Par Laurent Charpentier - En 1969, Pierre Le Gall s’installe à Dieppe et débute un travail photographique en immersion dans le quotidien de cette ville maritime, active et populaire. Un demi-siècle plus tard, il décide de revisiter le corpus d’images qu’il avait constitué à l’époque, retrouvant même des originaux qu’il n’avait pas publiés. L’ensemble constitue le portrait vif, tendre et bienveillant d’un port au moment de son âge d’or.

C’est par le train qu’un matin de janvier 1969, Pierre Le Gall arrive à Dieppe. Le jeune étudiant en philosophie vient remplacer une professeure de français en congé de maternité. Depuis la gare, comptez 40 minutes de marche pour rejoindre le collège Albert-Camus situé sur les falaises de Neuville. Le parcours, qui longe d’abord le bassin Duquesne et la halle aux poissons, traverse le cœur du port. Amarrés deux par deux au quai du Carénage, les chalutiers déchargent leurs prises. Derrière la Maison des gens de mer, la grue arachnéenne de la cale sèche pivote de gauche à droite, signalant un navire en réparation. Un pont levant (Ango), un pont tournant (Colbert), une drague à godets qui halète, un roulier en partance pour Newhaven, des cargos fruitiers en provenance des Antilles et du Maroc, un chantier naval et, partout, marins, débardeurs et ouvriers portuaires. Les bars du quartier s’appellent La Darse, Le Chalut, Le Noroît, La Cambuse, La Marée, Au Grand Ridin, Au Coup de roulis… « J’ai été happé par la ville, se souvient Pierre Le Gall. J’avais deux ans de pratique photo derrière moi. À partir de ce jour-là, je me suis mis à photographier Dieppe de façon hallucinée. Tout ce que j’ai fait sur ce port relève d’une sorte d’envoûtement. C’était un enchantement. »

Comme l’écrivait avec la même émotion Charles Vanhecke, journaliste au Monde, Dieppe – qui comptait alors trente-neuf mille habitants – est « une rencontre rare, puissante, fracassante, avec la mer ». Quand on songe que les car-ferrys de la Sealink accostaient directement dans le centre historique de la ville, on saisit à quel point l’identité de la cité normande était façonnée par sa population maritime. « C’est cette ambiance populaire qui était photogénique, souligne Le Gall. Il n’y avait rien d’équivalent à 200 kilomètres à la ronde. » À vingt et un ans, ce grand gaillard aux cheveux bruns s’engage simultanément dans une intense pratique photographique et dans l’enseignement public. Il consacre ses trois premiers salaires à l’achat d’un Leica et de films noir et blanc. Son poste de maître auxiliaire était prévu pour six mois, mais il décide de poursuivre le métier. Dieppe sera son port d’attache pendant une vingtaine d’années.

La route qui a mené le jeune homme en ces lieux commence au Vietnam. Le 9 juillet 1948, Pierre Le Gall naît à Hanoï. Sa mère est vietnamienne. Son père, d’une lointaine origine bretonne, est ingénieur des Ponts et Chaussées, avec une spécialité dans la construction d’aéroports. La famille Le Gall quitte le Tonkin en 1952. Pierre, âgé de quatre ans, est laissé à la garde de ses grands-parents paternels, au Havre, pendant que sa famille poursuit de lointaines tribulations, aux Comores ou à Tahiti... « Selon le machisme de l’époque, on pensait que, pour un garçon, la stabilité était nécessaire à de bonnes études. La réussite des filles n’était pas prioritaire, voilà pourquoi mes deux sœurs sont restées avec mes parents. » Arraché au nid familial, mis en exil de son pays de naissance, le petit garçon voit le lien avec ses parents à jamais brisé. Il va grandir, choyé, dans un milieu ouvrier, à mille lieux des privilèges des cadres expatriés. « Mon grand-père était mouleur sur métaux. Dans les fonderies, il façonnait méticuleusement les moules en terre réfractaire, notamment ceux des hélices de bateaux. » À son décès, Pierre Le Gall se verra remettre sa boîte à outils, constituée de petites spatules de toutes les formes, faites à sa main. Il héritera surtout d’une profonde empathie pour les travailleurs manuels et les sans-grade.

«Ça m’intéresse de saisir les gens sur le vif»

À l’âge de quinze ans, coup de théâtre : ses parents décident de reprendre leur fils. Destination, Nouméa, en Nouvelle-Calédonie où il séjourne plus de deux ans, jusqu’en terminale. « J’ai connu la grande aventure, mais j’avais très peu de rapports avec mon père et ma mère. » Même son métissage vietnamien ne fait pour lui aucun sens. « L’époque où s’est effectué le transfert de civilisation est presque oubliée. Je n’ai pas souvenir d’avoir souffert. Au lycée, j’ai eu une formation classique. J’ai été élevé dans la littérature et la culture occidentales. » Revenu en métropole, le lycéen visite une exposition des photos d’Henri Cartier-Bresson à la Maison de la culture du Havre. « Là, en voyant ces impressionnants tirages en grand format, j’ai eu une sorte de coup de foudre inexplicable. Je me suis dit, tiens, ça m’intéresse de saisir les gens sur le vif comme ça, dans la rue ! » Si cette forme d’expression le fascine, l’idée d’en faire un métier ne l’effleure pas… Mais il choisit un domaine d’étude encore moins matériel et lucratif : la philosophie. Pourquoi vouloir chercher à comprendre le monde ? « Va savoir quels sont les enracinements, les déterminismes inconscients qui mènent à ce qu’on croit être notre liberté ! répond Le Gall. Cette idée vient peut-être de mon grand-père, un homme très curieux qui m’encourageait à m’émerveiller devant les animaux, la nature. Plus tard, cette curiosité que je manifestais à l’égard des petites bêtes, je l’ai manifestée à l’égard d’un grand animal : l’homme. »

En 1972, trois ans après son arrivée à Dieppe, Pierre Le Gall envoie une centaine de tirages à l’association Gens d’images, à Paris. Le jury de ce groupement de professionnels et d’érudits de la photographie lui attribue le dix-huitième prix Nièpce. Succédant à des photographes aussi réputés que Jean Dieuzaide, Robert Doisneau ou Jeanloup Sieff, le jeune enseignant voit son talent reconnu. Repéré par Le Figaro, il peut, grâce à l’appui de ce journal, faire son service militaire à l’Établissement cinématographique et photographique des armées (ecpa). « Là, je n’ai pas fait de photos, je les classais ! » Le Figaro l’envoie aussi à l’essai en reportage sur des manifestations dans la capitale. « On me demandait : “As-tu la photo des crs qui chargent ?” Je répondais non. Je n’étais pas un photographe de l’avant, mais plutôt de l’arrière et des à-côtés. J’ai tout de suite compris que je n’étais pas fait pour ça. » Il se souvient aussi d’avoir été missionné par le même quotidien à Rotterdam, au début de l’embargo pétrolier décidé par l’Arabie Saoudite contre les Pays-Bas fin octobre 1973. « Le directeur de la photo m’avait dit : “Il faut que tu nous montres le marasme, les effets du manque de carburant.” En fait, les derniers pétroliers pleins arrivaient encore, donc il aurait fallu attendre deux mois pour voir les conséquences de ce boycott. Depuis le sommet d’une tour, j’ai fait une photo totalement insipide. On voyait quelques navires, c’est tout. Ils avaient payé le train et deux nuits d’hôtel en imaginant une photo qui n’existait pas. Je me suis dit : à quoi ça sert ? Je ne vais pas passer mon temps à faire des photos scénarisées, sans rapport avec la réalité ! »

Il se fait anthropologue du quotidien

Même les commandes de l’agence Rapho, creuset de la photographie humaniste, avec Willy Ronis, René Maltête, Sabine Weiss, et plus tard Édouard Boubat, lui paraissent contraignantes et vaines. « Chez Rapho aussi, Paris Match était la référence absolue en matière de photojournalisme et cela me révoltait. » S’il garde de son passage dans cette agence l’amitié de Robert Doisneau et d’Hans Silvester, Pierre Le Gall est rebelle aux contraintes imposées par toute forme d’institution. « Le tempérament anarchiste qui est le mien, je l’ai hérité de mon grand-père, affirme-t-il. Je me suis rendu compte que si je voulais continuer à faire la photographie qui me correspondait, ce serait impossible de passer sous les fourches caudines des directeurs d’agences ou des rédacteurs en chef. Ils voient la réalité derrière des écrans qui ne sont pas les miens… Et qui me rendent aveugle ! »

Édité et imprimé sur les presses de La Vigie, bihebdomadaire local, son premier livre sur Dieppe, en 1976, est remarqué jusque dans la capitale. L’écrivain Michel Tournier, passionné de photographie, écrit dans Le Monde : « Il faudrait inventer un nouveau mot pour caractériser le travail de ce photographe volontairement amateur qui, à coups d’œil, de cœur et de tête, signe un portrait frissonnant de la vie. Un mot comme invisible, par exemple, qui dirait un peu le secret d’images où l’extraordinaire intégration du photographe aux dizaines de minuscules événements qui forment la vie simple, le fondent dans le présent, au moment fugitif où tendu, il lui donne sa chance. » Déposés par paquets de dix dans les cafés du port, deux mille exemplaires de l’ouvrage sont écoulés en six mois, le plus souvent achetés par les pêcheurs eux-mêmes.

Publié en marge du monde de l’édition, diffusé localement, ce livre stimulera aussi de nombreux jeunes photographes. Ils comprennent que près de chez eux aussi, on peut faire une œuvre et l’éditer. Ce succès conforte également Pierre Le Gall dans le choix d’une indépendance absolue que permet son travail d’enseignant. « N’ayant pas besoin de photographier pour vivre, quand je prenais l’appareil, je faisais ce que je voulais. Mes photos étaient totalement inutiles, elles ne servaient à rien. »

Pour limiter les dépenses, il développe lui-même ses films et réalise ses tirages à l’agrandisseur, chez lui, dans un labo fait maison. Quant à son inspiration, il la trouve en arpentant le port, jour après jour. La matière de ses images est celle que chérissait Georges Perec : le banal, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire. Avec son Leica, Le Gall se fait anthropologue du quotidien, cherchant de l’intérêt dans ce que personne ne remarque. « Au premier regard, pêcheurs et marins semblaient soupçonneux, puis, à force de me voir, ils m’ont accepté. Ma présence déclenchait même des comportements un brin théâtraux. Avec une espèce de bonhommie un peu madrée, un peu roublarde, ils en rajoutaient un chouïa, dans le chahut, dans le rire et alors là… c’était merveilleux ! Dans les cafés, sur les quais, tous étaient au naturel. Ils étaient intéressants. Ils captaient le regard. Surtout pour quelqu’un comme moi très attaché au détail, à ce qui pourrait apparaître comme anodin ou insignifiant, mais il y a une surréalité de l’insignifiant. » …/…

Question technique, pas de chichis. Le photographe a choisi son appareil pour sa discrétion, sa robustesse et sa qualité optique. À l’instar de Robert Doisneau, il explique avoir appris l’essentiel en lisant catalogues et modes d’emploi. « Après, je ne me suis plus posé de questions ! » Tout le reste est venu pellicule par pellicule, grâce à la pratique, en autodidacte, comme l’on marche pour apprendre à marcher. L’approche du photographe prend le contrepied des règles enseignées par le professeur de philosophie, dont la discipline se fonde sur les mécaniques de la raison et de la logique. « En photographie, si vous réfléchissez, c’est trop tard ! Il faut entièrement se livrer à son instinct, à sa sensibilité, dans une ouverture au hasard. On arrive même à développer le sens de la prémonition. Ce n’est pas magique : vous finissez par voir que les choses vont se produire, parce que vous intégrez dans le décor un certain nombre d’éléments qui sont en mouvement. Vous voyez par exemple quelqu’un sortir un mouchoir de sa poche. Donc il va se moucher, or arrive en sens opposé une personne qui allume une cigarette et paf ! Il faut être là ! C’est exactement l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson. »

Sa priorité est le sensible et l’intuitif

Pierre Le Gall a croisé le maître du photojournalisme sur les quais de Dieppe, sans oser lui adresser la parole. « On sentait une distance, il avait une attitude un peu aristocratique. J’avais le sentiment de ne pas appartenir à la même classe sociale. » De plus, les compositions géométriques et la rigueur picturale de Cartier-Bresson, qui exigeait qu’on ne recadre pas ses photos, lui paraît dogmatique. Le Gall préfère la spontanéité. Sa priorité est le sensible et l’intuitif. Le fragile miracle d’un instantané de vie prime sur la structure graphique. Il se donne la liberté de recentrer légèrement une image pour la rendre plus lisible. Et dans tous les cas, lui aussi ne fait jamais de mise en scène. « Je n’ai aucune imagination. D’ailleurs je n’en ai pas besoin, parce que la réalité est infiniment plus imaginative que je ne le serais. »

S’il a parfois embarqué avec les pêcheurs de Dieppe ou de Marseille, le photographe préfère la force évocatrice des ports et des rivages. « J’aime beaucoup faire des photos de gens en train de regarder la mer. » Pierre Le Gall s’intéresse d’abord au rapport de l’humain avec l’élément maritime. Sensible à l’instabilité du marin balançant entre deux mondes, il trouve sur les docks, sur les embarcadères et les appontements, dans les ruelles portuaires et leurs bars populaires, toute la substance des rêves d’ailleurs. Lauréat d’un concours du jeune reporter organisé par Larousse dans les années 1970, il revient d’Asie du Sud-Est avec une brassée de films Kodachrome. « La directrice de collection m’a reproché d’avoir photographié les pêcheurs de Malaisie comme ceux de Dieppe ! Avec du recul, j’ai considéré la remarque comme un compliment. C’est justement la recherche de l’universalité qui m’importe. »

Année après année, toujours fidèle à son métier d’enseignant, Le Gall enregistre le surgissement d’éclairs de fantaisie – et de fantastique – dans la vie ordinaire des rues et espaces publics. Le voilà à Paris et Marseille, en Dordogne puis en Bretagne, à Bombay et aux îles de la Société, à Londres puis New York… Pas de fichiers Excel, pas d’inventaire, pas de planches-contact, de légendes détaillées [ndlr : un principe que nous respectons dans ce portfolio] et de dates précises. Ses négatifs noir et blanc s’accumulent en vrac dans d’anciennes boîtes de papier photo, identifiées par le seul nom d’un lieu. « Quand on sait que chaque image a été prise en moyenne au 125e de seconde, l’ensemble de mes photos représente au total quelques minutes de vie », calcule Pierre Le Gall en paraphrasant Robert Doisneau, son mentor.

Avec l’aide de Marie José, sa compagne rencontrée à Neuville-lès-Dieppe, il a publié soixante albums, souvent à compte d’auteur. « Le livre est le meilleur vecteur, pour montrer mon travail », affirme-t-il, mais depuis peu, poussé par sa petite-fille, il diffuse aussi des portfolios sur Facebook. En effet, depuis ses débuts, en 1969, deux générations de Français sont nées. Un peuple nouveau est là, avec un autre mode de vie. Pierre est un grand-père de soixante-quatorze ans qui utilise un appareil numérique et vit en Bretagne.

Après avoir perdu plus du quart de ses habitants, Dieppe s’est constitué une identité plus balnéaire. L’activité des ports de pêche et de commerce est réduite. Un port de plaisance de trois cent soixante-trois places occupe le bassin autrefois réservé aux ferrys. Le Pollet, quartier populaire au caractère méridional que Le Gall aimait comparer à Naples, s’est vidé des marins et des ouvriers. « Mais il y a toujours quelque chose à photographier », assure l’artiste qui compte bien poursuivre son œuvre. « On vit dans un monde où les gens se replient sur eux-mêmes, mais j’aime l’être humain. J’ai envie de le montrer sous son angle le plus chaleureux. Montrer la convivialité, la disponibilité et l’ouverture aux autres, toutes ces valeurs qui me manquent actuellement. »

À lire : 1969-1989, Instants de vie à Dieppe, Pierre Le Gall. Éditions Humain très humain, 29 euros.
Disponible auprès de l’auteur  : phot.p.legall(a)wanadoo.fr