Les magnifiques maquettes de François Ayrault, à l’échelle 1/10e, naviguent à l’étage de l’église sur un grillage qui imite les mouvements de l’eau.

Texte et photos de Nathalie Couilloud – À Saint-Clément-des-Levées, à 7 kilomètres du Thoureil, mais sur la rive droite, une grande église domine la Loire. Elle abrite un musée consacré à la marine d’Anjou qui possède une très belle collection d’objets, de documents et les superbes maquettes de François Ayrault, orfèvre en la matière.

Cette église de style néo-grec en impose. « Les mariniers qui l’ont fait construire voulaient montrer à ceux d’en face qu’ici on a réussi », commente Jean-Paul Massot, avec un petit rire et un soupçon d’impertinence. Surnommée la « cathédrale des mariniers », elle a été bâtie à leur instigation et financée par leurs soins.

Ancien artisan plombier-chauffagiste, celui qui règne sur ce lieu s’est d’abord intéressé aux vieux métiers, avant de se consacrer aux « chalandoux », les mariniers de Loire. « On a développé la marine parce que c’était le sujet principal ici. Saint-Clément, c’était la troisième cité en nombre de mariniers en Anjou, après Angers et les Ponts-de-Cé, juste devant Saumur. »

Face à nous, derrière le maître-autel, une vergue repose sur le grand crucifix. Sacrilège ? « Non, puisque c’est l’ancien curé qui l’a placée là. » Nous voilà rassurés. Mais tout de même un musée dans une église qui accueille toujours des offices ? Jean-Paul Massot ne se fait pas prier pour raconter la genèse de cette étrange implantation, qui a débuté par une souscription auprès des habitants pour faire remonter un lanternon sur l’une des deux tours. Après moult péripéties, l’édifice retrouve sa place et, pour marquer le coup, l’équipe du musée propose de réaliser une exposition temporaire sur la marine dans l’église ; le curé est d’accord, et celle-ci a lieu en 2013.

« Comme ça nous embêtait de tout démonter, on a demandé au prêtre si on pouvait la laisser dans l’église, ce qu’il a accepté. Et tous les deux ans, on faisait une nouvelle exposition. Jusqu’au jour où l’on apprend que le château de Montsoreau va se séparer des objets liés à la marine et où on nous conseille de faire une demande au département pour les récupérer. On envoie donc un dossier, puis, plus de nouvelles. Un jour, on m’appelle : “Vous êtes toujours intéressé ?” “Oui.” Qu’est-ce qui vous intéresse ?” “Tout !” »

Depuis l’étage des maquettes, la vue plonge sur la nef et le crucifix qui porte une vergue.

Une convention est signée et le déménagement se fait dans la foulée. C’était en 2018. « Bien sûr, il nous fallait de la place. On a demandé si on pouvait disposer de l’étage et avancer d’une colonne dans la nef. L’étage, pas de souci, mais pour l’agrandissement en bas : “Non, non, si ça continue, on fera la messe dehors !” » Jean-Paul Massot et ses amis de l’association Musée Loire et Métiers obtiennent finalement gain de cause et gèrent aujourd’hui le musée Marine de Loire en Anjou qui prend donc ses aises dans la grande église dédiée à Saint-Clément, le patron des mariniers.

Que Jean-Paul nous présente sur un tableau. « Saint-Clément est évêque de Rome au ier siècle. Il a beaucoup d’adeptes, ce qui finit par déplaire à l’empereur Trajan, qui l’exile en Crimée avec deux cents chrétiens. Là, ils travaillent dans une carrière de marbre, mais ils doivent faire des kilomètres pour aller chercher de l’eau. Un jour, ils voient un petit agneau allongé sur le sol. Clément dit que c’est un signe de Dieu, qu’il faut creuser à cet endroit… et l’eau jaillit. Ils sont tellement contents qu’ils saccagent des temples romains et qu’ils auraient construit soixante-douze églises en deux ans ! Trajan l’apprend et envoie des soldats capturer Clément qui est embarqué sur un bateau ; peu après, il est balancé à l’eau avec une ancre attachée au cou pour qu’il se noie et que son corps ne soit pas retrouvé. Mais un an plus tard, la mer se retire et les chrétiens récupèrent son corps. C’est pour ça que Clément tient dans une main une ancre et, dans l’autre, des épîtres. En face, on a aussi Notre-Dame de Bonsecours qui est la patronne des mariniers. »

On ne voit pas le temps passer avec Jean-Paul Massot, qui fait resurgir des pans d’histoire à partir d’une assiette, d’un coffre, d’une caissette… Dans la nef, il s’arrête devant la pierre des mariniers, retirée du cimetière où elle s’abîmait. « On y trouve sculptés les éléments de la marine de Loire : le mât, la vergue et sa voile pliée, la grande écope, le panier de pommes, le montage à clins des bateaux, le chêne (qui servait à construire les chalands), l’ancre à « cincinelle » (une sorte de flotteur), les boules de racage, le figuier (dans lequel les balises étaient taillées), les poulies à gorge et réa, la perche, la flamme de fête… »

Derrière de hautes cloisons blanches qui séparent les salles du musée, de part et d’autre de la nef, des vitrines renferment quelque six cents objets, soigneusement légendés, mais aussi des gravures et tableaux, des outils et éléments de bateaux – « piautre », bâton de quartier, « chevau » (pour tracer des sillons sous le bateau ensablé afin de le dégager)…

Jean-Paul Massot (à gauche) veille, avec ses amis de l’association Musée Loire et Métiers, sur une très belle collection…

Les objets du quotidien sont souvent les plus émouvants. « Chaque marinier doit avoir une assiette patronymique qui représente son saint patron. Soit il la commande en passant à Nevers, soit il le fait à un bateau-magasin. Ici, on voit celle d’André Peltier, datée de 1808, réalisée pour son épouse. Il y en a même une seconde, peut-être parce que la première ne leur a pas plu ? »

Devant un tableau d’un vaisseau de la Royale, Jean-Paul nous apprend que soixante hommes de Saint-Clément furent recrutés pour participer à la guerre d’Indépendance américaine… « On a retrouvé le nom des bâtiments sur lesquels ils ont embarqué », commente-t-il sobrement. Il évoque les péages que les bateliers devaient acquitter aux seigneurs – « Entre Orléans et Nantes, il y avait quarante-quatre péages, dix-sept en Anjou ! » –, les jetons de présence des mariniers élus pour aller porter les doléances de la corporation à Paris…

« Le marinier de Loire a deux métiers, parce qu’il navigue six, sept mois sur la Loire – soit elle est trop basse, soit elle est trop haute, soit elle est glacée, ou alors il n’y a pas de vent, ou il y a du brouillard… donc, il faut un second métier pour bien vivre. Souvent, il est tonnelier, ou il a des terres avec un peu de vigne, ou un moulin comme il connaît bien le vent, ou bien il extrait le tuffeau dans les carrières. »

Quand le vent joue aux abonnés absents, il faut bien s’occuper : le marinier habile sculpte des battoirs en bois, ouvrage finement d’impressionnants « guirouets » (girouettes), décore une petite chaufferette, un affiquet, une pince à linge… « Et s’il n’est pas loin d’une taverne, il va y amener son jeu de cartes, boire quelques chopines, et à la fin, pour dire au revoir, il prend une “topette”, du nom de cette petite bouteille graduée qui contient une dose d’eau-de-vie à deux sous ! »

Jean-Paul nous régale, mais nous n’avons encore rien vu. Un escalier étroit de cinquante-cinq marches nous mène à l’étage avec vue plongeante sur la nef et le chœur. Doucement éclairé par une rosace, devant nous, de chaque côté d’un petit passage, les maquettes de François Ayrault, à l’échelle 1/10e, voguent sur un fin grillage qui reflète la lumière et imite les mouvements de l’eau… C’est aussi insolite que merveilleux !

Les éléments du métier sont sculptés sur la pierre des mariniers.

À gauche, voisinent les maquettes d’un accéléré – dit aussi cul-de-poule à Saumur, ou saumuroise ailleurs –, qui porte un hunier sur la voile carrée et possède une étrave « marinisée » ; d’une toue dans la version passe-cheval (propriété de l’état, elle faisait traverser la Loire au courrier des postes) ; d’une gabare du bassin de la Maine ; d’une grande gabare de Loire de 1890 (on trouvait aussi dans cette famille les gabares d’estuaire qui servaient au transbordement des marchandises des navires de mer aux chalands, et les gabarots plus petits qui remontaient jusqu’à Paris) ; et enfin d’une charrière ou bac pour le transport de bétail et charrettes. Ces embarcations acheminaient les marchandises à la remonte, venues de Bretagne, d’Angleterre, de Flandres, et des îles lointaines : vin, sel, savon, cire, miel, riz, cacao, sucre, céréales, chaudronnerie, sellerie, équipements militaires, toiles de Bretagne, poissons séchés et frais, épices… « et toutes sortes d’histoires et d’idées nouvelles », précise le cartel.

Le seul voyage où les mariniers amènent leur épouse

À droite, François Ayrault a reconstitué un grand train de chalands de Loire vers 1840, avec le chaland-mère, le tirot, le sous-tirot (ces deux derniers, plus petits que le chaland, sont reliés entre eux, et tirés par la « mère ») et l’allège. Ces trains de bateaux transportaient du fret à l’avalaison entre Nevers et Nantes : coutellerie, faïence, soie de Tours, mercerie de l’Allier, dentelle du Puy, bois et liège, charbon de Roanne, toile de lin et de chanvre, produits maraîchers, fruits, vin de Loire et eau-de-vie, poissons d’eau douce…

Arrêtons-nous un instant sur le chaland qui symbolise à lui seul la navigation ligérienne : il est équipé d’une piautre, le gouvernail au safran très allongé, adapté aux eaux peu profondes, qui dirige le bateau quand il est poussé par le vent. Lorsqu’il descend le fleuve, il est porté par le courant, et la piautre est inefficace. Pour se déplacer latéralement, le marinier utilise un bâton de quartier en chêne, très lourd, relié au bateau par une corde : il enfonce l’une de ses extrémités au fond de la rivière et coince l’autre dans les « arronçoirs » sculptés à l’avant sur la coque ; le chaland s’arrête brusquement, tourne ou change de direction… Cette opération, nommée bournelage par les mariniers, a causé de nombreux accidents… Ces chalands mesurent de 22 mètres à 30 mètres et peuvent porter jusqu’à 70 tonnes de marchandises. Leur mât, haut de 20 à 30 mètres, grée une voile de 200 à 300 mètres carrés. Pour passer sous les ponts, la voile est amenée et le mât, abattu.

L’église de Saint-Clément-des-Levées, voulue et financée par les mariniers du pays, domine les eaux de la Loire. © Martin Bertrand/Alamy Stock Photo

La tête pleine d’images de navigation, nous redescendons dans la nef où la visite se poursuit. Jean-Paul, pour notre plus grand plaisir, est intarissable. « Vous vous souvenez du panier de pommes qu’on a vu sur la pierre des mariniers ? On est à l’époque où la marine va moins bien, le bateau à vapeur est arrivé, on perd une partie des frets et des passagers, puis le train arrive et on en perd encore… Alors, les mariniers vont acheter des terrains et planter des pommiers. Et bientôt ils transportent leurs pommes à Paris, où ils s’installent sur les quais entre l’Hôtel de Ville et le pont Louis-Philippe. C’est le seul voyage où ils amènent leur épouse, parce qu’elle s’occupe de la vente des pommes. Le voyage peut prendre un mois, il faut un peu de confort puisque Madame est à bord, et, là, on a reconstitué l’intérieur de la cabane… »

Jean-Paul Massot est à son affaire, et c’est un sacré conteur. Tenez, si vous passez par-là, demandez-lui de vous raconter l’histoire du perroquet Ververt… vous m’en direz des nouvelles ! ◼