©Marc Rapillard

Par Nathalie Couilloud – Grande marée d’avril à Martin Plage, à Plérin, dans les Côtes-d’Armor. À l’initiative de VivArmor Nature, une association locale, des bénévoles vont à la rencontre des pêcheurs à pied sur l’estran pour les sensibiliser aux bonnes pratiques. S’ils constatent que la réglementation sur les captures est plutôt bien connue, et acceptée, ils notent aussi le vieillissement des pratiquants et la perte progressive de cette culture ancestrale, délaissée notamment par les jeunes.

Un vent frisquet de Nordet frise d’un liseré blanc la mer limpide et bleue. Les vaguelettes seraient bonnes pour la glisse, mais toutes frangées d’écume qu’elles soient et obstinées à se donner des airs méchants, elles décollent à peine de l’immense tapis de sable clair. En plein milieu de la grève, surmonté d’une croix blanche, et dressé comme une chapelle, le rocher Martin semble un sanctuaire dédié aux éléments, où des dieux païens célèbrent les noces du ciel et de la mer. Son sommet, régulièrement peint en blanc depuis plus d’un siècle, sert d’amer aux marins, mais aussi aux pêcheurs à pied qui se feraient piéger par les courants, assez violents dans le secteur : la cime peinturlurée du gros caillou n’est jamais immergée. 

Même aujourd’hui, 21 avril, par un coefficient de marée de 102. Devant l’accès à la plage, Franck Delisle hausse la voix pour éviter que le vent ne lui vole toutes ses paroles. Le directeur de VivArmor Nature fait le point avec les bénévoles qui l’entourent avant de les lâcher sur l’estran en mission de sensibilisation aux bonnes pratiques de pêche à pied. « Nous ne sommes pas là pour contrôler, mais pour aller à la rencontre des gens et vérifier, en discutant, s’ils connaissent la réglementation. Si c’est le cas, tant mieux, sinon, on explique. » Dans le petit groupe, certains, comme Jacques, hochent la tête d’un air entendu : il fait partie des bénévoles aguerris, qui vont encadrer aujourd’hui de nouveaux venus, dont deux se sont inscrits après avoir lu un entrefilet dans la presse.

Le rocher Martin, reconnaissable à son sommet peint en blanc, surmonté d’une grande croix, balise la plage à laquelle il a donné son nom. Sur le sable, des pêcheurs traquent palourdes, coques ou couteaux.
©Nathalie Couilloud

« Ne leur souhaitez pas Bonne pêche, ça porte malheur ! »

Franck leur distribue une feuille d’évaluation, à remplir après chaque rencontre avec les pêcheurs, où une quinzaine de champs sont à renseigner. Ces données permettent à l’association d’analyser l’évolution des comportements au fil du temps et de mesurer l’impact concret de ces journées de sensibilisation. Il leur donne aussi des réglettes, à distribuer aux pêcheurs, où la taille réglementaire des coquillages et crustacés est clairement indiquée. « Il est important de l’accrocher au seau pour qu’elle ne s’envole pas et pour que les pêcheurs l’aient avec eux à chaque sortie. » 

« Hier, nous étions sur la plage du Moulin à Étables-sur-Mer, un peu plus au Nord, et on a eu 94 pour cent de paniers conformes… c’est extra ! » s’emballe Franck. Un panier conforme, c’est une récolte où toutes les prises sont à la bonne taille, et c’est la cause qui mobilise nos bénévoles. « Vous allez voir que les gens sont très accueillants : neuf fois sur dix, ils vous présentent spontanément leur panier. Et quand vous allez offrir des réglettes à ceux qui n’en ont pas, ils vous remercieront. En revanche, ne leur souhaitez pas bonne pêche, ça porte malheur ! Moi, je leur dis : “Profitez bien !” » 

Un monsieur d’une soixantaine d’années, dont l’accent trahit l’origine occitane, s’approche. Il vit du côté de Loudéac, loin de la mer, et veut en savoir plus sur une pratique qu’il ne connaît pas. L’association lui a dit de venir aujourd’hui à Martin Plage pour discuter avec les bénévoles. En le voyant s’éloigner sur la plage avec son panier, Franck note que ce parfait néophyte a retenu la première leçon : se présenter au bon moment, c’est-à-dire à marée descendante. « On voit des gens qui arrivent à marée basse pour pêcher, or, c’est l’heure où il faut déjà s’inquiéter de repartir. »

Ce pêcheur, équipé d’un pousseux pour cibler les crevettes grises, rejette une coquille Saint-Jacques trop petite. Pour cette dernière pêche, emblématique de la baie de Saint-Brieuc, seule une épuisette d’un diamètre inférieur à 40 centimètres est autorisée.
©Marc Rapillard

Alors que Franck, pimpant comme un camion de pompier dans sa vareuse orange, diffuse conseils et informations à ses troupes, une voiture de police se gare juste à côté, face à la plage. Un fonctionnaire en descend et balaie l’estran d’un regard professionnel. Mission de repérage et de sécurité ? Sans doute, car il est trop tôt pour les contrôles. Le policier finit par demander une réglette à l’un des bénévoles : « C’est pour mes enfants », glisse-t-il… 

« On cause, on cause, mais il est déjà 14 h 15 ! Elle va encore descendre pendant une demi-heure, il faut y aller. On applique la technique de la tenaille pour toucher un maximum de monde : je reste près du rocher Martin, les uns partent vers la pointe du Roselier, les autres vers celle des Tablettes, et vous revenez progressivement vers moi. On se retrouve au milieu vers 15 h 30. » 

Nos grandes bottes nous conduisent d’un pas alerte vers quatre personnes penchées sur le sable, armées de binettes, et entourées de pots en plastique. Elles gratouillent, consciencieusement, en silence, hormis
les « clac » secs que font les palourdes en tombant dans les seaux, où une réglette est déjà attachée. Franck et André s’approchent et jettent un œil au panier, bien conforme. La conversation s’engage : « Elles sont belles, vos palourdes. Vous avez des japonaises et des européennes. Vous savez faire la différence ? » « Euh… Non. » « Ce n’est pas compliqué, je vais vous montrer. » Et d’attraper deux spécimens : « À taille égale, la coquille de la japonaise est beaucoup plus ronde et, ici, vous voyez, au niveau de la charnière, elle a une marque qu’on appelle la lunule ; l’autre, qui n’en a pas, c’est l’européenne. La coloration et les stries sont aussi plus prononcées chez la japonaise. »

« Ah d’accord ! » répond le trio en chœur, qui rebondit aussitôt : « Et au point de vue gustatif, il y a une différence ? » « Aucune. Quand vous allez les faire cuire et qu’elles vont s’ouvrir, vous allez voir leurs siphons, les organes qui leur permettent d’aspirer et d’expirer l’eau de mer. Chez la japonaise, ils forment comme un Y, ils sont jointifs, alors que chez l’européenne ils sont bien séparés. Quand on pêche aux trous, ceux de la japonaise sont très rapprochés alors qu’ils sont bien séparés chez l’européenne. Sinon, elles vivent à la même profondeur. Ce qui détermine la profondeur d’enfouissement d’un coquillage, c’est sa taille et la longueur de ses siphons. Plus elle est petite, moins elle vit profondément. » 

Franck montre sur la réglette que la taille minimum pour l’européenne est de 4 centimètres contre 3,5 centimètres pour la japonaise. « Dans le doute, vous ne prenez que des palourdes de plus de 4 centimètres et vous serez tranquilles. La japonaise a été sélectionnée pour l’élevage parce qu’elle a une croissance plus rapide et un rapport chair sur coquille plus important. Mais elle s’est échappée des élevages et maintenant elle pullule partout. » 

Deux dames, aimantées par notre groupe où l’on parle fort, interpellent Franck : « Vous, vous devez savoir jusqu’à quand on peut pêcher la coquille Saint-Jacques ? » « Jusqu’au 14 mai. Mais pour la pêche à pied, c’est aujourd’hui et demain, parce qu’il n’y pas de grande marée en mai. » Et c’est d’ailleurs ce qui explique la forte affluence d’aujourd’hui : beau temps, gros coefficient de marée, vacances scolaires et dernier jour pour la coquille, véritable star de la baie de Saint-Brieuc. « Ce coup de mer est génial car il les fait remonter. Comme on est sur un gisement important, on voit des gens qui viennent de Saint-Laurent jusqu’ici en suivant la plage et en ramassant les coquilles. »

Cette réglette – dont les dimensions ne correspondent pas ici à la réalité –, est distribuée par les bénévoles de VivArmor Nature. Elle permet aux pêcheurs de mesurer leurs coquillages et crustacés pour vérifier qu’ils sont conformes aux tailles de capture autorisées.
©VivArmor

« On demande aux minots s’ils veulent contrôler
la pêche avec la réglette »

La Saint-Jacques, c’est 11 centimètres minimum pour la pêche loisir – et 10,20 centimètres pour les professionnels, soit une différence de six mois de vie environ. Pendant la période où sa récolte est autorisée, d’octobre à mai, certains pêcheurs n’hésitent pas à s’immerger jusqu’à la poitrine pour les attraper. Mais attention : ils doivent garder un appui au sol pour être distingués des apnéistes, amateurs également mais soumis aux mêmes horaires que les professionnels qui draguent la coquille en mer. Les pêcheurs à pied peuvent s’aider d’un masque pour les voir sous l’eau – certains utilisent des caisses avec un fond transparent –, mais les engins respiratoires, tels les tubas, sont interdits. On les prend à la main ou à l’aide d’une épuisette – de moins de 40 centimètres en Bretagne –, mais pas au râteau… ce qui peut prêter à sourire, car les dragues des pêcheurs professionnels, elles, ne font pas vraiment dans la dentelle. « La pêche de la coquille en baie de Saint-Brieuc a reçu le label pêche durable parce que le gisement se porte très bien. Mais, pour les fonds marins, effectivement, ce n’est pas vraiment durable », constate Franck. 

Cette pêche est si emblématique de la baie que les gens sont bien renseignés à son égard… ce qui n’empêche pas certains de ruser pour en avoir un peu plus. Si on ne ramasse que ce qu’on peut manger dans un repas familial, la devise qui doit sous-tendre toute bonne pratique, d’aucuns se découvrent soudain des familles élargies : « On a des papys qui viennent avec tous leurs petits-enfants… à raison de trente coquilles autorisées par personne, ça monte vite ! Une fois, j’ai une petite fille qui m’a dit : “Moi, je fais comme mon grand-père, il m’a dit que la coquille devait faire la taille d’une main !” » Et Franck se souvient aussi d’une journée d’hiver où il a libéré quatre fois en une heure le même bivalve trop petit, ramassé par des pêcheurs différents, reconnaissable aux vers calcaires qui le striaient…

C’est qu’en période de vacances scolaires, les parents veulent faire plaisir aux enfants, quitte à prendre de petits coquillages pour garnir le panier.
« C’est toujours délicat de les prendre en faute devant leurs enfants. Dans ce cas, on demande aux minots s’ils veulent bien contrôler la pêche avec la réglette. C’est comme un jeu : on fait le tri ensemble et ils rejettent les prises non conformes. » L’honneur du pater familias est sauf, et la vie de quelques juvéniles, légèrement prolongée. 

Dans l’ensemble, la réglementation sur les tailles ou les quotas est assez bien connue aujourd’hui. « Quand j’ai commencé à aller voir les pêcheurs à pied en 2004 (lire p. 109), c’était un peu le Far West ! Ils étaient accueillants, mais ne connaissaient rien à la réglementation et s’en fichaient. À l’époque, les contrôles étaient quasi inexistants, et ils étaient étonnés de nous voir faire de la pédagogie. Certains avaient un vrai sentiment d’impunité, du genre “je suis chez moi, je fais ce que je veux !”, et les pêcheurs qui faisaient des efforts étaient dégoûtés. Ça a bien changé… »

« Pour ces gens-là, la meilleure prévention, c’est le PV… »

Les sondages effectués au-dessus des paniers par les bénévoles montrent que 60 pour cent des pratiquants actuels connaissent la réglementation, contre 17 pour cent en 2008. La plupart sont équipés de pieds à coulisse et de réglettes pour mesurer leurs prises. Et, en 2021, 64 pour cent des paniers étaient conformes contre 54 pour cent entre 2014 et 2016. La sensibilisation porte ses fruits… mais les contrôles sont aussi beaucoup plus nombreux et la présence des policiers est dissuasive, car les amendes sont salées (lire p. 109). Un pêcheur nous disait tout à l’heure qu’il avait « pris 150 euros d’amende pour quatre ormeaux auxquels il manquait 2 à 3 millimètres ». Et Franck d’abonder : « Une dame a appelé l’association en larmes il y a un mois après avoir reçu une amende de 800 euros pour une dizaine de coquilles trop petites. C’est très lourd, mais c’est un délit et malheureusement il n’y a que ça qui marche pour que ce soit efficace dans la durée. » Ce qui est nouveau, et notable, de nos jours, c’est que la majorité des pêcheurs à pied plébiscitent les contrôles. 

Les pêcheurs et les bénévoles de l’association, en vareuses orange, cohabitent de manière harmonieuse sur l’estran. La police, qui effectue régulièrement des contrôles, est plébiscitée par les pêcheurs, dont la grande majorité respecte les règles concernant les tailles de capture,  
les quotas et les engins de pêche autorisés.
©Marc Rapillard

Car la pédagogie a ses limites : « Nos enquêtes montrent qu’il y a à peu près 15 pour cent de personnes qui, malgré les conseils, les informations et les outils qu’on distribue, continuent à manquer de vigilance et à faire n’importe quoi, considérant que leur pratique est anodine. Pour ces gens-là, la meilleure prévention, c’est le PV. » 

Balayé par le vent, l’estran est maintenant tapissé de points multicolores sur tout l’horizon : c’est le gros de la marée et les pêcheurs sont concentrés, sachant que le temps est compté. C’est justement l’heure du comptage et Franck se dirige avec ses jumelles vers la croix du rocher Martin d’où il aura une vue plongeante sur la plage : « Ça va être facile aujourd’hui de distinguer les pêcheurs à cause du vent : il y a peu de promeneurs et personne ne fait bronzette. » 

Pendant ce temps, une petite dame vient vers nous, toute menue et emmitouflée. Elle nous montre le produit de sa pêche, mais elle a surtout envie de discuter, de sa pension de retraite dérisoire, des coquillages qu’elle vient chercher ici pour améliorer l’ordinaire, de la maladie de son beau-frère… « Je n’ai pas grand-chose, mais je vis de peu, je ne me plains pas. Vous savez, il y a des bigorneaux, là-bas, derrière les rochers », confie-t-elle, comme un secret, avant de repartir sur la pointe des pieds.

Franck est déjà de retour : « J’ai compté 290 pêcheurs, contre 70 à 80 habituellement. Le maximum qu’on a atteint ici, depuis qu’on fait des comptages, c’est 454 pêcheurs en août 2014. » Les enquêtes révèlent une baisse de fréquentation régulière depuis une dizaine d’années, qui s’accompagne d’un vieillissement des pêcheurs à pied, dont l’âge moyen est de cinquante-cinq ans. « Quand j’ai obtenu mes premiers diagnostics en 2008, on avait environ 20 pour cent de jeunes de moins de quinze ans ; aujourd’hui, ils sont à peine 3 ou 4 pour cent. C’est une culture qui se perd. » 

Un phénomène qu’il attribue en partie à l’arrivée de nouveaux résidants sur le littoral, qui n’ont pas acquis cette culture par transmission familiale, et au fait que les jeunes sont d’avantage attirés par des activités de glisse ou par des sports nature comme la plongée. « Et comme les anciens ne sont plus remplacés, la fréquentation diminue et la population vieillit. » 

Franck Delisle, écologue et directeur de VivArmor Nature, est un spécialiste des pratiques de pêche à pied. Il co-anime un réseau national sur cette thématique et affectionne ces sorties sur le terrain à la rencontre des pratiquants.
©Marc Rapillard

On peut aussi créditer une partie des jeunes d’une sensibilité accrue à l’environnement, certains ne voulant pas participer « au pillage des ressources » ; comme ils ne maîtrisent pas les règles, ils préfèrent s’abstenir. « Autrefois, on ne se posait pas ces questions. Les échanges que j’ai avec de vieux pêcheurs montrent que leur approche repose sur une connaissance fine des milieux, purement empirique. Ils parlent par exemple des “minards”, les pieuvres, que l’on retrouve dans la toponymie locale, la pointe du Minard de Plouézec, ou la mare au Minard sur l’îlot du Verdelet à Pléneuf-Val-André. On constate que les pieuvres reviennent, mais elles étaient présentes historiquement, et les anciens le savent bien. J’apprends beaucoup avec eux. »

La perte de cette culture n’est pas forcément une bonne nouvelle, car elle vient renforcer le constat que font les scientifiques : la majorité de la population est de plus en plus déconnectée de la nature. Or la pêche à pied est un bon levier pour sensibiliser les publics à l’environnement marin. « Et l’on ne protège bien que ce qu’on connaît bien. On voit des plaintes dans les communes littorales à cause du cri des goélands, alors que les motos qui pétaradent ne semblent gêner personne. Et que fait-on ? On stérilise les œufs, alors qu’il s’agit d’espèces protégées dont les effectifs sont en chute libre ! » s’énerve Franck… avant de retrouver le sourire quand un bénévole lance goguenard : « En même temps, stériliser une mobylette, ce n’est pas facile ! » 

Les pêcheurs que nous côtoyons cet après-midi sont, eux, très avides d’informations. Chez les néophytes, c’est plutôt normal, mais ceux qui ont appris en famille sont aussi curieux de la réglementation, du mode de vie du coquillage, de son écosystème. « Ça, c’est une gibbule, un “faux bigorneau”, déçoit Franck. C’est comestible, mais ce n’est pas bon, et quand vous allez le faire cuire, il va tellement se recroqueviller, que vous aurez du mal à l’attraper. Là, vous avez une bucarde de Norvège, ça se mange, mais ce n’est pas terrible. Est-ce que vous vous êtes renseigné sur la qualité sanitaire de la plage ? »

Une colonie de monodontes (Phorcus lineatus), appartenant à la famille des gibbules, est nichée entre deux rochers… À ne pas confondre avec les bigorneaux, bien meilleurs au niveau gustatif.
©Claude Guichard/Biosphoto

Devant la réponse négative, Franck reprend : « Vous avez un site Internet qui donne en temps réel la qualité sanitaire des gisements et c’est une information qu’il faut aller chercher au même titre que le coefficient de marée ou la météo avant chaque sortie de pêche. » 

Quand les missions de sensibilisation ont commencé, des baies entières étaient interdites dans les Côtes-d’Armor, alors qu’elles accueillaient pourtant des milliers de pêcheurs à pied aux grandes marées. « À partir de 2015, on a vu les baies se rouvrir et aujourd’hui plus aucune n’est interdite pour raison sanitaire. Il y a eu une prise de conscience des élus et des organismes de santé publique, qui ont identifié les sources de contamination, et consenti de gros investissements pour remettre en conformité les réseaux d’assainissement. Avant, il ne faut pas se leurrer, aucun élu n’avait envie de faire savoir que sa plage était polluée. »

Quelqu’un aurait trouvé un ormeau derrière le rocher martin…

Il peut encore y avoir des soucis, comme il y a deux ans, sur la plage des Bleuets, près de Martin Plage, quand l’effondrement d’un pan de falaise a fait exploser une canalisation d’eaux usées… Malgré un arrêté d’interdiction de pêche publié le soir même, des personnes ont été malades après avoir consommé des palourdes. 

Cette fois, un pêcheur vient nous annoncer, sur le mode confidentiel, qu’il a entendu dire que quelqu’un aurait trouvé un ormeau derrière le rocher Martin… « On a eu un signalement l’an dernier, répond Franck. La ressource semble se reconstituer et l’espèce est peut-être en train de revenir ici. Il y a eu beaucoup de contrôles et une réglementation très stricte : vingt ormeaux par personne, d’une taille de 9 centimètres ; à cet âge, ce sont déjà de supers reproducteurs. » Paradoxalement, Franck préfère l’ormeau d’élevage, plus tendre, car commercialisé plus jeune, à 5 centimètres. À cette saison, en revanche, certains coquillages ne sont pas assez charnus : les moules, même de belle taille, ont peu de chair. On les appelle « les crottes de nez »… ce qui ne donne pas spécialement faim. 

Soudain, comme s’ils répondaient à un appel mystérieux, les pêcheurs processionnent tous d’un même pas vers le haut de la plage. Il est 15 h 30. Fin de partie. La mer reprend ses droits sur l’estran avec une force de persuasion, silencieuse et rampante, que personne ne songe à lui contester. En cheminant vers la « sortie », nous tombons sur une magnifique baudroie bien ventrue, mais échouée, servie sur un plateau de sable ! « Vu son état, elle est morte avant la marée et elle va faire le bonheur des goélands et des crabes. » Franck s’accroupit pour montrer le filament pêcheur qui, telle une licorne, pointe sur sa tête : cette arme fine qui dépasse du sable quand elle y est enfouie lui sert à attirer ses proies. Lui servait, donc.

Les pêcheurs marchent le long de la plage, les pieds dans l’eau, à la recherche des précieuses coquilles Saint-Jacques. Ils ont droit d’en prélever trente par personne, pas une de plus…
©Marc Rapillard

Les nouveaux bénévoles sont unanimement ravis de l’accueil qu’ils ont reçu et déjà prêts à repartir sur une nouvelle opération. « Quand on a commencé, on nous disait : “Vous allez vous faire envoyer paître, vous n’êtes pas assez nombreux face aux milliers de pêcheurs qui ne sont pas fédérés”… Ça a pris du temps, mais ça fonctionne et ça montre qu’on peut faire des choses avec une approche scientifique, pédagogique et citoyenne. » En 2021, soixante-quinze bénévoles ont distribué mille trois cents réglettes sur vingt-cinq grandes marées de sensibilisation dans les Côtes-d’Armor : ce sont les petites victoires des médiateurs de l’estran, leur part du colibri… ou de la palourde.

ENCADRÉS

Qui sont les pêcheurs à pied ?

Le pêcheur à pied récréatif – par opposition au pêcheur à pied professionnel – est une « personne présente à marée basse sur l’estran qui prélève coquillages, poissons, algues ou crustacés pour sa consommation personnelle ou celle de ses proches, sans intention de revente. […] Sont exclus les pêcheurs à la canne du bord (leurre manié, surfcasting) et les pêcheurs posant à pied des engins dormants sur l’estran (lignes de fond, filets fixes, casiers). Les pêcheurs d’appâts et les ramasseurs d’algues sont, par contre, considérés comme des pêcheurs à pied. » 

Les enquêtes menées par VivArmor Nature depuis des années dans les Côtes-d’Armor font apparaître des tendances fortes. En ce qui concerne l’âge, par exemple, plus de 60 pour cent des pêcheurs à pied ont plus de cinquante ans. Les adolescents et les jeunes adultes sont assez peu nombreux et les enfants de moins de quinze ans, qui accompagnent leurs parents ou grands-parents, fournissent environ 10 pour cent des effectifs.

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Toujours dans les Côtes-d’Armor, cette activité attire aussi bien les hommes (56 pour cent) que les femmes (44 pour cent) ; à titre de comparaison, en France, les femmes ne sont que 18 pour cent à pratiquer une pêche de plaisance. Pourtant, traditionnellement, ce sont les femmes qui pêchaient à pied (notamment les coques en baie de Saint-Brieuc) pour améliorer l’ordinaire. Les enquêtes révèlent également que le temps de pêche moyen en 2021 était de 93 minutes pour un panier d’un kilo. 

Moins d’une personne sur cinq s’adonne à la pêche à pied en solitaire, les autres le faisant en famille ou entre amis. Les adeptes sont du genre routinier : plus de la moitié d’entre eux fréquente un ou deux sites dans l’année depuis plus de trente ans en moyenne, et 76 pour cent résident à proximité de leur lieu de pêche habituel. Ceux qui n’habitent pas la région viennent pour 43 pour cent du grand Ouest et pour 19 pour cent de l’Île-de-France ; les étrangers ne sont qu’une infime minorité – 0,6 pour cent. 

À noter enfin que cette activité n’est pas fédérée et que très peu de pratiquants adhèrent à une association de plaisanciers.

Le réseau Littorea

Initié en 2008, le réseau Littorea s’est fixé trois objectifs : échanger des informations pour améliorer la connaissance, bénéficier de formations et d’outils, et agir concrètement sur le terrain. Cet observatoire des pratiques de la pêche à pied de loisir s’étend sur tout le littoral, de Zuydcoote à Hendaye, avec deux stations en Méditerranée (Arles et Berre-l’Étang). Son site Internet est un centre de ressources sur tous les aspects de la pêche à pied (réglementation, espèces, habitats, etc.). On y explique l’importance de remettre les pierres retournées à leur place – chacune peut abriter 80 espèces différentes – ou pourquoi certaines espèces sont temporairement interdites à la pêche. On peut s’inscrire pour être informé de l’actualité  
sur sa région, ce qui permet de recevoir les notifications d’ouverture et de fermeture des gisements, ainsi que leur mise à jour. On peut aussi poser  
des questions à des experts.

VivArmor Nature

Le Groupe d’étude et de protection de la nature en baie de Saint-Brieuc (gepn) est créé en 1974 par des professeurs de biologie et des naturalistes pour tenter de sauver le site. À l’époque, la baie accueille en effet une décharge à ciel ouvert sur la grève des courses, des adeptes de moto-cross sur ses dunes et voit planer au-dessus de l’anse d’Yffiniac un projet de poldérisation pour bâtir un aéroport… Leur combat sera long, mais victorieux, puisque la baie est classée réserve naturelle en 1998. Devenu VivArmor Nature en 2000, l’association est co-gestionnaire de la réserve et mobilise autour de ses dix salariés environ deux cent cinquante bénévoles tout au long de l’année pour assurer des actions sur tout le département.

Un enfant de la baie

Franck Delisle s’est intéressé tout petit à la nature, qu’il côtoyait à la campagne et dans les documentaires du commandant Cousteau ou les reportages d’Ushuaïa Nature. Natif de la baie de Saint-Brieuc, fan des animations de la Maison de la baie, il fait des études de biologie marine, qu’il termine par un Master 2 à Montpellier. En 2004, il fait son stage de fin d’étude à Saint-Brieuc, auprès de l’association VivArmor Nature, sur la gestion durable de la pêche à pied de loisir. En 2007, il y est embauché en tant que chargé d’étude biodiversité, puis participe à la structuration d’un réseau national sur la thématique de la pêche à pied de loisir, le réseau Littorea, qu’il co-anime aujourd’hui. Depuis 2020, il est directeur de VivArmor Nature, la plus importante association de protection de l’environnement des Côtes-d’Armor, qui compte plus d’un millier d’adhérents. 

« Je pratiquais l’apnée quand j’étais jeune pour pêcher l’araignée au printemps, la coquille Saint-Jacques l’hiver. Je pêchais à pied les moules, les coques, comme presque tous les gamins du coin, avec des copains. Je n’avais pas idée quand j’ai fait mes études de travailler sur ce sujet, mais dès mes premières enquêtes j’ai vu que ça serait utile car les gens ne connaissaient rien en matière de préservation de la ressource. Quand on voit les pics de fréquentation de l’estran lors des grandes marées, on se dit que ça a forcément des conséquences sur le milieu et on peut même parfois ressentir une sensation de pillage. D’où l’idée d’instaurer ces actions de sensibilisation, au plus près des pêcheurs à pied, avec une approche pédagogique. » Explorant l’estran pour son travail ou pour son plaisir avec ses deux enfants, l’écologue de quarante-trois ans n’hésite pas à se frotter aux plus récalcitrants : « Il faut être en forme, il y a des jours où on est fatigué, où on n’a pas envie… mais quand celui qui a commencé par vous insulter vous serre la main en vous remerciant avec un grand sourire au bout de 10 minutes d’échange, c’est top ! » 

Aspect sanitaire des gisements

Les coquillages qui filtrent l’eau de mer pour se nourrir et s’oxygéner concentrent les toxines et les contaminants en quantité importante. Il est donc essentiel de s’informer de l’état sanitaire de son lieu de pêche pour éviter de tomber malade après avoir consommé ses fruits de mer. Cette information est accessible sur le site Pêche à pied responsable qui affiche une carte interactive, actualisée en permanence, de toutes les plages susceptibles d’accueillir des pêcheurs à pied en Bretagne. L’Agence régionale de santé (ars) Bretagne et l’Ifremer évaluent la qualité sanitaire de ces sites et surveillent notamment la présence de la bactérie Escherichia coli.

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Les arrêtés de fermeture temporaire sont parfois préventifs, par exemple quand de gros orages sont annoncés, le lessivage des sols pouvant entraîner une contamination des eaux de ruissellement qui se retrouvent sur la plage. Ils concernent soit des risques de contamination par des bactéries, soit par des phycotoxines (biotoxines du plancton). 

Les coquillages fouisseurs (coques, palourdes, praires…) sont plus sujets à risque que les non fouisseurs (huîtres, moules…), en raison de leur immersion dans les sédiments et de leur tube digestif plus long, qui concentre plus longtemps les contaminants. Une cuisson au-delà de 60 degrés permet d’éliminer certaines bactéries, mais pas toutes, et pas du tout les biotoxines du phytoplancton. 

Attention, ça peut coûter très cher…

Les tailles minimales de capture sont fixées au niveau européen par une directive du 30 mars 1998, et au niveau national par un arrêté ministériel du 26 octobre 2012. Celui-ci détermine la taille ou le poids minimal pour chaque espèce et par secteur géographique. 

En cas de non-respect de la réglementation en pêche de loisir, les amendes peuvent être très lourdes : les plaisanciers qui vendent leur pêche, ne respectent pas les mesures de limitation de captures, pêchent des oursins pendant une période interdite, détiennent ou utilisent des engins de pêche supérieurs à ceux autorisés… risquent d’écoper de 22 500 € d’amende. 

Ceux qui pratiquent la pêche sous-marine avec un foyer lumineux, dans une zone ou une période interdite, avec un équipement respiratoire ou sans signaler leur présence au moyen d’une bouée… s’exposent, eux, à des amendes de 1 500 €.