. Jamais, au grand jamais, nous n’avons rencontré une épave aussi bien préservée…

Installés dans un conteneur en pontée du Sima, Fredrik Skogh et Ingemar Lundgren, les deux techniciens d’Ocean Discovery, pilotent le robot doté des appareils qui permettront la photogrammétrie des épaves. ©OCEAN DISCOVERY/JD-CONTRACTOR

Le mât d’artimon de 17 mètres est toujours à sa place, mais les voiles, manœuvres et ferrures qui ont composé le gréement ont presque entièrement disparu. L’un des objectifs de cette expédition est d’ailleurs de comprendre pourquoi certains matériaux se « volatilisent » et pas d’autres, quels sont les mécanismes de décomposition et, surtout, quels organismes participent de leur destruction (lire p. 81).

Le navire, dont nous estimons la longueur entre 22 et 24 mètres, possède une coque pleine à l’avant et des lignes qui s’affinent vers la poupe. Le bordé, assemblé par des gournables, n’a pas bougé. Des concrétions ferreuses sur la coque laissent néanmoins penser qu’un chevillage métallique de renfort a disparu – l’étude de ces concrétions nous permettra ultérieurement de reconstituer la maille et de comprendre la charpente du bateau. Seules les virures du tableau, qui étaient clouées, se sont désolidarisées de la charpente.

Un pont d’un seul niveau court de l’avant à l’arrière. Devant le mât d’artimon, quatre montants, et quelques planches préservées, marquent l’entrée d’une descente. Elle est flanquée d’un habitacle abritant les compas et leur lampe qui, par un trou astucieusement placé, éclairait aussi l’intérieur de la descente.

Deux pompes à bras, avec leur mécanisme toujours en place, sont installées en avant de la descente. Le pavois est ouvert, sa lisse courant sur des jambettes disposées par paires. Il est superbement façonné sur la poupe où il décrit une courbe avec un retour. Les proportions sont parfaites. Sur l’arrière du pont, le long des pavois, sont alignés quatre tonneaux sur bâbord et trois sur tribord, séparés par de petits canons sur affûts. La barre franche, qui rappelle celles que l’on voit sur les planches de l’architecte naval suédois Fredrik Henrik af Chapman, se termine par un superbe pommeau en forme de poire. La qualité et les détails de la construction, comme les formes du navire, font penser qu’il s’agit d’un bâtiment de la dernière moitié du XVIIIe siècle, construit d’après des plans et non pas selon une méthode traditionnelle artisanale.

Sur le pont, quelques écoutilles donnent accès à la cale et à des postes à l’avant. Le canot, construit à franc-bord, y repose presque intact ; seuls manquent l’étrave, les bancs de nage et les planchers. Brisé à la base, le grand mât, composé de deux fûts, est placé au tiers avant, mais gît en trois morceaux sur le pont.

La plongée permet de découvrir une tête de dragon sous le beaupré, et un nom sculpté sur une
planche… celui du navire ? Sur l’arrière, les jambettes de pavois vont par paires tandis que des tonneaux s’alignent le long du livet. Peut-être avaient-ils pour fonction de protéger les marins quand ils servaient les canons. © OCÉAN DISCOVERY/JD-CONTRACTOR – SEA WAR MUSEUM JUTLAND – OCÉAN DISCOVERY/JD-CONTRACTOR

Tout à l’avant, nous découvrons un guindeau, de très belle facture, avec des mortaises pour les barres d’anspect. Ses deux axes sont maintenus chacun dans une bitte, munie de consoles de renfort. En avant de ce système se trouve aussi un traversin avec des cabillots pour frapper les manœuvres des voiles d’avant, ainsi que deux bittes terminées par un tenon, qui enserrent l’extrémité du mât de beaupré. Celui-ci semble avoir été équipé d’un beaupré volant, mais il a disparu. Tout cet ensemble témoigne d’un navire bien conçu.

Vers l’avant, des bossoirs sont pris entre deux bittons. Les ancres maîtresses gisent de chaque côté sur le fond, sous l’emplacement où elles étaient jadis amarrées. Une ancre d’affourche pend de la coque, encore crochée dans sa patte sur le livet à tribord.

Quand l’étrave apparaît sur l’écran, elle révèle une belle surprise : une tête de dragon nichée sous le mât de beaupré ! Cette superbe sculpture en parfait état de préservation semble rugir vers les fonds de la Baltique. Dans le conteneur de commande du robot sous-marin, nous nous exclamons presque tous ensemble : « Gribshunden ! » Avec ses dents acérées et ses yeux maléfiques, cette tête nous rappelle en effet une figure de proue représentant un dragon avalant un homme, découverte en 1970 sur l’épave du Gribshunden ; ce navire royal danois, lancé en 1486, a sombré neuf ans plus tard devant l’île d’Ekö au large de Ronneby en Suède…

Pour permettre l’étude des épaves, l’armement JD-Contractor, fondé par Gert Norman Andersen, un passionné d’archéologie sous-marine, a mis à disposition le Sima, un navire de 81 mètres de long. Parmi les équipements spécialement embarqués, un rov, doté de torches et de caméras, est dédié à la photogrammétrie. © CHRISTIAN LEMÉE – KNUD JAKOBSEN/SEA WAR MUSEUM JUTLAND

À l’arrière de l’épave, nous découvrons des vestiges du tableau et des objets qui proviennent de l’intérieur comme des bouteilles de verre. Le ROV (Remotely Operated Vehicle) s’approche délicatement de cette ouverture pour regarder dans la cabine arrière où nous distinguons quelques meubles. Sur une planchette qui repose parmi des débris du tableau arrière, une inscription apparaît. Ingemar Lundgren et Fredrik Skogh, les techniciens d’Ocean Discovery chargés de la photogrammétrie, augmentent la précision de l’image, et nous pouvons lire distinctement le mot « Triton ». Serait-ce le nom de notre navire ? Ce serait exceptionnel car il est très rare de retrouver le nom d’un bateau sur une épave aussi ancienne. Quelques jours plus tard, à notre retour d’expédition, nous découvrirons dans les archives suédoises la mention de l’aviso Triton, armé de quatorze canons, construit en 1779 à Karlskrona d’après les dessins de Chapman, alors chargé du grand arsenal suédois…

Reste maintenant à comprendre pourquoi ce navire a coulé…

Plusieurs indices convergent d’ailleurs vers cette piste Chapman. Sur son dessin du brick Svalan, daté de 1797, on retrouve les jambettes de pavois, arrangées par paires, qui forment des sabords « ouverts ». Si notre épave ne possède que cinq canons, le nombre d’allonges doubles montre qu’on pouvait en armer quatorze, comme sur l’aviso Triton. À la différence tout de même que les canons de notre épave ne sont pas disposés entre les allonges doubles, mais entre des espaces protégés par des tonneaux – dont nous ne connaissons pas le contenu. Le capitaine du navire aurait-il tenté de créer un abri pour son équipage en cas de bataille, utilisant aussi à cette fin les longues planches empilées le long des pavois dans la partie centrale du pont ?

Comme sur la première des trois épaves documentées (CM 332), celle du possible jacht arbore une superbe tête sculptée sur le safran, une particularité qui augure peut-être d’un statut important. © OCÉAN DISCOVERY/JD-CONTRACTOR

Comme la barre, le guindeau est très proche de ceux présentés par Chapman. La tête de dragon sous le beaupré est plus surprenante… Sauf si l’on se souvient que Chapman, après avoir étudié le dessin et les beaux-arts en Angleterre, aux Pays-Bas et en France, était un artiste habile. On lui doit notamment des figures de proue représentant des dragons pour deux bateaux, dont celui d’apparat et de plaisance destiné au roi de Suède Gustav IV pour naviguer à Drottningsholm.

Cette deuxième épave pourrait ainsi être une galéasse : ce type de navire, doté d’un grand mât et d’un mât d’artimon gréés de voiles à corne bômées et de voiles d’étai et de huniers, était très répandu en mer du Nord, en Baltique et en Scandinavie du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle. Ce gréement permettait à un équipage réduit, souvent composé d’un capitaine, d’un matelot et d’un mousse, de manœuvrer une unité relativement lourde. Néanmoins, notre épave, avec ses mâts très hauts, était probablement très toilée, ce qui exigeait un équipage plus nombreux et aguerri, capable de manœuvrer la voilure, mais aussi de servir les canons.

Sur cette vue de bâbord, on voit bien l’inclinaison du mât principal qui pourrait expliquer la cause du naufrage, les mouvements de l’espar ayant créé de multiples voies d’eau. © SEA WAR MUSEUM JUTLAND

Quant à la piste Chapman, si cette galéasse n’a pas été construite sous sa direction, peut-être est-elle tout de même née de ses plans. Le navire aurait pu être construit dans une province contrôlée par la Suède, ou alliée à elle, comme la ville portuaire de Stettin (actuelle Szczecin en Pologne) devant laquelle l’artiste danois Niels Truslev a peint en 1805 une galéasse chargée de bois.

Reste à comprendre pourquoi ce navire a coulé, une question qui revient souvent dans nos conversations. Mis à part le grand mât brisé qui a abîmé une partie de la lisse de pavois en tombant dessus, la coque n’a subi aucun dommage. De plus, presque toutes les ouvertures de pont sont fermées, sauf la descente et un petit panneau devant le guindeau qui sont endommagés. Il est possible, vu la position des canons (rentrés sur tribord et sortis sur bâbord), de l’annexe et du chargement de bois qui semblent avoir été projetés sur bâbord, que le navire ait pris une forte gîte et chaviré ; un coup de vent soudain n’aurait pas laissé le temps à l’équipage de réduire la voilure.

Comme pour l’épave précédente, une fois la documentation photogrammétrique achevée, le ROV d’Ocean Discovery est remonté et remplacé au fond par le robot doté du scanner multifaisceaux. Au cours de cette intervention, le temps se gâte, avec des creux de 2,50 mètres et un vent qui approche les 27 nœuds. Pour abriter la zone de travail sur bâbord, le Sima a été positionné travers aux vagues et reste stationnaire dans un rayon de 50 centimètres ! C’est aussi étonnant que de voir les techniciens du ROV, installés à distance du pont dans leur conteneur, communiquer avec la passerelle en demandant à ce que le navire passe sur mode « suivez-moi ». Je réalise que le lourd bâtiment de 81 mètres, affecté par les vagues et le vent, ajuste continuellement sa position pour suivre un petit robot sous-marin jaune téléguidé qui évolue à une profondeur de 150 mètres…

Le navire arbore des formes très carrées, avec une largeur quasi constante sur la longueur. Cette vue de dessus montre en outre la structure transversale, dont une poutre en avant du mât et sur le pont. © SEA WAR MUSEUM JUTLAND

Une fois les relevés achevés en début de soirée, le Sima fait route vers la troisième et dernière épave que nous devons étudier, à environ 15 milles dans le Nord-Est. Je vais me coucher tôt car ces dernières nuits ont été courtes et le manque de sommeil, combiné à l’intense concentration lors des « plongées », est harassant. Mais à peine suis-je endormi que l’on frappe à la porte de ma cabine… Mon collègue David me lance : « Nous avons trouvé un clipper ! » Je m’habille rapidement et descends au conteneur. Il est à peine 2 heures du matin. Les techniciens de l’armement ont profité de l’avance prise sur le planning pour mettre un rov à l’eau au beau milieu de la nuit afin d’observer une anomalie qu’ils avaient repérée.

La tête de safran est ornée d’une superbe tête sculptée, parfaitement préservée

Dans la lumière des projecteurs du sous-marin se dessine sur les écrans une étrave à guibre très effilée, avec des guirlandes en guise de décoration sous un court mât de beaupré. Le bateau mesure entre 70 et 90 mètres de long d’après notre sonar et ressemble à s’y méprendre à un bateau à roues à aubes du XIXe siècle. Seuls les quinze premiers mètres du navire émergent des sédiments. Nous devinons une grue métallique sur bâbord et un davier de bossoir à tribord avec son ancre à jas. Le ROV suit une amarre qui pend du côté tribord… elle est encore reliée à une embarcation de sauvetage ! Mais l’épave demeurant très peu visible, nous décidons de remonter l’équipement, de poursuivre notre route… et de prendre un peu de repos !

Vers 6 heures, après le petit déjeuner, je rejoins Ingemar et Fredrik qui sont déjà à l’œuvre dans leur conteneur, prêts à plonger. Comme pour la première épave, j’ai préparé une esquisse basée sur un film réalisé quelques années auparavant, qui va nous guider et faciliter le travail. Rejoints par l’équipe cinématographique, nous commençons à être nombreux dans ce conteneur où l’ambiance s’apparente de plus en plus à celle d’un sous-marin !

Cette troisième épave est la plus petite des trois, mais pas la moins intéressante, comme nous allons le découvrir. Longue d’un peu plus de 16 mètres, elle est exceptionnellement bien préservée, à part quelques dommages sur le pont à l’arrière de l’unique mât, ainsi que sur la cabine. Sa coque à tableau est de forme très pleine, avec un avant nourri et des lignes fines vers l’arrière des œuvres vives. L’étrave, peu élancée, est dotée d’un important brion rapporté qui augmente la surface du plan anti-dérive, ce qui laisse imaginer un fond relativement plat. Son extrémité supérieure se termine joliment par un arc de cercle. Sur la face bâbord de l’étrave, des point horizontaux entaillés dans la pièce servent de marques de tirant d’eau. On découvre ainsi que notre navire est enfoncé d’un peu moins de 3 pieds dans le fond.

La coque, dotée de porte-haubans avec des caps de mouton en bois, est intacte et nous voyons distinctement les coutures du bordé. Une forte préceinte court de l’avant à l’arrière. À l’avant, un guindeau solidement dimensionné va d’un pavois à l’autre ; une barre d’anspect est encore à sa place. Deux ancres à jas en bois, situées de part et d’autre de l’étrave, sont toujours à poste sous leur bossoir.

Un peu en avant du mât, une poutre renforce le haut des œuvres mortes sur toute la largeur. L’espar est intact, mais très incliné sur l’arrière tribord, l’étambrai étant arraché. Peut-être avons-nous là l’explication du naufrage : l’étai aurait cassé dans un coup de vent, le mât commençant à battre au gré des vagues courtes et raides puis arrachant l’étambrai avant de se coucher vers l’arrière, toujours partiellement retenu pas les haubans. L’espar aurait ainsi écrasé l’annexe à clins et à tableau, dont les éléments gisent épars sur le pont, ainsi que la petite cabine, elle aussi construite à clins. Dans l’accident, la grand-voile – qui a disparu, comme tous les tissus, cordages et pièces métalliques, si ce n’est les deux ancres à l’avant et celle d’affourche sur le pont arrière –, affalée en hâte, a peut-être enveloppé tout le pont, empêchant l’équipage de travailler et surtout d’étaler les paquets de mer embarqués.

À l’arrière, le bordé de pont recouvrant la cabine a été à moitié déplacé et laisse apparaître le barrotage. Les bordages et la structure du tableau se sont aussi désolidarisés et reposent sur le fond. Nous pouvons ainsi « visiter » cette cabine arrière, où nous distinguons du mobilier, comme dans la cabine de pont qui, à l’avant tribord, dévoile une cambuse formée d’un caisson en bois fourré de briques. Sur la cloison arrière de cette cabine, nous observons une descente centrale et, sur bâbord à l’intérieur, un habitacle de compas muni d’une élégante petite porte coulissante, décorée d’une rose des vents.

Nous distinguons des lettres, encadrées par une décoration de guirlande

Comme sur la première épave, la tête de safran est ornée d’une superbe tête sculptée, extrêmement bien préservée, dont le style nous rappelle celui des décorations de bâtiments royaux danois du XVIIe siècle. Jamais nous n’avions imaginé découvrir une telle œuvre d’art au fond de la mer. Il s’agit d’une tête de guerrier antique stylisée, avec un nez proéminent et une magnifique moustache. Le regard est perçant, sous un casque paré de plumes et de protections sur les oreilles. Fascinés par cette pièce de très grande qualité, nous sommes aussi surpris de la trouver sur un si petit bateau… Se pourrait-il que nous ayons affaire aux vestiges d’un navire ayant eu un haut statut, voire une fonction représentative ?

Parmi les nombreux objets gisant au fond, un tibia humain évoque la noyade de l’équipage… Sous le tableau arrière, une planche portant des lettres en relief attire notre attention. Ce serait exceptionnel qu’il s’agisse de l’écusson de notre épave dans la mesure où, au XVIIe siècle, le nom d’un bateau était rarement écrit sur la coque, mais plus souvent représenté par des sculptures ou décorations allégoriques placées sur le tableau. Pourtant, en approchant lentement avec le ROV, ce sont bien des lettres que nous distinguons, encadrées par une décoration en forme de guirlande et se terminant par une volute sur un bord… Les premières lettres sont cachées par un morceau de bois, mais nous pouvons déchiffrer ensuite un espace, puis un « na » avant un nouvel espace suivi de « Sophia »… « Anna Sophia » ? Ou un autre prénom composé dont le premier terme se termine par ces deux lettres ?

L’épave pourrait être celle d’un petit jacht, un type de bateau néerlandais apparu au début du XVIIe siècle et qui servait au transport de personnes comme aviso ou navire postal. Trois à quatre personnes suffisaient à sa manœuvre. Les jachts se répandirent ensuite dans presque toute l’Europe du Nord.

Une fois les relevés terminés, le pont du Sima est rangé et le navire regagne Västervik, notre port de départ, que nous atteignons au terme d’une nuit de navigation. Le temps est revenu au beau et la mer est calme. En cinq jours, nous avons acquis de nouvelles informations pour comprendre les types de navires qui fréquentaient la mer Baltique entre le XVIIe et le XIXe siècle. Les relevés des épaves vont pouvoir servir à faire des reconstructions de leur coque et de leur gréement. Quant à savoir ce qu’ils transportaient et comment ils étaient emménagés, c’est une autre histoire… Mais il y a fort à parier que, dans l’avenir, les progrès techniques nous permettront d’envoyer des mini drones sous-marins pour explorer les intérieurs… Les trois épaves seront à terme « exposées » dans les nouveaux espaces en préparation au Sea War Museum Jutland (SWM), situé sur le port de Thyborøn au Danemark. « En cinquante ans de plongées professionnelles, a précisé Gert Normann Andersen, armateur de JD-Contractor et directeur-fondateur du musée, je suis descendu sur des centaines d’épaves, mais je n’en ai jamais vu d’aussi bien préservées que celles-ci. Vivement que les visiteurs du SWM puissent vivre, lors d’une visite virtuelle en 3D, les mêmes émotions que celles que nous avons eues durant notre expédition. »

EN SAVOIR PLUS

Le fabuleux Fredrik Henrik af Chapman

ARCHITECTURA NAVALIS MERCATORIA, F.-H. CHAPMAN

Fredrik Henrik af Chapman, considéré comme le plus grand architecte naval du XVIIIe siècle, a légué à la postérité plusieurs traités et surtout un extraordinaire ouvrage maritime : l’Architectura Navalis Mercatoria, un atlas incontournable pour les passionnés d’architecture navale et de modélisme.

Né à Göteborg en 1721, où son père, ancien officier de marine, dirige les chantiers navals de la ville, le jeune Fredrik dévoile très tôt des talents pour le dessin : à peine âgé de dix ans, il trace les plans d’un corsaire ostendais, étonnant son propre père, qui le fait bientôt entrer en apprentissage. Il complètera son savoir-faire dans différents chantiers du pays avant de partir travailler à Londres comme charpentier de marine, où il commence aussi à engranger notes et croquis. De retour en Suède, il crée son propre chantier naval et se lance dans l’étude des mathématiques, de la physique, de l’algèbre et de la géométrie. Il retourne encore en Angleterre suivre des cours et parcourir les arsenaux, tout en s’initiant à la gravure sur cuivre.

En 1755, il séjourne six mois à Brest où il suit la construction d’un vaisseau et s’intéresse aux ornementations avec les sculpteurs de l’arsenal. Déclinant les offres de travail que lui font les Britanniques et les Français, il regagne son pays et accepte la proposition de la Marine suédoise : en 1760, il est nommé maître-charpentier de l’établissement de Sveaborg, où il conçoit de nombreux navires. Devenu chef constructeur de la marine de son pays en 1764, il entreprend de moderniser la flotte et de rationaliser les méthodes de construction sur des bases scientifiques.

À partir de 1765, il s’attelle à l’ouvrage qui le rendra célèbre dans le monde entier et qui sera publié à Stockholm en 1768. Soixante-deux planches, élaborées avec un souci du détail poussé jusqu’à la perfection, avec plans et vues en perspective de carènes, constituent un répertoire iconographique complet des navires et embarcations des marines européennes du XVIIIe siècle. En 1775, il publiera un traité de construction navale, et plus tard deux autres ouvrages, toujours consacrés à l’architecture navale. Anobli en 1772, promu colonel de la marine suédoise, membre du collège de l’amirauté en 1776, il prend la direction de l’arsenal de Karlskrona. Une vingtaine de vaisseaux et de frégates seront ainsi lancés par les chantiers suédois entre 1782 et 1785 avec des coûts mesurés et des délais record. En 1793, le vice-amiral Chapman, qui travaillait jusqu’à seize heures par jour, remet sa démission, mais restera jusqu’à sa mort en 1808 un conseiller très écouté.

Christian Lemée, archéologue naval

© KNUD JAKOBSEN/SEA WAR MSEUM JUTLAND

Christian Lemée est né en 1962 au Danemark, d’une mère danoise et d’un père français. Il grandit à Saint-Nazaire où, baigné dans l’ambiance portuaire, il attrape le virus des bateaux et de la mer. L’été, en vacances chez ses grands-parents maternels au Danemark, il navigue avec son grand-père. Après des études d’économie et de langues en France, il vagabonde de la Bretagne aux Canaries sur des voiliers de plaisance avant de s’installer en 1983 au Danemark, où il rejoint la voilerie du médaillé olympique Poul Richard Høj Jensen. Cinq ans plus tard, il intègre le musée des Bateaux vikings de Roskilde où il participe à l’entretien de la collection navigante, monte des expositions et des activités pour les visiteurs.

Ses centres d’intérêt l’incitent à rejoindre le service d’archéologie navale du Musée national du Danemark en 1993, tout en poursuivant des études d’architecture à l’Académie des beaux-arts du Danemark. Au milieu des années 1990, il dirige les fouilles sur huit navires du XVIe et du XVIIe siècle à Copenhague. En 2000, il soutient une thèse de doctorat sur la construction navale sans plan du XVIe et du XVIIe siècle. Il travaille avec des musées danois, néerlandais, allemands, suédois et norvégiens. Directeur administratif d’un centre de recherche en archéologie navale, il participe à la construction d’une hypothèse de bateau viking de 24 mètres. En 2011, il ambitionne de reconstruire Hummeren, une frégate danoise révolutionnaire pour son époque (1624), un projet hélas abandonné en 2022, faute de fonds. Christian Lemée est engagé dans le projet de reconstruction à Honfleur de La Mora, le bateau de Guillaume le Conquérant, qui le mena en Angleterre en 1066… 

Ocean Discovery et la photogrammétrie  

Les trois épaves explorées en octobre dernier ont été documentées par la petite entreprise suédoise Ocean Discovery, fondée en 1995 par trois passionnés de plongée, d’exploration de navires immergés et d’histoire, dont Ingemar Lundgren et Fredrik Skogh qui en sont aujourd’hui les uniques salariés. Dédiée à l’origine aux seuls travaux sous-marins, elle a rapidement évolué pour devenir un leader dans le domaine de la documentation sous-marine d’épaves, d’installations portuaires, de tracés de pipelines et câbles…, grâce notamment à l’usage de la photogrammétrie. Fredrik Skogh et Ingemar Lundgren ont ainsi participé à l’étude du Mars, un vaisseau amiral suédois lancé en 1564 et perdu la même année.

© JD-CONTRACTOR A/S

La photogrammétrie permet, en assemblant plusieurs dizaines de milliers d’images d’un objet, de générer sa modélisation en 3D. Base documentaire pour les scientifiques, archéologues et chercheurs pour comprendre une épave et son site, elle peut aussi servir à générer un modèle physique, une imagerie où une présentation virtuelle des vestiges. La spécialité d’Ocean Discovery est de pouvoir réaliser ce travail sous l’eau, par grande profondeur, et surtout par visibilité réduite, un secteur sur lequel ils ne sont guère concurrencés en Scandinavie. C’est pourquoi les autorités suédoises font souvent appel à elle pour documenter des épaves jugées dangereuses. Récemment, nos deux spécialistes ont ainsi été sollicités pour documenter l’épave de l’Estonia, un ferry coulé en Baltique en 1994 avec 989 personnes à bord, dont seulement 137 survécurent. Plus de cinquante mille clichés ont alors été pris… 

Projet « endure » : comprendre la dégradation des épaves

Pourquoi certaines épaves sont-elles si bien préservées quand d’autres disparaissent en peu de temps ? C’est une question que le Sea War Museum, JD-Contractor et le Musée national du Danemark ont étudié conjointement ces dernières années. Ils cherchent à comprendre le processus de dégradation des épaves et à trouver des solutions pour les conserver dans le milieu sous-marin, une approche désormais préférée au relevage.

Le Britannique David Gregory – un des scientifiques embarqué sur le Sima, archéologue naval, chercheur et professeur au centre de conservation du Musée national du Danemark – a obtenu en 2022 des fonds de la commission européenne pour mener à bien le projet Endure. Il vise à mettre en œuvre des méthodes pour surveiller l’évolution des sites archéologiques subaquatiques et à élaborer des outils afin de les gérer, sur place ou à distance – il y aurait 3 millions d’épaves et de sites archéologiques subaquatiques dans le monde…

© KNUD JAKOBSEN/SEA WAR MSEUM JUTLAND

Les navires que nous avons documentés doivent leur excellent état de conservation, en partie, à leur immersion dans le Gotlandsdyb (les fonds du Gotland), où le taret, grand destructeur de bois, ne peut survivre à cause du manque d’oxygène. La profondeur, synonyme ici d’absence de lumière et d’algues, a par ailleurs épargné ces épaves des activités humaines, notamment de pêche.

Pour affiner encore ce premier constat, une allonge de la structure du tableau du jacht (photo) a été remontée – comme elle gisait au fond, son prélèvement n’a pas abîmé l’épave. Les scientifiques du Musée national du Danemark vont tenter de la dater pour déterminer la période de construction du navire et la provenance du bois. Son étude permettra aussi d’identifier les organismes qui participent à son altération. L’épave se trouvant dans les eaux internationales, ce prélèvement est légal et ne nécessitait pas d’autorisation préalable. C’est d’ailleurs pour cela, entre autres, que la position exacte des épaves n’est pas dévoilée afin d’éviter les pillages, l’objectif à moyen terme étant d’y retourner pour suivre leur état et surveiller leur dégradation naturelle.