Les succès du contingent franco-chinois lui valent l’appellation d’« armée toujours triomphante ». Prosper Giquel, qui en prend le commandement (ici au centre, parmi ses officiers), en retire un grand prestige au sein de l’Empire, qui lui servira dans ses affaires ultérieures. © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

En 1857, le Lorientais Prosper Giquel part faire la guerre à la Chine. Dix ans plus tard, il sera chargé de la modernisation de la flotte impériale chinoise et de la formation de ses nouveaux cadres, dirigeant la construction de l’arsenal naval le plus moderne du pays – un programme franco-chinois industriel et militaire aux allures de « transfert de technologie » avant l’heure !

Par François Boucher

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Il est à Lorient une rue Prosper-Gicquel, du nom d’un enfant du pays. Hommage modeste – la rue n’est pas bien grande – et maladroit : il eût fallu écrire Giquel, comme l’intéressé lui-même le rappelait de son vivant à ceux qui, souvent, écorchaient son patronyme. À la décharge de ses thuriféraires mal informés, c’est loin du port où il est né en 1835 que Giquel connut la gloire, en Chine, où les services qu’il rendit lui valent de figurer encore aujourd’hui parmi les Français les plus célèbres et les plus honorés.

C’est pourtant en ennemi que notre homme débarque là-bas, aspirant de première classe à bord de la frégate mixte Audacieuse, un beau matin de décembre 1857. Les Anglais et leurs alliés français ont attaqué la Chine un an plus tôt. Ils entendent la forcer à ouvrir plus largement ses ports et ses fleuves à leur commerce. Cette seconde « guerre de l’opium » fait suite à une première campagne qui s’est soldée par le traité de Nankin en 1842.

Deux canonnières ont été montées sur la cale de l’arsenal de Fuzhou, pensé et construit sous la direction du Lorientais Prosper Giquel (à gauche). Noter les sampans au premier plan, contrastant avec ces bricks-goélettes à vapeur, et la machine à mâter, sur l’estacade. © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

La ville de Canton figure parmi les objectifs militaires des Occidentaux. Le 28 décembre 1857, l’aspirant de première classe Giquel se retrouve sous ses remparts. Il a déjà connu l’épreuve du feu, contre les Russes, durant la guerre de Crimée : d’abord à Bomarsund, dans la Baltique, en 1854, puis à Sébastopol, en 1855 et 1856. Sa bravoure au combat lui a valu, à dix-neuf ans, le titre de chevalier de la Légion d’honneur. Face au nouvel ennemi, il se montre aussi fougueux que convaincu de la légitimité de la diplomatie de la canonnière : « Les Chinois n’ont cessé par des taquineries incessantes, par des impôts de douane fort onéreux, d’entraver le commerce, note-t-il dans son journal. Et voilà pourquoi nous allons taper sur ces gredins qui n’obéissent qu’à une seule loi, la loi du plus fort, et n’ont jamais su observer un traité. »

Canton tombe rapidement. Giquel, qui a étudié l’anglais pendant ses études à l’École navale de Cherbourg, est appelé auprès du commandant Martineau des Chesnez, représentant du gouvernement français à la Commission mixte d’occupation de la ville. Bientôt promu enseigne de vaisseau, il se voit confier la direction d’une unité de police franco-chinoise, puis le contrôle des filières d’émigration vers les États-Unis et la Caraïbe, en un temps où les enlèvements et le trafic de travailleurs forcés font rage. Afin de s’acquitter au mieux de ses missions, Giquel s’initie au chinois.

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Les succès du contingent franco-chinois lui valent l’appellation d’« armée toujours triomphante ». Prosper Giquel, qui en prend le commandement (ici au centre, parmi ses officiers), en retire un grand prestige au sein de l’Empire, qui lui servira dans ses affaires ultérieures. © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

En octobre 1860, le traité de Pékin, signé après le sac du Palais d’été, met fin à la guerre. Tandis qu’Anglais et Français, dont les revendications sont satisfaites, se préparent à évacuer Canton, Giquel se verrait bien rester en Chine. Une occasion se présente : il se voit offrir un poste par Horatio Nelson Lay, le patron britannique du Service impérial des douanes maritimes. Ce corps, créé en 1854 par les consuls étrangers de Shanghai, s’est substitué aux douanes chinoises pour collecter les droits de douane sur les marchandises importées. Giquel argumente habilement auprès de ses supérieurs : « L’intérêt que j’éprouve pour les questions de ce pays, et surtout la conviction de pouvoir, dans le poste qui m’est offert, être utile aux intérêts français, me font désirer de l’accepter », écrit-il au ministre de la Marine, Chasseloup-Laubat, le 15 avril 1861.

Il obtient gain de cause, et Horatio Nelson Lay l’envoie à Ningbo, au Sud de Shanghai, diriger le bureau local des Douanes maritimes. Séjour de courte durée : en décembre 1861, la ville est prise par les rebelles Taiping, qui sévissent déjà depuis les années 1850 dans le Sud de la Chine. La guerre civile qui les oppose aux Qing sera longue – une quinzaine d’années –, et meurtrière – des millions de morts. Leur programme, assure Giquel, est écrit sur leurs bannières : « Mort aux Mandchous, rétablissement d’une dynastie chinoise, abolition de l’idolâtrie, conversion de la Chine à la religion chrétienne », car leur chef Hong Xiuquan se prend pour le frère de Jésus-Christ.

Officiers français et soldats chinois de « l’armée toujours triomphante »

Giquel se réfugie à Shanghai… à son tour menacée. Appelées à la rescousse par les Qing, les puissances étrangères acceptent de les aider à défendre la ville. La France dépêche sur place plusieurs navires de sa division navale des mers de Chine, commandée par le contre-amiral Protet, à qui Giquel servira d’interprète. Une coalition de troupes anglaises, françaises et d’un contingent sino-étranger mené par l’aventurier américain Frederick Townsend Ward emporte une première victoire en février 1862 contre les rebelles à Gaoqiao, près de Shanghai.

Avec un équipement moderne et des mercenaires étrangers encadrant des troupes régulières chinoises, l’armée de Ward a brillé sur le champ de bataille. Les Français ont décidé de s’inspirer de celle que l’on surnomme l’Ever Victorious Army, « l’armée toujours victorieuse ». Dès juin 1861, le capitaine Tardif de Moidrey a constitué sur ce modèle un petit corps d’artillerie mixte sino-français. Le lieutenant de vaisseau Le Brethon de Caligny, ex-adjoint de Ward, propose avec Prosper Giquel d’aller plus loin et de créer un véritable contingent franco-chinois. Les débuts de cette « Armée toujours triomphante » sont modestes : « On n’obtint d’abord que quatre cents hommes ; on les arma en empruntant à la douane des fusils confisqués à des commerçants européens fournisseurs des rebelles… On appela comme officiers des soldats français congédiés et restés à Shanghai », raconte Giquel, qui seconde Brethon de Caligny dans la nouvelle unité.

Portrait de Zuo Zongtang, vice-roi du Fujian et du Zhejiang. La rencontre de ce fervent promoteur de la modernisation de la flotte chinoise avec Prosper Giquel, en juin 1864, sera décisive. © BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU BRÉSIL
L’arsenal de Fuzhou sera édifié le long de la rivière Min, juste en amont de la « rade de la Pagode », ainsi nommée en référence à la pagode Luo Xin, qui la domine depuis l’ère Song (xe-xiiie siècles). © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

Celle-ci, à laquelle la troupe de Tardif de Moidrey est bientôt intégrée, reçoit son baptême du feu en juillet 1862 à Yuyao, bourgade au Nord-Est de Ningbo, aux côtés des hommes de Ward et de soldats réguliers de l’armée Qing. La bataille est acharnée, mais Yuyao est prise. D’autres victoires suivent, tout aussi difficiles. Ward est tué à Cixi en septembre 1862. Giquel, grièvement blessé au bras, à Shangyu, en novembre de la même année, doit rentrer en France se faire soigner. Le Brethon de Caligny et Tardif de Moidrey périssent tour à tour à Shaoxing, au début de 1863. Le lieutenant de vaisseau Paul-Alexandre Neveüe d’Aiguebelle les remplace comme commandant.

Giquel, nommé entretemps lieutenant de vaisseau, retrouve la Chine début juin 1864. D’Aiguebelle connaissant quelques soucis de santé, il prend la tête de l’Armée toujours triomphante, qu’il mène dans les ultimes campagnes contre les Taiping, qui perdent Nankin, leur « capitale », en juillet 1864. Leurs dernières bandes ne seront définitivement écrasées qu’en 1871, mais dès octobre 1864 Giquel peut écrire à sa mère, depuis Hangzhou : « Mes drapeaux de la guerre, nous les avons remis en grande solennité à la cathédrale catholique des pères lazaristes. La cérémonie a été bien touchante ! Hélas, c’est bien fini du Corps Franco-Chinois, dans dix jours nous partons pour Ningbo, et dans six ou sept mois, nous n’existerons sans doute plus comme militaires du Céleste Empire. Chaque chose n’a qu’un temps. »

« C’est une espèce de petit ministère de la Marine qu’on a créé à Fou-Tchéou… »

Mais Giquel n’entend toujours pas quitter la Chine. Cela tombe bien : les Chinois vont le presser d’y rester ! Depuis plusieurs années, mortifiées par les guerres de l’opium et les guerres civiles, les élites chinoises réfléchissent aux moyens de remédier aux faiblesses de leur pays. L’intellectuel et haut fonctionnaire Feng Guifen a posé en 1861 les bases théoriques d’un mouvement qui va bientôt faire florès : le zi qiang, ou « autorenforcement ». L’affaire concerne bien sûr au premier chef la sphère militaire : « Des fonds devraient être alloués pour établir un arsenal et un chantier naval dans chaque port ouvert. Des Barbares devraient être engagés et des Chinois à l’esprit agile être envoyés se former auprès d’eux. Si nous pouvons fabriquer, réparer et utiliser les armes modernes, alors ce seront nos armes… C’est ainsi seulement que nous pourrons retrouver notre grandeur d’antan et laver nos humiliations passées », plaide-t-il dans son essai Sur la manufacture des armes étrangères.

En 1862, le prince Gong, régent de l’Empire, a mandaté Horatio Nelson Lay pour acquérir une flotte clefs en main auprès des Britanniques. Le projet a échoué sur un malentendu : cette flotte, les Anglais prétendaient la commander. Les Français proposent une voie plus conforme à la doctrine de Feng Guifen. Ayant entrepris, à Ningbo, sous la houlette de leur vice-consul Léonce Verny, ingénieur naval, de construire des canonnières, ils proposent aux Chinois de leur céder le chantier. Giquel, à qui la Chine a conféré, en reconnaissance de ses exploits militaires avec l’Armée toujours triomphante, le grade de général de division, joue les intermédiaires et rencontre, à cette fin, le 15 juin 1864, un personnage clef de cette histoire : Zuo Zongtang, vice-roi du Fujian et du Zhejiang.

Giquel raconte l’entrevue dans son journal : « Il paraît d’abord satisfait, mais quand il apprend que ce chantier n’a servi jusqu’à présent qu’à faire les coques des navires, que les hélices, les machines, les canons ont à être achetés en France, il refuse net. » Zuo veut une flotte et un arsenal 100 pour cent chinois. Il sollicite Prosper Giquel et Paul Neveüe d’Aiguebelle pour plancher sur un ambitieux projet d’arsenal, visant non seulement la création « d’ateliers et de chantiers propres à construire des navires et leurs machines », mais aussi « d’écoles destinées à former des contremaîtres pour la construction, des capitaines et des mécaniciens pour la conduite des navires » et enfin « l’engagement d’un personnel européen suffisant pour conduire les travaux et instruire les Chinois. »

Cinq ans après l’entrée en service de l’établissement, les Européens recrutés – y compris Giquel et d’Aiguebelle, pressentis pour en être les premiers directeurs –, devront se retirer en laissant leurs partenaires œuvrer seuls.

L’arsenal de « Fou-Tchéou » (Fuzhou) sera séparé du reste de la péninsule de Mawei par un canal.
À gauche, les quatre cales de construction et les ateliers attenants, séparés par la machine à mâter
de la cale de halage construite sur les plans de l’ingénieur Théophile Labat, sur le modèle
d’une installation-pilote que celui-ci a dirigée sur la Garonne peu auparavant. © GALLICA.BNF.FR/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
Vue panoramique de l’arsenal à la fin des travaux (vers 1870). L’atelier de chaudronnerie et deux grands magasins sont encore en chantier, bordés par le long bâtiment de la voilerie. Sur la droite, dominées par l’habitation du directeur, les écoles de navigation et de construction navale (bâtiments blancs à galerie). Au premier plan, les logements d’une des cités ouvrières. © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

L’arsenal sera construit sur les rives de l’estuaire de la rivière Min, à Mawei, le district portuaire de la ville côtière de Fuzhou, capitale du Fujian. Le vice-roi Zuo, qui entend lui donner une envergure nationale, présente le projet à la Cour de Pékin en juin 1866. Il est entériné un mois plus tard, et les travaux démarrent en décembre suivant.

Des vents contraires, hélas, se lèvent bientôt. Zuo est appelé dans les provinces du Gansu et du Shaanxi pour mater une rébellion musulmane ; Wu Tang, son successeur, se montre ouvertement hostile à l’arsenal. C’est d’autant plus fâcheux que Shen Baozhen, l’homme de confiance que Zuo a réussi à imposer comme commissaire impérial au projet, ne peut prendre immédiatement ses fonctions. Le doute gagne le camp français. Giquel et d’Aiguebelle rentrent en France plaider leur cause, consulter des chantiers – ceux de Mazeline, au Havre, en particulier – et chercher du personnel. En leur absence, un employé français des Douanes maritimes en Chine, se met à débiner le projet. Ses propos portent, notamment auprès de Bellonet, l’ambassadeur de France en Chine, qui les répand. Le ministère de la Marine demande à Giquel de démissionner.

L’intéressé se rebiffe. « Vous verrez de suite, Amiral, combien le moment est défavorable pour moi de donner ma démission, écrit-il au contre-amiral Roze, qui a pris la tête de la Division navale des mers de Chine. Le gouvernement chinois me confie cette entreprise parce que je suis lieutenant de vaisseau, et que c’est pour lui une garantie d’honorabilité… Parmi nos ingénieurs, l’un d’eux au moins devra être ingénieur de la Marine, mais en trouverais-je un qui veuille se mettre sous mes ordres une fois que je serai devenu simple bourgeois ? » Continuant, à propos de l’arsenal, il prophétise : « C’est le premier progrès sérieux que fera la Chine vers l’industrie européenne, et plus d’un étranger sera jaloux qu’elle le doive à des officiers français… »

Roze appuie les propos de Giquel, et le ministère de la Marine renonce à exiger sa démission. Les vents redeviennent favorables : Zuo s’implique à nouveau dans le dossier. Il réaffirme l’engagement de la Cour de Pékin, et obtient que Wu Tang soit écarté. Giquel et d’Aiguebelle, de leur côté, reçoivent le soutien de Napoléon III. Shen Baozhen prend enfin ses fonctions. À son retour en Chine en octobre 1867, Giquel se félicite que Pékin l’ait doté, comme il le relate dans une lettre à son frère Émile, « de pouvoirs très grands qui [lui] permettent de requérir l’assistance des mandarins, grands et petits, de toutes les provinces. C’est une espèce de petit ministère de la Marine qu’on a créé à Fou-Tchéou… ceci promet bien pour la suite. »

Début 1868, Adrien Marie Trasbot, ancien ingénieur de l’arsenal de Rochefort, arrive pour prendre le poste d’ingénieur en chef, et d’Aiguebelle rentre à son tour en Chine, accompagné de trente-cinq autres cadres français : ingénieurs, charpentiers, professeurs…

Les ennuis, dès lors, recommencent. C’est que le projet suppose une autre révolution : celle des mentalités. Les Européens se pensent supérieurs aux Chinois ; or, ce sont ces derniers, à commencer par Shen Baozhen, qui sont les grands patrons de l’arsenal, et les employés européens doivent s’y soumettre. Pour prévenir les incidents, une clause de leurs contrats dispose qu’ils doivent s’abstenir d’insulter ou de frapper leurs collègues chinois ! Giquel y consent, mais d’Aiguebelle y répugne ; il finira par quitter son poste en 1869.

Ces tensions raciales se doublent d’une difficulté juridique : les traités que les puissances étrangères ont signés avec la Chine à la suite des guerres de l’opium accordent aux étrangers un privilège d’extraterritorialité. L’arsenal peut-il, appliquant le droit chinois, congédier ses employés français ? Le cas se présentera avec l’ingénieur en chef Trasbot en 1869. Furieux que le Wannian Qing, premier navire construit par l’arsenal, ait été réceptionné, sans son accord, avant les ultimes tests de navigabilité, le Français exige des excuses de Shen Baozhen, qui les lui refuse. Licencié par Giquel, Trasbot porte plainte… devant les tribunaux indochinois, qui lui donnent gain de cause, avec une forte indemnité.

Des milliers d’ouvriers et une école pour former leurs cadres chinois

S’étendant sur plus de 47 hectares, l’arsenal comprend une usine métallurgique livrant les grosses pièces de forge, un laminoir, une chaudronnerie, des ateliers d’ajustage et de montage, une fonderie, une forge d’armement, une chronométrie, une boussolerie, une voilerie, une charpenterie, une menuiserie, une bourrellerie, une briquetterie, plusieurs magasins et bien sûr les chantiers de construction proprement dits, composés de trois cales, dont une de halage « pouvant prendre des navires de 100 mètres de quille et de 2 500 tonneaux » , détaille Giquel. Seuls les chantiers de l’Océan, à Bacalan, près de Bordeaux, ont jusque-là été équipés d’une telle cale à glissières, tout récemment mise au point par l’ingénieur Théophile Labat.

« Photo de classe » des étudiants en construction navale de l’arsenal. Les deux sections de l’école formeront des dizaines de constructeurs et d’officiers de marine, à Fuzhou, puis en France et en Grande-Bretagne. © CHINA CHUANZHENG CULTURE MUSEUM

Les effectifs sont considérables : « 500 ouvriers à bois, charpentiers, menuisiers, modeleurs ; 600 ouvriers à fer ; 130 apprentis ; 500 manœuvres ; 500 soldats employés à la garde de l’Arsenal, et aussi à des corvées de terrassements et de transports ; 130 personnes dans l’État-Major des mandarins et des surveillants de toutes sortes. C’est en tout 2 600 hommes… »

Les effectifs européens oscilleront, eux, entre 50 et 75 personnes. À leur départ en 1874, l’arsenal aura livré quinze navires de guerre à vapeur : une corvette, neuf bâtiments de transport, trois canonnières-avisos et deux canonnières. Jolie flotte, assurément, mais Giquel est sans doute encore plus fier des écoles de l’arsenal. Lui et d’Aiguebelle l’avaient promis : « cinq ans après que les ateliers des machines auront commencé à fonctionner, les ingénieurs et les ouvriers que nous engagerons auront appris aux officiers et aux ouvriers chinois à construire un navire sur un plan déjà fait et à faire des machines-outils avec les machines placées dans les ateliers. Nous ouvrirons aussi une école de français dont les élèves apprendront cette langue et assez de mathématiques pour construire un navire sur un plan déjà fait, plus une école d’anglais dont les élèves apprendront cette langue et feront les études nécessaires pour commander des navires. »

Aux élèves francophones donc, la construction des navires, aux anglophones leur conduite. Le département français comporte trois sections : l’École de construction navale, l’École du dessin, et l’École des apprentis. La première permet à ses étudiants « d’obtenir les connaissances qui forment le premier degré de la science de l’ingénieur ; elles suffisent à un chef d’atelier », dixit Giquel, qui concède que le temps et les moyens lui manquent pour la formation de véritables ingénieurs ; la seconde forme des dessinateurs de plans et la troisième, des ouvriers qualifiés.

La section anglophone regroupe une École navale et son prolongement à bord d’un navire-école, l’École de navigation pratique, ainsi qu’une École des mécaniciens.

Des milliers d’ouvriers et une école pour former leurs cadres chinois

Les deux sections, formeront chacune plusieurs dizaines d’élèves, à des degrés d’instruction divers. Giquel recensait ainsi, toujours en 1874, parmi les étudiants ayant poussé le plus loin leur cursus, – « sept jeunes gens ayant l’instruction théorique de “chefs d’atelier”, neuf élèves pouvant exécuter le devis d’un navire en bois, en calculer les dimensions, les conditions de navigabilité, faire le plan de sa coque et de sa voilure, le tracer à la salle des gabarits et surveiller son exécution, et quatorze officiers ayant l’instruction théorique et pratique voulue pour commander un navire de guerre dans une navigation au long cours. »

À son départ, la Chine, reconnaissante, confère à Giquel le titre de fonctionnaire de premier rang – le plus haut du mandarinat chinois –, et l’honore de la plume de Paon et de la rarissime Pelisse jaune, qu’un seul étranger, Charles Gordon, successeur de Ward à la tête de l’Ever Victorious Army, avait reçue avant lui.

L’arsenal ne produit, dans un premier temps, que des coques en bois, à une époque où les marines de guerre modernes s’équipent de navires en fer et de cuirassés… Un choix que Shen Baozhen maintiendra, de crainte de brûler les étapes de ce saut technologique majeur. © COURTOISIE DES DESCENDANTS DE PROSPER GIQUEL

Les experts de l’époque commentent néanmoins diversement les résultats de l’arsenal. D’aucuns jugent sa production à la fois excessivement coûteuse et inférieure en qualité à ce qui se fait à l’Ouest. La construction de simples coques en bois, notamment, alors que les puissances occidentales s’équipent de navires cuirassés de plaques d’acier, fait polémique. En France, l’influente Revue maritime et coloniale porte ses critiques sur un autre terrain : « Ce qui manque à la Marine chinoise, c’est un centre de direction. Les bâtiments construits à Foochow [sic] restent d’ordinaire stationnés sur les côtes de la province de Fujian, et sont pour ainsi dire à la disposition du vice-roi de cette province. On peut en dire autant des navires en station dans le voisinage de Shanghai : c’est le gouverneur du Jiangsu qui en est le commandant. » Et de conclure : « la flotte chinoise souffre du défaut d’organisation et ne justifie point les sommes énormes qui, depuis une suite d’années, ont été dépensées pour son développement. »

Sur l’obsolescence de leur flotte en tout cas, les intéressés entendent répondre. Giquel a, dès 1873, proposé à Shen Baozhen de mettre en chantier un navire à charpente d’acier ; ce dernier, prudent, a préféré achever le programme en cours et ne pas brûler les étapes. Deux ans plus tard, alors que Giquel s’apprête à rentrer en France, il lui confie deux nouvelles missions : d’une part, y trouver des expertises et des machines pour effectivement lancer la construction de navires cuirassés à Fuzhou – Giquel sollicitera notamment les Forges et Chantiers de la Méditerranée –, d’autre part organiser l’accueil en France et en Angleterre des meilleurs étudiants des écoles de l’arsenal afin qu’ils y approfondissent leur formation.

La Marine française détruit l’arsenal de Fuzhou

Une première promotion de cinq élèves accompagne Giquel à son retour en France en avril 1875 ; une autre suivra, avec une trentaine d’élèves, en 1877. Le Lorientais, qui a installé sa Mission d’instruction chinoise à Paris, place ses étudiants anglophones au Royal Naval College de Greenwich et sur plusieurs navires de la Royal Navy. En France, ses pupilles se retrouvent dans diverses écoles et entreprises : École du génie maritime, Écoles des mines de Paris et de Saint-Étienne, École des arts et métiers de Châlons-sur-Marne, École de construction navale de Cherbourg, Forges du Creusot, Chantiers navals de Toulon…

En 1884, la Chine paye le prix de son opposition à l’invasion française du Tonkin : la flotte de l’amiral Courbet détruit la flotte mouillée dans la rade de la Pagode, puis bombarde l’arsenal de Fuzhou. Ici, le peintre, Vignaud, n’a pas hésité à montrer le drapeau tricolore flottant sur les fortifications – il semblerait pourtant que Courbet s’est bien gardé de faire débarquer ses troupes. © WIKIMEDIA COMMONS

Une troisième promotion arrive en France en 1881 mais, en 1883, une nouvelle guerre éclate entre la France et la Chine. Son objet : le Tonkin (Nord de l’actuel Vietnam), dont la France, alors gouvernée par Jules Ferry, veut s’emparer. La Chine s’y oppose. Le conflit se déroule d’abord au Tonkin même, où les Français sont mis en difficulté par les Pavillons noirs, irréguliers – beaucoup sont d’anciens Taiping – à la solde de la Chine.

Au cours de l’été 1884, les Français décident de porter la guerre en Chine. Au mois d’août, l’escadre de l’amiral Courbet s’en prend à l’arsenal de Fuzhou : « Les opérations commencèrent, le 23, par le bombardement de l’arsenal et la destruction de la flotte chinoise, écrira le capitaine Garnot, du 31e Régiment d’infanterie. Le 29, l’escadre débouchait de la rivière Min après avoir détruit les défenses, et l’amiral adressait à ses navires l’ordre du jour suivant : “Officiers, officiers mariniers, sous-officiers et marins ! Vous venez d’accomplir un fait d’armes dont la Marine a le droit d’être fière. Bâtiments de guerre chinois, jonques de guerre, canots porte-torpilles, brûlots, tout ce qui semblait vous menacer a disparu. Vous avez détruit l’arsenal ; vous avez détruit toutes les batteries de la rivière Min…” » 

La bataille de Fuzhou, très inégale, se solde par la destruction de neuf bâtiments chinois, dont le navire amiral, le croiseur Yangwu, torpillé, et plus de mille morts (dont une dizaine de Français). Les compatriotes de Giquel ont ruiné son œuvre, même si cette gravure chinoise intitulée Bonnes nouvelles de Fuzhou minimise les dégâts, insistant sur le feu qui a repoussé l’assaillant, la capture de prisonniers, et le désespoir des marins français, acculés au suicide… © BRIDGEMAN IMAGES

Au total, onze navires chinois sont coulés ou endommagés, et un millier de Chinois tués. L’amiral conclut : « La France entière admire vos exploits ! »

La France entière, peut-être, sauf Giquel, qui a vainement essayé d’arrêter l’escalade. Il déplore la destruction de son œuvre mais prend sur lui et continue de proposer ses bons offices. Jules Ferry lui demande de rédiger un projet de traité de paix, qu’il peaufine avec Zeng Ji-ze, l’ambassadeur de Chine à Paris, préfigurant le traité signé à Tianjin en juin 1885, dans lequel la Chine reconnaît le protectorat français sur le Tonkin.

La paix revenue, Giquel reprend son travail d’accueil des étudiants chinois et prépare l’arrivée d’une nouvelle promotion, prévue au printemps 1886. Mais sa santé est fragile. Il meurt à Cannes, le 19 février 1886, d’une néphrite. Ses obsèques ont lieu à l’église de la Madeleine, à Paris. « Il est des nôtres », dira Shu Jing-chen, le nouvel ambassadeur céleste en France, dans son éloge funèbre.

L’arsenal de Fuzhou sera réparé mais la Chine, qui en 1895 perd une nouvelle guerre contre le Japon, n’a plus les moyens de le moderniser. Son outillage périclite, ses commandes s’effondrent. Les Français, qui avec les Russes et les Allemands se sont efforcés de limiter les ambitions des Nippons après leur victoire, proposent alors aux Chinois… de reprendre la direction de l’arsenal ! Un jeune vice-consul, fraîchement nommé à Fuzhou, mène brillamment les négociations : Paul Claudel, plus tard auteur du Partage de midi. L’arsenal de Fuzhou retrouve un directeur français, Charles Doyère. Mais la Chine, en proie à des troubles croissants – la Révolution qui renversera les Qing éclatera en 1911 – n’y croit plus. Elle réduit bientôt les crédits de l’établissement, qui ne produira plus que quelques navires de commerce et des chaloupes… pour l’administration indochinoise, avant de fermer ses portes en 1907.

L’auteur remercie Sibylle et Arnaud de Panafieu, descendants de Prosper Giquel, qui lui ont ouvert son journal et sa correspondance.

EN SAVOIR PLUS

Un port de la route de la soie face à Taïwan

L’existence de Fuzhou est attestée dès le iiie siècle avant notre ère, comme capitale du royaume local de Minyue.

La ville devint, à l’époque des Han, entre 206 avant et 220 de notre ère, l’un des principaux ports de la route maritime de la soie. Les Ming, entre 1368 et 1644, en firent la plaque tournante de leurs échanges avec les îles Ryukyu, d’Okinawa au Nord-Est de Taïwan, alors tributaires de la Chine. C’est aussi de Fuzhou que partirent les sept expéditions de l’amiral Zheng He (CM 304), entre 1405 et 1433.

Fuzhou hébergea aussi, avec Amoy, l’actuelle Xiamen, une partie de la flotte de Zheng Zhi-Long, père de Koxinga, le pirate qui délivra Taïwan du joug hollandais au XVIIe siècle (CM 326).

Plus récemment, Fuzhou fut l’un des cinq ports que l’Angleterre contraignit la Chine à ouvrir au commerce international, avec Canton, Shanghai, Ningbo et Xiamen à l’issue de la première guerre de l’opium, soldée par le traité de Nankin en 1842.

La zone de libre-échange du Fujian, créée en 2014 pour faciliter les échanges avec Taïwan et inscrire la région dans l’initiative de la Nouvelle route maritime de la Soie, s’étend sur 118 kilomètres carrés, dont 32 sur le territoire de Fuzhou. La ville est membre de l’Alliance de la route maritime de la soie, qui regroupe deux cents ports, logisticiens, armateurs… dans une trentaine de pays.

Pendant ce temps-là, à Shanghai… 

Tandis que les travaux de l’arsenal de Fuzhou étaient lancés, à 600 kilomètres plus au Nord, Li Hongzhang, ancien vice-roi de l’ancienne province de Zhili et gouverneur du Jiangsu, était chargé de la mise en service de l’arsenal de Jiangnan, à Shanghai.

Au départ, cette grande figure du mouvement d’autorenforcement et son homme de confiance, l’amiral Ding Ruchang, rachetèrent un atelier de mécanique dans la concession internationale de Shanghai. Ils lui adjoignirent bientôt des installations récupérées à Suzhou et Anqing, et d’autres, neuves, achetées aux États-Unis. Le nouveau Bureau général de manufacture de machines de Jiangnan était destiné à la production d’armes aussi bien qu’à la construction navale.

Comme à Fuzhou, la majeure partie du personnel technique était composée d’Occidentaux. L’entreprise intégrait également plusieurs écoles, dont une de langue et une de mécaniciens navals. C’est à Jiangnan que fut construit le Huiji, le premier navire à vapeur 100 pour cent chinois.

Contrairement à l’œuvre de Prosper Giquel, l’arsenal de Jiangnan perdura. En 1937, face à la menace japonaise, il fut en partie déménagé sur le Yangtsé, à Chongqing. La République populaire de Chine le nationalisa en 1949. Devenu en 1996 une filiale de la Société d’État de construction navale, il construit notamment des méthaniers, des pétroliers, des vraquiers et des porte-conteneurs.

À noter que Li Hongzhang fut aussi le créateur, à partir de 1871, de la flotte de Beiyang, ou Flotte du Nord, la plus puissante des quatre escadres modernisées de la Chine impériale, commandée par l’amiral Ding Ruchang. Li doutait-il du savoir-faire des arsenaux de Fuzhou et de Jiangnan ? La plupart de ses navires étaient importés d’Allemagne et du Royaume-Uni ! Considérée un temps comme aussi puissante que la Marine nippone, la flotte de Beiyang n’en fut pas moins balayée lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895.

Un lexique nautique franco-chinois

Si des glossaires techniques anglais-chinois existaient déjà à l’époque de Giquel, tel n’était pas le cas avec le français. Avec son ami Gabriel Lemaire, consul de France à Fuzhou, il se lança dans la rédaction d’un Dictionnaire technique des mots usités à l’Arsenal de Fou-Tchéou. « D’abord destiné à l’usage des élèves chinois de l’arsenal », il parut dans une édition élargie, à la suite d’un Dictionnaire de poche français-chinois, en 1874. On peut le lire en ligne sur le site de la bibliothèque nationale de France, Gallica.

Quelques anciens élèves

Plusieurs étudiants des écoles de l’arsenal de Fuzhou et de la Mission éducative Giquel en France sont restés célèbres, à commencer par Wei Han, qui prit la direction de l’arsenal à son retour en Chine et négocia avec Paul Claudel le retour des Français. Wei Han finit sa carrière avec le rang d’amiral.

C’est néanmoins loin des océans que nombre d’élèves ont fait carrière : Yan Fu, envoyé à Greenwich, devint traducteur de Darwin, d’Adam Smith et de Montesquieu en chinois. Il devint l’un des penseurs les plus influents du mouvement réformiste chinois.

Chen Jitong, lui, embrassant la carrière diplomatique, s’installa en France, où il trouva le succès comme auteur de romans, écrits en français.

Wang Shouchang, lui, réalisa en 1899 la première traduction en chinois de La Dame aux Camélias, en collaboration avec un traducteur chinois demeuré fameux, Lin Shu… qui ne connaissait pas un traître mot de la langue d’Alexandre Dumas fils.

Ce qu’il reste de l’arsenal

Le site historique de l’arsenal, dans le district de Mawei, à Fuzhou, a été transformé en un vaste espace mémoriel. À quelques pas de la pagode Luo Xing, à proximité de laquelle l’arsenal avait été bâti, un mémorial est dédié aux morts chinois de la bataille de 1884 contre l’escadre de l’amiral Courbet. La cale sèche du complexe a été remise en état. Les visiteurs peuvent aussi découvrir la demeure de Shen Baozhen, le commissaire impérial à l’arsenal, et le temple dédié à Mazu, la déesse de la mer, qui fut construit en même temps que l’arsenal afin d’en assurer le succès et détruit pendant la Révolution culturelle, avant d’être reconstruit à l’identique quelques années plus tard. Enfin, un musée, hébergé dans un ancien hangar, présente les différents ateliers de l’arsenal avec des statues grandeur réelle d’ouvriers, mais aussi des professeurs et des étudiants. Une exposition consacrée à Prosper Giquel y fut organisée en 2016, pour le cent cinquantième anniversaire de l’arsenal.

Musée chinois de la culture de la construction navale, Municipalité de Fuzhou, district de Mawei, 139 avenue Jiang Bin - section Est.

L’héroïque Prosper-Gicquel à Étel

© MUSÉE DES THONIERS ÉTEL

Prosper Giquel fut un mécène de la Société centrale de sauvetage des naufragés – qui fusionnera un siècle plus tard, en 1967, avec celle des Hospitaliers sauveteurs bretons pour donner naissance à la Société nationale de sauvetage en mer. La station d’Étel perpétua sa mémoire en baptisant à son nom un de ses canots à avirons mis en service en 1889. Les canotiers du Prosper-Giquel s’illustrèrent notamment en portant secours aux marins de la goélette Emma-Marie, en perdition à l’entrée de la ria après deux jours de fuite dans la tempête, le 26 février 1893. Le canot resta en fonction jusqu’en 1913.

Bibliographie

Dans le dossier personnel de Prosper Giquel, consultable auprès du Service historique de la Défense, à Vincennes, sont conservées nombre de pièces importantes pour recomposer cette histoire hors du commun, à commencer par les rapports rédigés par l’intéressé lui-même. Voir ainsi L’arsenal de Fou-Tchéou, ses résultats, daté de février 1874. Prosper Giquel a par ailleurs publié souvenirs et réflexions de son vivant (voir ci-dessous).

Prosper Giquel, « L’insurrection des Taë-Pings en Chine », Revue Maritime et Coloniale, Ministère de la Marine et des Colonies, Paris, septembre 1864 ; Prosper Giquel, « La France en Chine — le commerce français dans le Céleste Empire, les opérations et les missions du corps franco-chinois en 1863 », Revue des Deux Mondes, Paris, 15 juin 1864 ;

Eugène Garnot, L’expédition française de Formose, Librairie Delagrave, Paris, 1894 ;

« Chronique maritime et coloniale », Revue maritime et coloniale, Ministère de la Marine et des colonies, tome XXXIX (pages 957 et suivantes), Paris, 1876 ;

Gabriel Lemaire et Prosper Giquel, Dictionnaire de poche français-chinois, suivi d’un dictionnaire technique des mots usités à l’arsenal
de Fou-Tchéou,
Shanghai, American presbyterian mission press, 1874.