Par Jean-Yves Béquignon – Le ravitaillement en mer de bâtiments qui font route est une manœuvre impressionnante et très délicate, comme en témoigne l’auteur de cet article – capitaine de vaisseau en retraite – qui a embarqué sur le Jacques Chevallier, le nouveau bâtiment ravitailleur de forces (BRF) de la Marine nationale en Méditerranée.
Mercredi 13 février 2024, appontements de Milhaud, base navale de Toulon. La muraille du Jacques Chevallier se dresse devant moi. Ce « bâtiment ravitailleur de forces » (BRF) succède aux « pétroliers ravitailleurs d’escadre » (PRE) de la fin des années 1970 – Durance et Meuse –, puis aux « bâtiments de commandement et de ravitaillement » (BCR) – Var, Marne et Somme. Familier de ces derniers, je trouve la coupée du Jacques Chevallier assez raide. Une fois sur le pont, le changement d’échelle est flagrant, d’autant que la Marne, désarmée en 2023, est accostée non loin. Le BRF est plus long, 194 mètres au lieu de 158 mètres, plus large, 27,60 mètres au lieu de 21 mètres et plus lourd ; il déplace 31 000 tonnes à pleine charge contre 18 000 tonnes pour les BCR. Le tirant d’eau augmente à peine, 9 mètres au lieu de 8,60 mètres, pour ne pas réduire l’éventail des ports susceptibles de « ravitailler le ravitailleur ».
L’appareillage étant imminent, je file à la passerelle, sept niveaux au-dessus du pont principal. La vaste salle lumineuse, truffée d’écrans, offre une vision panoramique. Les ailerons sont couverts et on ne peut accéder à l’extérieur que par l’arrière. Le fronton présente de grands sabords et, sur les côtés et l’arrière, ce sont des baies vitrées. Pour piloter le bâtiment, trois postes de commande : un pupitre principal au centre de la passerelle et deux autres déportés sur chaque bord au niveau des ailerons, d’où l’on a une vision parfaite sur l’avant, l’arrière ainsi que sur l’écart entre la coque du bâtiment et le quai, le plancher étant partiellement vitré. Ces deux consoles sont utilisées en manœuvre.
Le Jacques Chevallier est très manœuvrant
Le Jacques Chevallier est accosté bâbord à quai, cap au sud, vers la sortie du créneau. Le vent est faible et la manœuvre assez simple. Une fois décollé du quai, il faut se garder de tomber sur la Marne qui réduit l’espace de manœuvre. Un remorqueur non attelé est en stand-by sur l’arrière, un autre se tient sur l’avant. Le pilote, l’officier de manœuvre et le commandant sont réunis autour de la console bâbord. Aujourd’hui, c’est le commandant en second qui va opérer. Il prononce la phrase rituelle : « Capitaine de corvette X, je prends la manœuvre. » Il a les commandes en main, et elles sont nombreuses : celles des deux safrans articulés à volet que l’on peut manœuvrer de façon couplée ou individuelle, celle du propulseur d’étrave et celles des deux lignes d’arbres, munies d’hélices à pales fixes actionnées chacune par un puissant moteur électrique, l’un et l’autre installés dans des compartiments machine indépendants.
« Le Jacques Chevallier est très manœuvrant, sans commune mesure avec les BCR (NDLA: dépourvus de propulseur d’étrave). Durant le déploiement de longue durée qui nous a conduits d’Islande en Afrique du Sud, pour tester le bâtiment dans différentes configurations météorologiques, nous n’avons jamais employé les remorqueurs en manœuvres de port, même au Cap par 30 nœuds de vent. Pour un ravitailleur appelé à rejoindre toutes sortes de ports, c’est une nécessité de pouvoir manœuvrer de façon autonome », explique Pierre Ginefri, le commandant.
Le BRF sort du créneau, et les commandes sont transférées au pupitre central pour la suite du chenalage. L’homme de barre répond maintenant aux ordres donnés par l’officier qui a la manœuvre, assis dans un fauteuil ergonomique, d’où il commande aussi directement les machines et le propulseur. Une fois le pilote débarqué, trois jours d’activités intenses attendent l’équipage, dans le cadre de l’exercice Gabian, le Jacques Chevallier étant désormais le seul ravitailleur de la flotte en Méditerranée.
Premier commandant du navire, depuis janvier 2022, le capitaine de vaisseau Pierre Ginefri peut, même s’il s’en défend, revendiquer la paternité de son bâtiment. Âgé de 44 ans, après un parcours riche et atypique (lire encadré), il a rejoint en 2021 Saint-Nazaire pour suivre aux Chantiers de l’Atlantique la construction du Jacques Chevallier.
« On en a pour quarante ans avec ces bateaux – quatre sont prévus –, donc 2070 pour le dernier, soit plus de trente ans avec le porte-avions nouvelle génération (PANG). C’est lui qui a dimensionné les flux. » Il est en effet prévu que le Charles de Gaulle désarme vers 2040. Le tonnage de son successeur sera bien plus élevé, 75 000 tonnes, au lieu de 40 000, et il embarquera plus d’avions, plus gros que le Rafale, ainsi que des drones. « Je me suis appuyé sur mon expérience, notamment celle du Beautemps-Beaupré pour sa modernité, et entouré d’officiers mariniers supérieurs spécialistes du ravitaillement à la mer. J’ai passé au crible les caractéristiques des BCR. Quarante ans après leur conception, ils donnent toujours satisfaction, regorgent de bonnes idées mais présentent quelques lacunes. Une fois les volumes définis, on a placé la machine et la passerelle. Elle est à l’arrière parce qu’on s’est finalement inspiré du dessin du ravitailleur italien Vulcano. »
« Diviser par deux le temps de pompage est extrêmement important »
En mettant tout à l’arrière, les espaces sont optimisés et on voit ce qui se passe pendant les ravitaillements. « Il y a eu un grand débat entre les commandants de BCR, les uns disant que la passerelle devait rester sur l’avant pour ne s’y occuper que de la navigation, les autres estimant qu’il était important de regarder l’opération en cours. Le débat a été arbitré par le fait qu’on a suivi le design italien. Mon opinion, c’est que le commandant n’est pas seulement responsable de la sécurité nautique, mais aussi de l’efficacité opérationnelle de son bateau. »
Les débits sont ainsi beaucoup plus importants. « En transfert de charges lourdes, on peut faire passer des colis plus pesants et volumineux ; notre charge utile est de 2,5 tonnes mais celle du Charles de Gaulle est limitée à 1,7 tonne. On peut envoyer jusqu’à 1 200 m³/h de carburéacteur mais l’actuel porte-avions ne peut recevoir que 600 m³/h. Nous avons pu tester ces débits avec les Américains. Diviser par deux le temps de pompage est extrêmement important. » Les BCR étaient des pétroliers à simple coque qui, pour des raisons de stabilité, ne pouvaient délivrer que 6 000 tonnes. « L’avantage de la double coque, c’est que nous pouvons délivrer toute notre cargaison en restant dans nos lignes en ballastant. » En pratique, c’est aussi du blindage.
« On embarque deux fois plus de vivres et surtout beaucoup plus de congelés, qui sont préférés par les équipages. Quand on passe aux boîtes sur le Charles de Gaulle, le moral est divisé par deux… On a aussi largement augmenté la capacité d’embarquement des rechanges. Un pont complet est consacré à ceux du groupe aérien, ce qui permet de décharger le porte-avions et lui donne plus d’espace pour l’entretien à bord. » Le pont à l’avant peut accueillir une vingtaine de conteneurs de 20 pieds pour transporter des médicaments, des acheminements d’opportunité, des embarcations supplémentaires, des drones, voire un hôpital de campagne.
"On est capable de se défendre de façon autonome"
La capacité d’autodéfense du Jacques Chevallier est sans commune mesure avec celle des BCR dont la pièce d’artillerie principale est un canon de 40 mm Bofors, d’un modèle datant de la Seconde Guerre mondiale. Pendant l’opération Harmattan, la contribution française à l’intervention militaire en Libye, dans laquelle Pierre Ginefri est engagé avec la Marne, il réalise que « ce n’est pas parce qu’on est sur un pétrolier qu’on est loin des dangers, et une escorte n’est pas toujours possible ». Aussi le BRF est-il doté d’un « central opérations » qui lui permet de recevoir la même situation tactique que les bâtiments qui l’entourent, et de piloter des systèmes d’armes modernes téléopérés. « On ne peut pas lutter contre des frégates et des sous-marins, mais sur des niveaux intermédiaires, menaces asymétriques ou résiduelles, on est capable de se défendre de manière autonome. » Par exemple contre un missile subsonique comme ceux utilisés par les Houtis en mer Rouge.
Le bien-être de l’équipage, qui sera de 140 membres à terme, est aussi au cœur de la conception de ce bâtiment qui va beaucoup naviguer. Les postes de quartiers-maîtres et matelots comptent au maximum quatre personnes, les grades supérieurs étant hébergés en chambre double ou simple. L’expérience ayant montré que le bruit des toilettes à dépression et des douches installées dans les postes à quatre était gênant, les sanitaires sont sortis des postes. Pour éviter toute gêne en allant aux douches, des espaces séparés sont réservés aux personnels masculin et féminin.
Enfin, pour renouer avec la convivialité des anciens bords, on a créé auprès des postes des espaces confortables, équipés d’écrans, de larges banquettes et d’une table, pour favoriser les échanges. L’expérience de la salle à manger commune du Beautemps-Beaupré, qui ne satisfaisait personne, n’a jamais été reconduite. Les différents personnels disposent de leur salle à manger autour de la cuisine centrale, qui propose le même menu à tous. Quand les maîtres d’hôtel sont pris par un ravitaillement à la mer, chacun, quel que soit son grade, vient se servir à la rampe, puis retourne dans son carré.
Les RAM se préparent à l’avance, la veille pour le lendemain
Le Jacques Chevallier dispose de quatre postes de ravitaillement à la mer (RAM) à couple, numérotés 2 et 4 à tribord, 3 et 5 à bâbord. Tous les postes peuvent ravitailler en liquide, les postes 3 et 4 peuvent aussi opérer en charges lourdes. Leur manœuvre est coordonnée depuis le pc cargaison, au centre du bâtiment, d’où les mécaniciens et électriciens vont piloter la tension des câbles, l’envoi et le retour des manches, l’ouverture et le débit des vannes, etc. La capacité de ravitaillement en flèche – le ravitaillé derrière le ravitailleur – n’a pas été installée sur le BRF, « par manque de clients ». Les frégates françaises modernes sont dotées d’une plage avant couverte qui les empêche de récupérer aisément la manche traînée par un ravitailleur. Cependant, un espace est prévu en plage arrière pour installer le treuil nécessaire si le RAM flèche redevenait d’actualité. Si besoin, le poste 1, plage avant, permet au Jacques Chevallier d’être lui-même ravitaillé en flèche par un autre pétrolier, éventuellement civil.
Les RAM se préparent à l’avance, la veille pour le lendemain, sauf urgence. Les ravitaillés expriment leurs besoins. Le ravitailleur compile les demandes, choisit le ou les postes qui seront utilisés pour chaque bâtiment selon leur taille, définit la séquence selon laquelle ils se présenteront, fixe un point de rendez-vous et une heure pour le début de chaque opération.
Un préavis d’une à deux heures est nécessaire pour mettre en place les équipes et disposer le matériel. Il diffère selon le ravitaillement et s’il s’effectue de jour ou de nuit. Le BRF peut servir simultanément deux bâtiments à couple, un de chaque bord. Sur le pont, les manœuvriers – les boscos – sont renforcés par des équipes du commissariat et des fusiliers marins. Quand tous les postes sont armés, l’équipage est en presque totalité occupé.
H est l’heure du tir du premier lance-amarre qui signe le début du RAM. Vers H-45 mn, le ravitailleur est à la route de RAM choisie, généralement à 10 à 20 degrés du vent, réglé à 12 nœuds, sur pilote automatique. Lorsque que tout est prêt, il hisse à bloc le pavillon Roméo du bord sur lequel il va servir son premier client.
Toute la difficulté est de ralentir à temps pour que les deux navires naviguent de conserve
À H-30 mn, celui-ci prend place à 500 yards (460 mètres) sur son arrière, à 12 nœuds. Unité couramment employée pour les manœuvres en formation, le yard équivaut à la deux millième partie du mille marin. Lorsqu’il est paré, le ravitaillé hisse à son tour le pavillon Roméo du bord où il va recevoir le gréement, déboîte du sillage du ravitailleur et augmente sa vitesse de 5 nœuds pour venir prendre son poste à 50 mètres par le travers du ravitailleur. Toute la difficulté est de ralentir à temps pour que les deux navires naviguent de conserve. Pour délicate qu’elle paraisse, cette approche est la plupart du temps réussie dès la première tentative, car les marins connaissent très bien leur bâtiment, notamment son coefficient d’inertie. Une simple formule arithmétique permet, à l’aide de cette donnée propre et des vitesses respectives des deux navires, de déterminer la distance exacte à laquelle le ravitaillé doit réduire ses machines pour naviguer avec le ravitailleur à hauteur du poste qui lui est assigné. Une fois la frégate stabilisée à poste, le premier lance-amarre est tiré pour établir la ligne de distance, un bout marqué par des fanions tous les 6 mètres. Ce lance-amarre est tiré par un fusil qui propulse un projectile de forme oblongue entraînant la touline. Le tir est puissant mais sa précision aléatoire, car la ligne est déviée par le vent relatif. Aussi, le bâtiment tireur prévient-il par haut-parleur : « Jacques Chevallier, attention lance-amarre. » Les équipiers de pont se mettent à l’abri.
Une fois la ligne de distance établie, le ravitaillé dispose d’un repère précis pour se rapprocher jusqu’à 36 mètres. Un second lance-amarre est tiré pour établir le gréement poste à poste. Une planchette en V, fixée à la touline, permet d’envoyer une ligne téléphonique et la ligne de passage du gréement de ravitaillement. Branchée sur les réseaux filaires des deux bâtiments, la première permet d’échanger de passerelle à passerelle, et avec le PC cargaison, sans risque d’interception radio. La ligne de passage du gréement est reliée au câble qui va supporter les manches de ravitaillement. Une fois halé, le câble support est croché à bord du ravitaillé. On peut alors le mettre en tensionnement automatique pour absorber les écarts de distance entre les deux navires. Au PC cargaison, l’opérateur va affaler les manches dont l’extrémité est munie d’un embout, baptisé Probe, qui va s’enclencher automatiquement dans le cône récepteur du ravitaillé. Le pompage peut commencer.
Ravitailler le Charles de Gaulle
La seconde frégate qui a pris initialement poste à 500 yards derrière la première a déjà reçu sa ligne de distance sur l’autre bord du Jacques Chevallier. Le plein fait, la première frégate hisse la flamme « préparative », le Probe est déconnecté, les manches sont ravalées, le câble support, molli et largué et enfin la ligne de distance. Le ravitaillé envoie son pavillon de tradition, sonne le garde-à-vous et les navires se séparent, tandis que le ravitaillement de l’autre bord continue. Et ainsi de suite.
Plusieurs manœuvres similaires se déroulent jusqu’à minuit. Le stagiaire de troisième que je croise sur le pont est fasciné par le ballet nocturne de deux frégates ravitaillant sur chaque bord. Moi aussi, malgré l’expérience.
Le lendemain, au petit matin, le porte-avions Charles de Gaulle se présente pour être ravitaillé en carburéacteur pour les avions et en vivres pour deux mille personnes. Le service commissariat a préparé dans le vaste hall manœuvres les palettes qui vont être transférées en charges lourdes. Pour prendre son poste, le porte-avions ne se présente pas par l’arrière, mais en dépendant. Pour ce faire, il prend poste à 400 yards (360 mètres) par le travers du pétrolier, puis se rapproche en gardant l’aire de ravitaillement sur un relèvement constant. L’angle de pointe qui n’excède pas 10 degrés est réduit au fur et à mesure que les coques se rapprochent. Une fois stabilisé à 50 mètres, la ligne de distance est établie et le porte-avions peut se rapprocher à 36 mètres pour recevoir le combustible sur l’avant, les charges lourdes sur l’arrière. L’écartement entre les postes du porte-avions correspond sensiblement à ceux du ravitailleur afin que les lignes de ravitaillement ne soient pas en biais.
Un remorquage de combat doit être effectué
Tandis que sur l’avant on branche la manche qui va délivrer le carburéacteur, sur l’arrière on règle le va-et-vient qui va transférer les palettes, dont le ballet commence bientôt. Déjà se présente sur le tribord du BRF, un patrouilleur de haute mer, avide de gasoil. Tandis que sur les aires de ravitaillement on s’affaire à recevoir les cargaisons, à la passerelle des ravitaillés, on s’applique à tenir le poste. Alors que l’approche est relativement rapide, la tenue de poste peut durer plusieurs heures et impose d’observer avec précision deux repères, l’un latéral et l’autre longitudinal. On joue sur le cap grâce à la ligne de distance pour garder un écart constant entre les deux bâtiments, et sur la machine pour conserver les postes de ravitaillement en vis-à-vis. Pour des raisons de sécurité, une fois le gréement passé, l’officier qui a assuré la présentation conserve le cap tandis qu’un autre prend les machines. Ils sont relevés si le RAM se prolonge trop.
Le Jacques Chevallier navigue très précisément sous pilote automatique, « son étrave droite lui donne une grande stabilité de cap », précise son commandant. L’homme de barre est toutefois paré à reprendre en manuel à la moindre défaillance, de même qu’à la machine, les mécaniciens sont parés à bondir.
Les RAM se poursuivent encore jusqu’à minuit. Le lendemain, la frégate Chevalier Paul, en stage de remise en condition opérationnelle, est déclarée en avarie de propulsion par les instructeurs. Un remorquage de combat doit être effectué, et c’est le Jacques Chevallier qui est chargé de la manœuvre ; elle se déroule parfaitement. Le bâtiment fait preuve de sa maniabilité, et le commandant de son habileté, en plaçant l’arrière du BRF à 30 mètres du futur remorqué pour tirer le lance-amarre.
Lorsque je quitte le bord, j’ai le sentiment que la relève des BCR est assurée de belle façon, et que les équipages n’ont pas perdu la main. ◼