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Propos recueillis par Louise Cognard - Plus de 90 pour cent des marchandises que nous consommons au quotidien ont voyagé par les mers. Pourtant, la vie des marins, au cœur de cette circulation, reste peu connue. La sociologue Claire Flécher a embarqué sur quatre « géants des mers », gérés par des armateurs français, pour brosser un portrait fouillé des marins modernes et un état des lieux de leurs conditions de vie. Elle a également réalisé des recherches sur l’histoire du transport maritime, pionnier de la mondialisation et de la dérégulation, qui pourrait aussi être à l’avant-garde de droits internationaux applicables à l’ensemble du monde du travail.

Pour votre enquête, vous avez embarqué sur quatre navires battant pavillon du RIF – avec l’obligation d’embaucher au moins 35 pour cent de Français. Pourquoi et comment les avez-vous choisis ? 

Chez les marins, il y a une césure très importante entre la vie hors travail et le travail, liée à la spécificité du bateau. Ils sont seuls, même s’ils font partie d’un équipage, car la famille et les amis sont loin. C’est un huis clos qui a ses propres règles, ses normes, et qui véhicule un tas de mythes, d’histoires, de traditions. Il m’a semblé nécessaire d’aller au-delà des discours pour ne pas me contenter des représentations stéréotypées du marin aventurier et voyageur. J’étais dans une démarche ethnographique assez classique, où le chercheur fait l’expérience du travail et observe de ses propres yeux. 

Concernant les navires, j’ai embarqué entre 2010 et 2014 à bord d’un roulier, d’un vraquier, qui transportait du minerai de fer, et de deux pétroliers, gérés par des armateurs français, dont les équipages, composés d’une vingtaine de personnes, étaient multinationaux. J’ai été là où on voulait bien de moi… ce sont les compagnies qui ont décidé en fait. Je ne cite pas leurs noms, ni celui des navires, car c’est un milieu où tout le monde se connaît, au moins chez les Français. Je ne voulais pas que les propos des marins qui ont accepté de me parler aient une incidence sur leur chance d’être recrutés dans le futur.  

Cette ethnographie embarquée m’a permis de donner une visibilité à un secteur encore mal connu, qui se déroule loin des côtes et des centres urbains. L’idée de départ, c’était vraiment d’aller à la découverte des navires et des marins de commerce pour mieux comprendre l’univers économique et social du transport de marchandises, très important pour notre économie globale, mais invisibilisé par la culture du huis clos et un certain secret des affaires. 

À bord des navires sur lesquels vous avez embarqué, les officiers étaient français, mais la plupart des marins étaient lettons, philippins, ukrainiens… Pourquoi ? 

Pour une question de coût ! Une main-d’œuvre moins coûteuse fait baisser les frais d’exploitation du navire. Les armateurs vont chercher des travailleurs moins rémunérés que les marins français et qui présentent malgré tout des gages de formation grâce à la convention internationale sur les normes de formation des gens de mer (STCW), signée en 1978 (lire encadré). 

La libre immatriculation des navires, qui prend la forme de pavillon de complaisance, s’est généralisée dans les années 1970. Elle permet d’embaucher des Philippins aux postes de matelots et d’ouvriers, moins qualifiés, et de les rémunérer selon le niveau de vie de leur pays de résidence. Les Français continuent d’être préférés pour les postes d’officiers supérieurs, tandis que les officiers situés au milieu de la hiérarchie viennent d’Europe centrale ou de l’Est.

Comment analysez-vous ces distinctions entre les nationalités ? 

Au-delà des questions de salaires, les nationalités assignent des places sociales spécifiques et organisent la division des rôles au sein des hiérarchies. Un marin se définira à bord par sa nationalité qui est censée résumer des manières spécifiques d’être et de travailler. Le brassage est tel, et la relève permanente, qu’il est quasiment impossible de retrouver un équipier les voyages suivants. Or, comme vous ne savez jamais avec qui vous allez travailler, vous vous raccrochez à des stéréotypes. Tous les savoir-faire et les compétences sont essentialisés. Tout le monde, sans exception ou presque, s’ethnoracialise. Cela structure les relations à bord. 

Au cours de mes entretiens, un officier français m’a dit que c’était bien de travailler avec des matelots philippins, plutôt que français, car ils ne rechignaient pas à la tâche. Pour un poste d’officier subalterne, les Lettons semblent être préférés aux Philippins : ils seraient plus performants, « à la cool », mais sérieux. Enfin, en haut de la hiérarchie, les Français seraient appréciés pour leur formation, gage de qualité. 

Ce discours des officiers français sur les aptitudes de chacun selon sa nationalité sert à stabiliser une structure sociale où eux-mêmes occupent les postes au sommet de la hiérarchie. Mais ces clichés traduisent surtout le statut des uns et des autres : si les Philippins se montrent plus dociles, c’est pour mieux répondre aux exigences des agences de manning (lire encadré). Et pour les armateurs, c’est un moyen de mettre des nationalités en concurrence et de tirer les conditions de travail vers le bas. 

Ces disparités permettent-elles de définir malgré tout une identité du marin ? 

C’est une question compliquée, à laquelle on ne peut pas répondre par oui ou par non. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un statut qui confère aux marins un socle de droits communs. Les conditions de vie et de travail des gens de mer – qui n’ont pas leur pareil à terre – forgent une identité commune et construisent une identité professionnelle. Travailler en mer signifie pour tous embarquer dans un contexte instable, pour le compte de multinationales dont les impératifs économiques et commerciaux peuvent mettre en danger la sécurité des salariés et détériorer l’environnement. Dans le huis clos du navire, chacun joue un rôle et doit savoir « se tenir » au nom d’un impératif fondamental : celui de la paix sociale. 

Mais les trajectoires sont toujours différentes, qu’on soit un homme ou une femme (CM 329), qu’on appartienne à telle ou telle nationalité, car on ne s’engage pas pour les mêmes raisons dans le métier. Au cours de mes entretiens, j’ai remarqué une distinction entre les marins issus de pays riches et ceux qui viennent de pays moins favorisés. Pour les premiers, il s’agit avant tout de vivre une aventure tout en s’assurant un niveau de vie élevé ; pour les seconds, ce qui prime c’est la possibilité de sortir toute une famille de la précarité. 

Par ailleurs, les contrats de travail sont très différents selon la nationalité, à cause du principe de respect de la législation du pays d’origine. Par exemple, en 2013, le salaire mensuel d’un matelot philippin oscillait entre 900 et 2 000 dollars, tandis qu’un Français ou un Danois touchait entre 3 000 et 4 000 dollars au même poste, le Français cotisant en outre à l’enim et bénéficiant de congés payés. Les marins internationaux, embauchés via les agences de manning, ne disposent pas de ces avantages et n’ont pas de congés payés. Ces inégalités façonnent des rapports au travail variables. 

Quel est le rapport des marins français avec ce métier et pourquoi le choisissent-ils ? 

Je ne veux pas catégoriser trop vite mais, d’après les entretiens que j’ai réalisés, ceux des bateaux du rif sur lesquels j’ai embarqué ont souvent des marins dans leur famille, viennent de zones côtières et sont déjà familiarisés avec la mer et les loisirs maritimes. Il y a une forme de reproduction sociale. Mais on trouve aussi des gens qui aiment beaucoup voyager. Ils sont souvent issus d’un milieu assez favorisé et ont tous fait leurs études à l’École nationale supérieure maritime (ensm), l’Hydro, une formation qui donne un équivalent d’ingénieur à Bac+5. 

De fait, ces jeunes marins appartiennent aux classes supérieures avec des salaires élevés. Et c’est sans doute l’un des motifs qui attirent les Français : devenir marin de commerce présage une bonne situation assortie d’une rémunération très appréciable. Un jeune lieutenant sorti de l’école gagne autour de 2 500 à 3 000 euros par mois, nets d’impôts. Un capitaine au long cours français, plus de 5 000 euros par mois. 

Et puis le métier de marin est vu comme une activité qui sort des sentiers battus, valorise la débrouille et offre une autonomie sans équivalent à terre. Beaucoup de marins rencontrés mettent en avant le fait que cette profession leur permet de « découvrir le monde », de prolonger une passion nautique, ou encore d’adopter un mode de vie non conventionnel. 

Ce choix reste cependant raisonné, car c’est une bien sage aventure qu’embrassent les officiers français : le statut de l’emploi, la rémunération, l’alternance relativement stable des temps passés en mer et à terre, tout cela fournit une sécurité, compatible avec un certain désir de stabilité. La majorité des officiers sont ainsi mariés et pères de plusieurs enfants. 

Et quelles sont les motivations pour les marins d’autres nationalités, originaires de pays où le niveau de vie est plus faible ? 

Pour les officiers, l’attrait du voyage existe aussi, car ce n’est pas seulement la nationalité qui définit les trajectoires, c’est aussi la position dans la hiérarchie. Mais les officiers philippins, par exemple, sont beaucoup moins nombreux sur les navires internationaux, peut-être aussi parce que chez eux, l’accès aux écoles d’officiers est extrêmement difficile. 

Ci-dessus : Yangshan, à Shanghai, est le premier port du monde pour les conteneurs. En 2022, il a traité 47,3 millions d’Équivalent vingt pieds (EVP). En comparaison, le deuxième est Singapour, avec 37,19 millions d’EVP en Le Havre, premier port français, a traité 3,10 millions d’EVP cette même année.
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Pour l’équipage, en revanche, d’autres motivations entrent en jeu. Il s’agit de trouver un emploi assez rémunérateur pour faire vivre toute une famille. Le salaire d’un marin philippin, par exemple, est environ quatre à cinq fois supérieur au salaire moyen à terre. 

La difficulté de trouver un emploi à terre, un licenciement, la fermeture d’une entreprise… peuvent amener les hommes à embarquer. En Asie du Sud-Est, comme en Europe de l’Est, la crise de 2008 a ainsi conduit beaucoup d’hommes à partir en mer. Un marin letton m’a raconté qu’à la sortie de ses études supérieures en économie, il n’a pas trouvé de travail assez bien payé. Il a alors suivi une formation de trois mois pour devenir marin et a travaillé comme matelot. À la naissance de son premier enfant, il a trouvé un emploi à terre, avant d’être forcé de retourner en mer à cause de la crise de 2008. 

Dans ces cas, prendre la mer s’apparente à une sorte de migration économique, qui offre un compromis entre partir et rester, puisque le marin ne fait pas migrer toute sa  famille. Cependant, il subit l’éloignement lors de ces embarquements, d’une durée de quatre à douze mois, jusqu’à devenir parfois une « personne étrangère » pour ses proches, comme me l’a confié un marin philippin. Certains parlent de « se sacrifier pour leur famille ». 

À bord du porte-conteneurs néerlandais Merwedijk, en escale au port de Hambourg. Sur ces grands navires de commerce, les marins philippins sont de loin les plus nombreux. Occupant souvent des postes de matelots, leur durée d’embarquement oscille entre quatre et huit mois, quand ce n’est pas plus.
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Il y a là d’ailleurs une sorte de grand écart avec les publicités des agences de manning, qui parlent d’aventure et de découverte, d’un métier qui permet « de voir le monde gratuitement ». Un marin m’a clairement dit qu’il « n’était pas un touriste »… Ce métier est souvent nécessaire, pas vraiment choisi. 

Pourquoi l’État philippin encourage-t-il les hommes à partir travailler en mer ? 

Dans les années 1970, les Philippines ont cherché à faire entrer des devises dans le pays. L’État a créé un ministère des travailleurs à l’étranger pour envoyer ses citoyens dans les pays anglo-saxons. Les femmes devaient apprendre à être dociles pour être embauchées dans les métiers du soin, de l’aide à la personne, et les hommes étaient incités à devenir marins. Là encore, la docilité et l’adaptabilité étaient valorisées, entretenant des représentations racialisées et sexualisées. De nos jours encore, la réputation de ces travailleurs et travailleuses dociles, souriants, capables de s’adapter pendant leurs migrations, chargés de pallier les insuffisances des conditions matérielles et sociales de leur pays, est valorisée. Les overseas Filipino workers sont qualifiés de « héros nationaux » ou « héros de la mondialisation » et plusieurs jours de fête leur sont consacrés au mois de décembre. 

Cette héroïsation tranche avec leurs conditions de travail difficiles. Forcément, à bord, les matelots me disent que ça va. Objectivement, on voit bien que le travail du service pont, par exemple, est très physique, rude, effectué en extérieur – et donc avec des conditions météo parfois peu clémentes –, routinier et incessant. Entre deux tempêtes et deux opérations commerciales (chargement et déchargement de la marchandise par exemple), les matelots piquent la rouille, puis repeignent les parties nettoyées. Ils peuvent également être chargés de tâches de maintenance, comme la réparation de vannes de pont, du nettoyage à grande eau des cales ou encore de la fabrication d’outils pour faciliter leur tâche. 

Vous parlez du métier qui a fortement évolué et qui déçoit aussi les marins français, finalement. Quelles sont ces évolutions ? 

Les marins subissent beaucoup la pression des opérations commerciales, car il faut assurer la continuité du transport en évitant les ruptures dans la chaîne logistique. On est loin de l’aventure : la vie à bord est souvent morne, et les marins ont aussi affaire à des  employeurs peu conciliants. Avec l’avènement des nouvelles technologies (GPS, AIS, Internet), le navire est suivi à distance et ils doivent respecter des procédures dès qu’ils prennent une décision. Or, elles ont beaucoup modifié le travail et la relation entre les navigants et les donneurs d’ordres à terre. 

Car les « sédentaires », salariés de l’armateur, travaillent dans l’ombre, font vivre le navire pour le rendre productif. Souvent, ils ne connaissent rien à la navigation, mais ce sont pourtant eux qui gèrent les destinations du navire. Le travail réalisé à bord a été bousculé et la division du travail entre  sédentaires et navigants modifiée, accentuant fortement le pouvoir des premiers au détriment des seconds. Un jour, dans l’un des nombreux mails quotidiens envoyés au commandant par l’armateur, ce dernier lui fait part de sa volonté d’optimiser la période d’attente à l’entrée du port – liée à un afflux de navires– et lui demande de se dérouter pour aller charger dans un autre port. Or les soutes de ce navire sont presque vides et il  était prévu de faire le plein dans ce fameux port embouteillé. N’ayant pas envie de tenir tête à son employeur, le commandant fait repartir le navire pour se rendre au port indiqué. Juste avant d’arriver, il est recontacté par l’armateur qui vient de se rendre compte que le navire ne peut pas faire le plein dans cette nouvelle escale : le quai est trop petit pour la taille du bateau ! 

Le capitaine n’est donc plus le seul maître à bord ? 

Les marins doivent souvent demander l’autorisation à l’extérieur avant d’agir et ils sont obligés de rendre des comptes sur ce qu’ils font : le huis clos du bateau est explosé et se transforme en univers relié de part en part à ses donneurs d’ordres. En même temps, les observations montrent aussi que les marins se saisissent de ces nouvelles procédures pour se protéger si ce qu’on leur demande risque de mettre en jeu leur sécurité. Ces procédures écrites donnent un argument aux marins pour pouvoir refuser un ordre lorsqu’ils l’estiment trop dangereux. Et le capitaine peut reprendre la main en dernier recours. 

Reprenons l’exemple de tout à l’heure : après l’escale manquée que l’armateur avait imposée au commandant, les services à terre essaient de repousser de port en port le plein de fioul, de manière à ce qu’il ne vienne pas perturber l’exploitation commerciale du navire. Mais comme il commence à pomper sur ses réserves de sécurité, le commandant décide de se saisir d’une procédure d’évaluation des risques – le risk assessment – pour mettre par écrit ses doutes vis-à-vis des ordres émanant de sa hiérarchie. La procédure se met donc en place, à l’aide des documents écrits, et un arbitre intervient. Après de multiples allers-retours, le commandant obtient finalement gain de cause : l’exploitation commerciale sera momentanément suspendue pour laisser le temps au navire de se diriger vers le port le plus proche afin de faire le plein de fioul… 

Comment les marins parviennent-ils malgré tout à tenir dans ce travail en flux tendu ? 

Là encore, il y a une différence entre les officiers français et les autres. Les Français composent plus facilement avec ces évolutions et les difficultés parce qu’ils ont choisi ce métier et qu’ils ont été très tôt sensibilisés à l’élément marin et à ses rythmes. Et aussi grâce à la sanctuarisation des congés : une fois à terre, les marins sont assurés de ne pas être dérangés pendant leur temps libre. Malgré tout, les officiers français sont nombreux à quitter la profession après seulement sept ou huit ans de navigation… 

En machine, les mécaniciens assurent la maintenance. En cas de panne, ils peuvent mettre en valeur leur « sens mécanique ». Si ces incidents impliquent un surcroît de travail, ils génèrent aussi une « forme d’émulation collective », qui vient rompre la monotonie du voyage.
©En machine, les mécaniciens assurent la maintenance. En cas de panne, ils peuvent mettre en valeur leur « sens mécanique ». Si ces incidents impliquent un surcroît de travail, ils génèrent aussi une « forme d’émulation collective », qui vient rompre la monotonie du voyage.
©En machine, les mécaniciens assurent la maintenance. En cas de panne, ils peuvent mettre en valeur leur « sens mécanique ». Si ces incidents impliquent un surcroît de travail, ils génèrent aussi une « forme d’émulation collective », qui vient rompre la monotonie du voyage.
©WESTEND 61/HEMIS.FR

Les marins indépendants et peu qualifiés, eux, tiennent dans le métier grâce à la perspective de pouvoir un jour, par exemple, ouvrir une petite boutique en revenant au pays. Le sociologue Abdelmalek Sayad décrit le « provisoire qui dure » pour parler des travailleurs immigrés algériens dans les années 1970, soulignant la croyance partagée selon laquelle l’immigration aurait un caractère transitoire, temporaire : travailler un temps à l’étranger pour mettre de côté et revenir s’installer au pays, parmi ses proches. Pourtant, cette illusion n’est souvent pas vérifiée… 

Dans mon livre, je parle aussi de « micro-résistances » : les marins se ménagent des espaces hors des pressions commerciales et temporelles pour que le temps embarqué ne se réduise pas au travail. Il y a les soirées cinéma chez les officiers ou le karaoké du samedi soir chez les marins philippins où, dans les faits, seuls les officiers les moins gradés se risquent, de manière occasionnelle. 

Sur l’un des navires, le capitaine a décidé d’organiser un tournoi de fléchettes avec tout l’équipage. Le capitaine a gagné, ce qui n’a pas étonné le second. Il m’a expliqué qu’étant donné son rang, il est « normal » que le commandant gagne, au nom du principe qu’il ne peut pas être désavoué, même au cours d’un jeu. On voit donc que même ces temps de détente restent étroitement sous contrôle et servent à légitimer et réitérer les rapports sociaux et les hiérarchies du bord. 

Au Seamen’s club de Duckdalben, à Hambourg, des marins philippins en escale se distraient avec un karaoké.
©JOERG BOETHLING/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Ces inégalités sont apparues avec le développement du transport maritime, la marine marchande étant, selon vous, « pionnière » de la mondialisation et de sa dérégulation. Comment l’expliquez-vous ? 

Un bateau traverse sans cesse des frontières et les marins sont de toutes nationalités. On se situe là au cœur des échanges internationaux, de la circulation des capitaux, des marchandises et des individus. C’est par définition un secteur qui est dans la mondialisation depuis son origine. 

À cela on peut ajouter que c’est par le commerce maritime que les richesses qui ont permis l’essor du capitalisme ont été accumulées. Les travaux des historiens et des économistes montrent à quel point le développement du capitalisme industriel se confond avec l’histoire de la conquête des mers et des territoires colonisés. Dans le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels rappellent que le transport maritime et le commerce triangulaire sont à l’origine de la société bourgeoise moderne. L’historien américain Markus Rediker qualifie par ailleurs les marins de « premiers travailleurs collectifs », bien avant la grande usine à terre. 

Le secteur maritime, accélérateur des premières formes de mondialisation et de dérégulation à partir des années 1950, est l’un des premiers à institutionnaliser, puis à réglementer, la logique de pavillon de complaisance. C’est une forme exemplaire de dérogation aux droits nationaux du travail, que l’on retrouve aujourd’hui dans les zones franches ou à travers des statuts d’emploi, comme le travail détaché par exemple. 

L’accélération de la division internationale du travail [répartition mondiale de la production en fonction des avantages de chaque espace producteur, en terme de type de production, mais aussi de législation, ndlr], le développement des chaînes d’approvisionnement mondiales et le passage d’un capitalisme de la demande à celui de l’offre, ont généré une forte augmentation du transport de marchandises entre les lieux de production, les espaces de manutention et les lieux de consommation. 

La marine marchande est aussi à l’avant-garde de la régulation avec l’instauration de normes, plus ou moins contraignantes, mais respectées par tous les acteurs du secteur. Comment expliquer ce paradoxe ? 

Au niveau institutionnel, c’est l’unique secteur au monde à avoir un code du travail international depuis 2006. Il est trop timide sans doute, car c’est un code a minima, avec des normes parfois assez basses. Mais elles existent, et ces conventions internationales constituent un espace commun où l’ensemble des acteurs peut débattre. C’est une porte d’entrée pour les inspecteurs du travail de l’International Transport Worker’s Federation (lire encadré) qui peuvent contrôler les navires. Même si le syndicat n’en inspecte que 10 pour cent par an dans le monde, cela permet de repérer des situations d’illégalité. De même, la convention sur la formation à l’échelle planétaire (STCW) donne des standards communs à tous les marins, bien que ce soit aussi un outil à double tranchant puisqu’elle permet de recruter dans des pays à faible niveau de vie. 

Ce fonctionnement montre que la mondialisation n’est pas synonyme de dérégulation totale. Ainsi, derrière ce tableau sombre, l’horizon est en passe de s’éclaircir : si le maritime a été à l’avant-garde de la mondialisation et de ses formes de dérégulation, puis de rerégulation, gageons qu’il pourrait l’être aussi en matière d’élaboration de droits internationaux pour l’ensemble des mondes du travail… ◼ 

Encadrés 

La convention STCW

Face au développement des pavillons de complaisance, l’OMI a adopté en 1978 la convention STCW, pour Standards of Training, Certification and Watchkeeping for Seafarers, « Standards d’entraînement, de certification et de veille des gens de mer ». Ce texte, qui vise à établir des normes et des compétences professionnelles minimales au niveau mondial, a été renforcé en 1995, puis en 2010 avec la création de nouveaux certificats (électrotechnicien, marin qualifié pont ou machine, etc.) et l’instauration de critères précis d’aptitude physique. Il garantit aux marins un minima social et aux armateurs un socle commun de connaissances. Afin de vérifier que les certificats délivrés aux professionnels respectent bien la convention STCW, les inspecteurs de l’OMI et de l’Agence européenne de sécurité maritime (EMSA) réalisent des enquêtes dans les écoles de formation à travers le monde.

Le laboratoire de langue d’un centre de formation aux Philippines.
©ARNAUD FINISTRE

Leurs audits peuvent conduire les pays à prendre des mesures. Début 2023, la Commission européenne a menacé l’État philippin de ne plus reconnaître les diplômes délivrés par ses centres de formation – au nombre d’une centaine et fournissant 13,3 pour cent des équipages. L’EMSA a en effet émis des doutes sur la qualité des formations, suite à des interventions en 2013 et 2020, qui ont relevé de nombreux manquements, notamment sur les équipements et les référentiels d’enseignement. La Commission a finalement décidé de renouveler sa confiance après la venue d’une délégation philippine qui a affirmé que le gouvernement allait renforcer les contrôles sur ses centres de formation. ◼ M. L.-C. 

Le syndicat international des travailleurs du secteur du transport

L’International Transport Workers Federation (ITF) représente les travailleurs de l’industrie du transport mondial. La branche dédiée au transport maritime regroupe environ six cent mille marins syndiqués. L’ITF assure une surveillance des règles de l’industrie du transport maritime grâce au personnel syndiqué, mais aussi avec quelque cent cinquante inspecteurs qui embarquent à bord des navires pour vérifier les conditions de travail. Le syndicat peut se pourvoir en justice pour attaquer les armateurs qui ne respectent pas les standards internationaux édictés par l’Organisation maritime internationale (OMI) et l’Organisation internationale du travail (OIT). Il assure une aide, un soutien, un rôle de conseil et d’informations auprès des équipages, quels que soient leurs nationalités et le pavillon du navire sur lequel ils travaillent. 
L’ITF a ainsi créé un site Internet, ITFShipBeSure en accès libre pour tous les travailleurs de la mer. On y trouve des informations sur les droits des marins inscrits dans la Convention pour le travail maritime de 2006, l’actualité du secteur, les agences de manning, notamment celles qui sont sur liste rouge, ou des avertissements autour des fausses offres d’emploi… L’ITF travaille en particulier sur la lutte contre les pavillons de complaisance, en diffusant des informations et en prenant la parole pour rendre audibles les besoins et les difficultés des marins. Le syndicat apporte aussi un soutien juridique à ceux qui ont subi un accident au travail – pour lequel ils ont peu de chance de recevoir une compensation selon leur nationalité. Il assure aussi aux marins embarqués sur des navires battant pavillon de complaisance des salaires a minima et des conditions de travail convenables, grâce à la signature d’accords avec les armateurs. Il dénonce l’abandon des équipages, les accidents liés à l’insécurité des conteneurs à bord, la criminalisation des marins en cas de naufrages très médiatisés, ou l’automatisation des navires à outrance, qui menacent les emplois et la sécurité en mer. L’ITF s’intéresse enfin au développement du cabotage et à la décarbonation du secteur. ◼ M. L.-C.

Les agences de « manning », l'intérim des gens de mer

Les agences de manning sont des services privés de recrutement et de placement des gens de mer qui travaillent avec les armateurs, en particulier ceux qui battent pavillon de complaisance. Elles sont souvent implantées dans les pays où la main-d’œuvre est « bon marché », comme ceux du Pacifique – il y en aurait quatre cents en Asie – ou en Europe centrale et de l’Est.

©SEAMOOR MARINE & ENGINEERING

Ces agences signent des contrats basés sur la législation des pays d’où sont originaires les travailleurs et non sur celle des États où sont implantés les armateurs… ce qui permet aux compagnies maritimes de réaliser des économies conséquentes sur les coûts d’exploitation du navire. Le fonctionnement est simple. L’agence et l’armateur signent un « accord de manning » par lequel l’agence s’engage à fournir de la main-d’œuvre à l’armateur en échange de rémunération. Les marins signent donc leurs contrats de travail avec l’agence et non avec l’armateur du navire sur lequel ils vont travailler. Deux types d’accords entre l’armateur et l’agence de manning sont possibles. Le premier, CREWMAN A Agreement, établit que le contrat entre le marin et l’agence est signé au nom de l’armateur ; l’agence joue donc « seulement » le rôle d’intermédiaire. Dans le second cas, CREWMAN B Agreement, le contrat est signé au nom de l’agence de manning, ce qui dégage la responsabilité de l’armateur puisqu’il n’est pas considéré comme l’employeur. 
Cette dernière forme de contrat est dénoncée par les syndicats, car l’armateur peut « se retrancher derrière sa méconnaissance réelle ou supposée “des termes de l’engagement maritime” en cas de conflit entre l’entreprise de travail maritime et la main-d’œuvre prêtée, écrit en 2016 Sylvain Mercoli dans l’ouvrage Seafarers : an international labour market in perspective – Gens de mer : un marché international en perspectives (Gomylex Édition). » Consciente de ces dérives, l’Organisation internationale du travail (OIT) tente depuis les années 1920 de réguler la pratique des armateurs qui ont recours aux agences de manning. En 1996, la Convention 179 impose des prérequis pour la création d’une agence dans un pays, portant sur l’agrément, la surveillance, la formation des personnels des agences, la vérification des qualifications des gens de mer… Pour compléter cette convention, l’OIT a adopté en 2006 la Maritime Labour Convention qui exige des États du port, du pavillon ou de l’agence de main-d’œuvre, de nouveaux contrôles. 
Selon Claire Flécher, ce recours aux agences de manning a transformé les marins en travailleurs indépendants, bien avant le développement de ce concept à terre. « Dans la grande majorité, le marin n’est pas salarié, il est en freelance. Mais il ne jouit pas du tout de la liberté qu’on associe souvent aux travailleurs indépendants car il est très assujetti aux agences de manning et aux besoins des armateurs. » Ce statut crée une disparité encore plus forte entre les marins étrangers et les officiers français, souvent en CDI ou CDD, notamment sur les navires du RIF, « [ce] qui leur garantit une équivalence entre le nombre de jours travaillés et le nombre de jours de congés, dit encore Claire Flécher. Au contraire, les autres marins […] ne sont rémunérés que pendant la période d’embarquement, ils ne cotisent pas à des caisses de retraite ou à des organismes de sécurité sociale. » ◼ M. L.-C.

Claire Flécher

©DR/LA DÉCOUVERTE

Claire Flécher est sociologue, maîtresse de conférences à l’Institut d’études du travail de Lyon (IETL) et au centre Max-Weber de l’Université Lumière Lyon-2. Ses recherches portent sur les mutations contemporaines du travail et de l’emploi, et leurs effets sur les rapports sociaux de classe, de race et de genre. Pour son étude sociologique du transport maritime, elle a embarqué sur quatre navires inscrits au Registre international français (RIF), deux pétroliers, un roulier et un vraquier. Tout en observant et en menant ses entretiens, elle a cherché à s’intégrer à la vie du bord, en participant aux travaux de peinture, de nettoyage des cales… Dans son livre, elle respecte l’anonymat des marins pour « qu’ils n’aient pas de soucis avec leurs employeurs actuels et futurs. » ◼ M. L.-C.