
Texte de Virginie de Rocquigny, photos de Nedjma Berder – Gwenaelle Glotin, Chrystelle Bernard et Inès Garcia forment l’équipage professionnel de la gabare Notre-Dame de Rumengol. Trois femmes marins, joyeuses et complices, qui s’attachent à faire vivre sur cette coque de bois les valeurs qui les animent. Portrait de l’équipage de la Rum’ lors d’un convoyage entre le golfe du Morbihan et Brest.
Qu’elle paraît sage et mélancolique cette Notre-Dame de Rumengol aux paupières tombantes, engoncée dans sa niche en bois bleu. Depuis 1946, la statuette veille à travers une vitre embuée par le sel dans la gabare du même nom. La femme de l’armateur l’avait choisie à la veille du premier voyage jusqu’en Méditerranée, où les cales de Notre-Dame de Rumengol ont un temps servi à transporter du vin algérien. Depuis, le voilier de travail de 22 mètres sauvé par l’association An Test en 1981 a changé de vocation. Il fait désormais découvrir la navigation traditionnelle en rade de Brest, autour de l’archipel des Glénan et jusqu’aux îles Scilly. La Vierge, elle, demeure suspendue dans la passerelle, sa robe à peine maculée de quelques éclats blancs.
Des instants de grâce à bord…
Peut-être esquisse-t-elle un sourire sous sa couronne en voyant Inès Garcia, la capitaine, Chrystelle Bernard et Gwenaelle Glotin, les deux matelotes, se faufiler devant elle, comme au fil des quarts de notre première nuit de convoyage vers Brest. à coup d’échanges, de regards, de confiance et de musique, ces trois marins cultivent l’harmonie et la gaieté. La gabare ballotte à 2 nœuds mais après tout, rien ne presse. Inès sait créer des instants de grâce à bord du bateau qu’elle patronne depuis quatre ans. Après une nuit et une journée le vent dans le nez, elle a coupé le moteur avant de faire escale au port de Sainte-évette. La lumière du soir caresse les voiles rouges et au pied du mât, Inès enfile son accordéon, acheté en Espagne lors d’une escale devenue un confinement, et entonne un air du Portugal : « Canta, canta, amigo, canta, Vem cantar a nossa canção, Tu, sozinho, não és nada Juntos temos o mundo na mão… (« Chante, chante, ami, chante, viens chanter notre chanson, toi seul tu n’es rien, ensemble, nous tenons le monde entre nos mains. » Refrain de Canta, amigo, canta, une chanson d’António Macedo). Du pays natal de sa mère, elle a hérité d’un riche répertoire de chansons populaires qui font partie du quotidien à bord. Chrystelle grimpe sur la cale pour reprendre le refrain. Gwen veille en passerelle avec un passager venu de Paris, qui réalise un vieux rêve en tenant la barre d’un voilier traditionnel. Dans la cuisine, un court-bouillon se prépare pour l’aiguillette pêchée un peu plus tôt.

Les marins sortent de quinze jours à un rythme effréné : aux travaux et préparatifs de début de saison a succédé la Semaine du Golfe du Morbihan, qu’elles ont terminée la veille en tête de la grande parade. Affrétée trois jours par une entreprise, Notre-Dame de Rumengol a accueilli des passagers, dont certains se montraient plus captivés par le cocktail que par le gréement de dundée de ce navire construit en 1945 par les chantiers Kerau-dren à Camaret-sur-Mer. Il y a eu quelques nuits trop courtes, des fêtes dont elles se souviendront, retrouvailles saisonnières et attendues avec les autres équipages. Bien qu’elle ait les épaules en vrac d’avoir manœuvré sans relâche, Inès y a pris beaucoup de plaisir. à 36 ans, boucles brunes et regard franc derrière ses lunettes rondes, elle dégage une confiance tranquille, imperturbable : « Je connais le bateau, confie-t-elle. Même s’il y a toujours des situations complexes, de l’urgence, je sais comment il va réagir, j’ai les clés. C’est agréable d’avoir atteint ce stade où je suis vraiment sereine. » Cette assurance décontractée, elle la doit à son tempérament mais aussi à ses deux coéquipières. Gwen et Inès travaillent ensemble depuis quatre ans, Chrystelle depuis le printemps 2024. Chacune de leur côté, et sans se concerter, elles répètent qu’elles sont complémentaires, qu’il s’agisse de compétences maritimes, sociales ou culinaires.
Dans la passerelle, où elle carbure au café noir, Gwen se définit elle-même comme la grande gueule, celle qui parle un peu plus fort, se couche un peu plus tard. C’est aussi la plus attachée à ce bateau. Même quand son contrat saisonnier est terminé, elle ne coupe pas le cordon. L’hiver, quand elle affronte des « problèmes de terrien », Gwen, qui vit autour de Port-Launay dans son camion, vient bricoler à bord, sur les quais de l’Hôpital-Camfrout, au fond de la rade de Brest. Ça ne résout jamais tout, mais elle se sent mieux. Au jeu du portrait chinois, si elle était un navire, Gwen, 41 ans, s’imagine d’ailleurs en Notre-Dame de Rumengol : « Une grosse gabare rustique un peu balourde mais puissante. Un voilier de travail et de fête. La Rum’, c’est vraiment un truc très fort pour moi. »
« Inès, c’est une planète ! »
Passée par le Rara-Avis de l’association des Amis de Jeudi-Dimanche (AJD), à un moment de sa vie « un peu bancal », Gwen s’est ensuite formée à la navigation aux Glénans, puis à la mécanique. Après un festival itinérant à la voile, elle a embarqué comme gabière sur L’Hermione. Quand elle évoque ce souvenir, on dirait que son sourire déjà immense grandit encore. Elle passe ensuite son diplôme de matelot. En mer, elle a trouvé un espace-temps et des défis humains et techniques qui l’intéressent plus que tout le reste.

L’hiver, Gwen passe un paquet d’heures les mains dans le moteur Diesel, un Baudouin DK6, avec un ami orfèvre de ces machines, Killian. De la mécanique pure, presque une pièce de musée. L’hiver dernier, ils en ont sauvé deux comme lui de la ferraille. À cela s’ajoutent les chantiers menés chaque année par les adhérents de l’association pendant l’hivernage. On lui a déjà reproché à terre son amour envahissant pour cette coque noire et bleue. C’est à prendre ou à laisser. « Je sais que je lui ferai des infidélités parce que j’ai envie d’aller voir d’autres types de gréements, d’autres zones de navigation, mais j’y reviendrai toujours. »
Perchée sur la passerelle pour prendre des photos, Inès grimace par la fenêtre. « Si tout se passe aussi bien sur ce bateau, c’est aussi parce que la capitaine est un clown, se marre Gwen. Inès, c’est une planète ! » Un astre qu’on imagine rempli de plantes sauvages, d’airs du Brésil, du Cap-Vert et du Portugal, et d’un rire qui caracole. Tout a pourtant commencé le plus sérieusement du monde dans une école de commerce brestoise. C’est en troisième année, après un stage en entreprise désastreux, qu’Inès a décrété : « ça va pas le faire. » Un mois après avoir obtenu son diplôme, elle part traverser l’Atlantique en bateau-stop, enchaîne comme équipière sur un petit classique pour une saison de régates et découvre que marin, c’est un métier. Sans plus attendre, elle passe son capitaine 200 voile.

Si elle aime les bateaux en bois, « plus vivants, plus doux à la navigation », elle se met avant tout en quête de projets maritimes qui ont du sens. « Le charter, être au service de gens qui sont très vite insatisfaits, c’est pas pour moi. » Inès embarque trois ans sur les voiliers d’une fondation qui accueille des mineurs placés par la justice. Elle expérimente la fonction de capitaine pour une association d’étude de la faune marine, puis à bord du caboteur Albarquel, qui propose des navigations à des structures sociales marseillaises, « ce qui m’a surtout poussée à m’interroger sur la position de capitaine ».
Cette alchimie nécessaire dans un équipage, les passagers d’un jour doivent, à leur échelle, s’en inspirer
À la passerelle de Notre-Dame de Rumengol, elle ne se voit pas comme donneuse d’ordres et laisse volontiers la barre, même dans des situations complexes comme lors de la Semaine du Golfe. La force de ce trio, c’est aussi de s’ajuster en permanence : après une saison où elles ont préparé les navigations ensemble, elles ont décidé qu’Inès prendrait davantage en charge ce volet-là cette année. « Au-delà de nos rôles, on a échangé sur les besoins de chacune et on a réajusté », précise Inès, qui se surprend à être plus carrée, et à aimer ça. Cette alchimie nécessaire dans un équipage, les passagers d’un jour doivent, à leur échelle, s’en inspirer. Inès aime observer comment les gens apprennent à se connaître et à collaborer en tirant sur les drisses. « Même des personnes très différentes parviennent à s’accorder, observe-t-elle. J’aime ce que ça raconte sur notre capacité à vivre ensemble quand on a un objectif commun. » Six à huit adultes doivent unir leur force pour hisser les 200 mètres carrés de voile de la gabare. Quand les enfants des écoles de Brest embarquent à la journée, au mois de juin, il faut en placer dix de chaque côté.

Pour l’équipage, le bateau est un outil au service de la vie en groupe et de l’attention aux autres. Elles sont toutes les trois passées par l’association créée par le père Jaouen, qui en avait fait sa recette. « Dans le monde d’aujourd’hui, il y a moins d’interdépendance entre les gens. Sur un bateau comme Rumengol, il n’y a pas le choix », constate Chrystelle. Sur le pont, le rôle des trois marins consiste à guider la manœuvre mais aussi à s’assurer que tout le monde puisse y participer, en allant chercher celles et ceux qui n’oseraient pas forcément.
À l’arrière, les filles ont leur jardin
Pour ce convoyage, l’équipage a appelé en renfort quelques copains et adhérents de l’association. Ben, un ami charpentier, embarque à Sainte-Évette, avec sa contrebasse plus grosse que lui sur l’annexe. Il a entraîné son colocataire, Tahir, un Tchadien installé à Douarnenez, qui n’a jamais mis un pied sur un bateau à voile.
La découverte de la cale impressionne toujours les nouveaux-venus : on s’y sent comme dans le ventre d’une baleine, dont le squelette, la nuit, craque de toutes parts. On y tient à onze passagers, dans des bannettes alignées tout le long de la coque, tout près de la cuisine, où l’on trouve des légumes du coin et des infusions en abondance. L’équipage dort sous la passerelle, dans un antre aussi sombre qu’étroit. Heureusement que des rideaux colorés, une bougie et quelques gris-gris l’égayent.
À l’arrière, les filles ont leur jardin : plusieurs plants de tomates cerises, devenus denses comme des buissons pour tenter de résister aux embruns, un pied de menthe qui prospère dans le trou d’un casier de pêche, de la lavande et des blettes. « Pour moi, c’est du quatre étoiles, commente Gwen, mais je sais que pour plein de gens, c’est rustique parce que c’est un dortoir. L’avantage, c’est que ça fait le tri dans les passagers qui embarquent avec nous. »

L’équipage entretient des liens solides avec le bureau de l’association An Test, propriétaire du bateau (lire p. 35), qui accueille volontiers leurs initiatives. Lorsque Notre-Dame de Rumengol est à Brest, quai Malbert, les marins programment des concerts ou des spectacles, la vaste cale s’y prêtant bien. C’est aussi une manière d’ouvrir gratuitement le bateau. Il y a eu des conteurs, un quatuor de chant lyrique, un orchestre en tournée à vélo, de la musique expérimentale… En juillet a eu lieu un « café mortel », initiative de Camille Lapouge, qui a lancé une association funéraire maritime, Anaon, pour l’organisation de funérailles en mer, à bord de bateaux du patrimoine. L’équipage souhaite aussi embarquer davantage de structures sociales pour des séjours de plus d’une journée. En tandem avec le bureau d’An Test, les marins font jouer leur réseau pour imaginer des projets. Les résidentes d’un foyer de mères isolées ont navigué à bord en 2024. Cette année, c’est au tour d’un foyer de l’Aide sociale à l’enfance.
Sur le quai de Sainte-Évette, six palettes attendent d’être chargées dans les cales de la gabare. La Penn ar Bed, compagnie qui dessert les îles du Ponant, expérimente le temps d’un trajet du fret à la voile vers l’île de Sein. La grande table en bois a été poussée et les panneaux de cale sont ouverts pour faire de la place. Quelques adhérents, deux élus et du personnel de la compagnie maritime embarquent pour la traversée. Du pont à la cuisine, Chrystelle ne s’arrête jamais. Elle parvient discrètement à garder un œil sur tout le monde, interpelle les indécis qui ne savent pas où se positionner pendant les manœuvres, apporte des vêtements supplémentaires et des bouteilles d’eau aux malades. « On tient à ce que les gens se sentent bien, trouvent leur place, insiste-t-elle. On essaie de construire un espace où il y a des possibles pour tout le monde. »
Des voiliers traditionnels à la Brittany Ferries
Alors que l’île de Sein se profile à l’horizon, un petit oiseau marin survole les vagues à quelques mètres. Puffin ou océanite tempête ? Chrystelle attire l’œil des passagers, sort un guide ornithologique. « L’observation, l’attention à la faune et la flore, c’est quelque chose que je tiens à transmettre. L’année dernière, au large de Lesconil, on a vu du zooplancton. On s’est arrêté, on a pris le temps de regarder, de se poser des questions ensemble. Ça fait partie des choses que permet la vie en mer. »

Formée en psychologie puis en économie sociale et solidaire, Chrystelle a passé son certificat de matelot pont à 30 ans après une transatlantique. Devenue matelote, elle a participé à l’aventure sociale et militante du caboteur Albarquel, a embarqué sur différents voiliers traditionnels mais aussi à la Brittany Ferries. Dès 2020, elle a postulé pour Notre-Dame de Rumengol, attirée par ce bateau dont l’histoire s’ancre dans la rade de Brest, où elle est installée. Elle attendra quelques années pour qu’une place se libère. À terre, elle multiplie les expériences. La saisonnalité des contrats de marin pour les associations oblige à une vie frugale et inventive. L’hiver dernier, elle a cueilli des olives, accompagné un séjour d’adultes autistes et participé au recensement dans sa commune. Installée sur un terrain collectif, Chrystelle plante aussi des fruitiers dans un verger. « J’ai toujours beaucoup de doutes dans la vie mais planter des arbres, ça au moins, je suis sûre que c’est utile. »
« Je crois qu’on s’apprend toutes les trois des choses. »
Dernière arrivée, décrite par ses collègues comme la plus méticuleuse, elle apprécie la transmission à l’œuvre dans l’équipage. « C’est la première fois que je travaille uniquement avec des femmes. Je me mets moins la pression pour faire les choses vite, je n’ai pas l’impression de devoir prouver que je suis compétente. Je ne dis pas du tout que la non-mixité est une solution, mais pour moi, ça a changé quelque chose. C’est reposant. » Il n’est pas rare que leur trio féminin attire les commentaires. On leur souffle des remarques admiratives, qui les mettent parfois mal à l’aise. « Sur le Marité, où j’ai navigué une saison, on grimpait dans les mâts et les gens trouvaient ça incroyable de voir des femmes là-haut, se souvient Chrystelle. Je ne pouvais pas m’empêcher de leur dire que les couvreurs montaient bien plus haut tous les jours, sans personne pour les regarder, alors qu’ils font un boulot plus utile que nous ! On arrive à une époque où il y a beaucoup de femmes marins : on n’a pas ouvert les portes, d’autres l’ont fait avant nous. »

L’arrivée sur l’île de Sein de la gabare a déplacé une petite foule sur le quai. Les filles saluent quelques visages connus. Partout en mer d’Iroise, la silhouette de Rumengol attire comme un aimant celles et ceux qui l’ont connue transportant des oignons, du sel ou du sable. Sans jamais se lasser, l’équipage glane souvenirs, archives, photos et anecdotes. « Les anciens nous reprennent : “On ne dit pas affaler la voile, on dit amener !”, et j’adore cet aspect-là : faire partie d’une histoire, s’enthousiasme Gwen. J’aime savoir comment les gens s’exprimaient, découvrir des techniques. Dans les milieux que je fréquente, la tradition est souvent associée à un côté négatif. Je ne vois pas les choses comme ça, même si je suis contente de vivre à une époque où une femme peut naviguer sans qu’on dise que ça porte la poisse. »
Il est 19 heures quand la gabare fait route vers Brest, enfin au portant. La nuit sera courte. Ce soir, l’équipage n’aura pas le temps d’échanger sur la journée, une routine qu’elles ont instaurée cette année, pour désamorcer les incompréhensions et veiller les unes sur les autres. Même Inès, qui avoue ne pas avoir le sens de la communication dans la peau, a pris le pli : « Je crois qu’on s’apprend toutes les trois des choses, résume-t-elle. Et c’est un cadeau. » ◼