Les radeliers de la Durance franchissent la fameuse "vague du rabioux", l'un des passages les plus techniques de la descente de la Durance entre Saint-Clément et Embrun. Par dizaines les habitants sont venus les encourager et les applaudir dans ce passage particulièrement spectaculaire et risqué. La tenue d'époque est de rigieur ! La tenue d'époque est de rigueur !
Les radeliers franchissent la « vague du rabioux » lors de la reconstitution historique réalisée en juin dernier. © Thibaut Vergoz

Texte et photos de Thibaut Vergoz – Jusqu’au début du XXe siècle, les paysans assemblaient des grumes de bois en radeaux pour les descendre des montagnes. En 1994, des habitants des Hautes-Alpes ont construit un premier radeau et depuis, chaque année, l’association Les Radeliers de la Durance reconstitue un flottage de bois sur cette rivière au cours capricieux.

« Plus fort ! Deux coups à droite ! Un coup à gauche ! Doucement ! » Au milieu du cours déchaîné de la Durance, en pleine fonte des neiges, Pascaline vocifère et gesticule pour se faire entendre et commander ses quatre rameurs, en tandem avec Fred, le second barreur. Placer sa radelle de 8 mètres de long et 2,80 mètres de large pour 2 tonnes et demie dans le fil de l’eau, au bon endroit et au bon moment, c’est sa mission. Elle doit surtout anticiper les dangers qui approchent : le rocher qui affleure à peine à la surface, le méandre fourbe avec le courant qui accélère, l’arbre mort échoué sur une gravière et ses hauts-fonds…

La barreuse met au service de la navigation sa parfaite connaissance de la rivière. Placée au centre de la radelle avec Fred, elle scrute la rivière, hurle les ordres et quand il le faut, vient prêter main forte aux rameurs. Un seul moteur ici : le courant ! Car les deux rames de 6 mètres de long, une à l’avant, une à l’arrière, ne servent qu’à diriger latéralement l’embarcation. Pour le reste, c’est la rivière qui décide. Et aujourd’hui, elle est particulièrement furieuse. Concentrée, la jeune femme prépare l’équipage – six personnes donc – à affronter le principal danger de la journée : un virage à 90 degrés avec du courant et des cailloux partout… Ce n’est pas pour rien que les radeliers de la Durance l’ont baptisé « le virage à Senna », du nom du célèbre pilote brésilien de Formule 1, Ayrton Senna. « Allez les gars, on serre les fesses, on va la passer cette radelle ! »

En suivant une démarche d’archéologie expérimentale, Les Radeliers de la Durance écoutent, s’inspirent, essaient.

Bien sûr, Pascaline et ses amis assurent en ce 1er juin une reconstitution historique. Mais celle-ci illustre ce qu’a été pendant un peu plus de huit cents ans le quotidien de centaines de paysans ; ces « ouvriers nomades » délaissaient une partie de l’année leurs travaux agricoles pour convoyer à bord de leurs radeaux le bois des forêts haut-alpines jusqu’aux chantiers provençaux, situés à 250 kilomètres en aval. Là, les embarcations étaient intégralement démontées, et chaque pièce de bois vendue… puis les radeliers remontaient à pied vers leurs montagnes. Et re-belote.

Un travail risqué, mais tout à fait ordinaire à l’époque. Le flottage du bois sur les rivières de tout le pays fut longtemps le principal moyen de transporter cette précieuse ressource sur de longues distances. Et pour le compte des marchands de bois qui les embauchaient, les radeliers assemblaient des embarcations qui pouvaient mesurer jusqu’à 23 mètres de long (pour 25 tonnes) dans le cas des prestigieux « radeaux de marine », destinés à alimenter les arsenaux de Toulon et de Marseille, notamment grâce au bois haut-alpin.

Toutefois, l’essentiel du volume flotté a toujours été du bois d’œuvre, des billes de résineux plus modestes, vouées à nourrir l’appétit insatiable des grandes villes. La révolution industrielle, associée à la métallurgie et au chemin de fer, aura finalement raison du flottage à la fin du xixe siècle. Sur la Durance, la dernière mention d’un radeau sur un document officiel date de 1901. L’activité fut finalement interdite en 1905 dans le secteur à cause de la construction d’un ouvrage hydro-électrique à Ventavon.

Installés en bord de Durance, les radeliers assemblent les billes de sapin de deux radelles de 8 mètres à l’aide de cordes en nylon, seule concession à la modernité.

Aujourd’hui, Les Radeliers de la Durance font partie des trois associations françaises qui entretiennent la mémoire du flottage de bois. En 1994, sous l’impulsion de Denis Furestier, un premier radeau bricolé est mis à l’eau sur la Durance par un petit groupe de passionnés. « Presque sans la moindre expérience ! », raconte Jean-Marie Gallino, l’actuel président de l’association. « Aussi incroyable que cela puisse paraître pour une activité qui a duré si longtemps, presque aucune trace de la manière dont les anciens fabriquaient leurs radeaux n’est parvenue jusqu’à nous… »

Heureusement, les Catalans et les Italiens ont été plus prévoyants. C’est auprès d’eux que les Français sont allés chercher conseil. « Ça a été un peu chaud à l’époque ! plaisante l’ancien prof de maths-physique. Ça gueulait pas mal, tout le monde pensait avoir le meilleur nœud, la meilleure technique d’assemblage ! » En suivant une démarche d’archéologie expérimentale, Les Radeliers de la Durance écoutent, s’inspirent, essaient. Finalement, leurs radeaux ressemblent plutôt à ceux des Italiens, la rivière Piave, dans les Dolomites, ayant des caractéristiques proches de la Durance… Car le cours d’eau est bien le principal paramètre qui décide de l’architecture des radeaux. Celui que barre Pascaline entre Saint-Clément-sur-Durance et Embrun est en fait une « radelle » de 8 mètres de long, le terme de radeau étant réservé à ceux qui dépassent cette taille. Elle est construite autour de huit billes de sapin, dont la section la plus fine est à l’avant pour une meilleure conduite. Elles sont liées entre elles par trois traverses en épicéa de 15 centimètres de diamètre, un bois qui permet à l’ensemble de garder une certaine souplesse.

« Les anciens pouvaient mélanger les essences des billes, par exemple en mettant du mélèze en fonction des besoins, mais c’est un bois plus dense qui flotte moins bien. C’est pourquoi on privilégie le sapin pour ne pas naviguer en sous-marin ! » s’amuse Jean-Marie Gallino. La structure est ensuite solidement assemblée à l’aide d’une cinquantaine de « réortes », des branches de noisetier récoltées dans les forêts proches – « ni trop fines, ni trop épaisses, mais bien droites » –, défibrées au préalable à l’aide d’une machine « maison », composée d’un touret à bois et d’un étau, qui les vrille sans les casser. On obtient à la sortie une sorte de cordage que les radeliers peuvent tresser et nouer solidement. « Le réortage, c’est la partie la plus fastidieuse et la plus physique du chantier. Il faut parfois quatre personnes pour serrer correctement un nœud ! Une bonne tension est essentielle car c’est ce qui assure la rigidité de la structure de la radelle », continue Jean-Marie, qui orchestre les opérations.

Émus, les radeliers s’étreignent après avoir touché la berge

Ce n’est qu’au dernier moment, une fois la radelle mise à l’eau, que les deux dernières étapes peuvent se faire. Le radeau prend alors sa forme finale, et il est consolidé à l’aide de clameaux métalliques plantés à la masse entre les grumes de sapin. Puis les rames sont fixées à leurs montants : l’une à l’avant, l’autre à l’arrière dans le cas d’une radelle, plus une rame de secours fixée sur le « pont ». Elles sont composées d’un montant de mélèze de 6 mètres de long et 10 centimètres de diamètre et d’une pale de 1,30 mètre de long, en mélèze aussi, fixée au bout du montant par une réorte. On comprend mieux pourquoi le maniement d’une rame exige deux personnes quand on sait qu’elle pèse une trentaine de kilos…

Les radeliers fixent les rames à l’aide de réortes tressées.

Sur la Durance, l’équipage peut enfin souffler. Le virage « à Senna » a été passé avec brio, ainsi que le Pont-Neuf d’Embrun, où une radelle s’était échouée sur un haut-fond il y a deux ans. Cette année, elle a filé sans accroc sur les eaux claires de la fonte des neiges, accompagnée par les applaudissements et les encouragements d’une foule enthousiaste pressée sur les berges tout au long des 17 kilomètres du parcours. émus, les radeliers s’étreignent après avoir touché la berge au plan d’eau d’Embrun…

Pour les plus actifs, cette navigation représente une année de travail. Et c’était loin d’être gagné ! La veille, lors de la première partie de la descente, entre L’Argentière-la-Bessée et Saint-Clément, la radelle s’est échouée sur une souche charriée par la rivière durant la nuit. Quelques minutes plus tard, deux autres radelles touchaient la berge d’Embrun alors que l’orage éclatait…

Si le flottage de bois a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2022, la France n’y est pas encore associée, comme la Bosnie-Herzégovine, la Finlande, l’Italie, la Roumanie, la Slovénie et la Canada, qui ont également raté le coche. Le flottage doit en effet d’abord être reconnu par le ministère de la Culture comme patrimoine culturel national vivant. Chez nous, les Radeliers de la Durance et de la Loue (Franche-Comté), ainsi que l’association Flotescale de la Nièvre, s’emploient à le faire vivre… Mais le faire reconnaître dans les hautes sphères prendra du temps. L’effort commun est en tout cas bien engagé. ◼