par Vincent Varron - Plusieurs sinagos rappellent la mémoire des chaloupes de pêche de Séné. D’abord Les Trois Frères, dernier survivant du type. Ensuite les reconstitutions, comme Jean et Jeanne, Crialeïs, Mab er Guip ou Ma Préférée. Enfin les unités de plaisance, parmi lesquelles Joli Vent récemment restauré, dont la mise à l’eau sera l’un des événements majeurs de la Semaine du golfe. L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie. En ce dimanche de printemps, les sinagos se sont donné rendez-vous à Port-Anna, un havre de pêcheurs du golfe du Morbihan. Afin de rallier le Logeo où se déroule la Fête du carénage, l’appareillage a été prévu dès 7h30 pour profiter du jusant. Sur la cale encore humide de la nuit, l’ambiance est à la bonne humeur. Pascal Février, le président des Amis du sinagot, une association forte de six cents membres, coordonne les départs. Les équipages des Trois Frères et de Ma Préférée embarquent sur son canot de pêche pour le service de rade. Quelques unités font déjà voile au loin, leur coque noire filant sur fond de bruyères, cap au Sud. Le Logeo est atteint au terme d’une courte navigation. À quelques mètres de la cale,  Crialeïs, ceinturé de son liston bleu roi et Notre-Dame de Béquerel, le forban du Bono (CM 177) viennent de rejoindre Les Trois Frères au liston bleu clair et Ma Préférée à la préceinte jaune. Il ne manque que le Jean et Jeanne et Mab er Guip pour compléter la photo de famille de ces bateaux de travail qui tend à rappeler quelque carte postale ancienne. Tout le monde jubile de pouvoir admirer cette flottille. Des fêtes comme celle d’aujourd’hui, organisée par Les Vieilles Voiles de Rhuys, entretiennent le dynamisme associatif. Et les rendez-vous de ce type sont nombreux : la Semaine du golfe une fois tous les deux ans, la Fête des deux cales de Montsarrac et Saint-Armel en mai, la Fête du moulin du Berno sur l’île d’Arz en juillet, le Festival du chant de marin à Port-Anna en août… Sans oublier quelques manifestations plus lointaines comme les Fêtes de la mer en août à Pénerf, les Régates du bois de la Chaise à Noirmoutier, les fêtes maritimes de Brest ou Douarnenez … Sinago les voiles rouges du golfe Mon Idée en 1946, alors que le voilier est encore dans sa configuration de travail.

En 1943, le chantier Querrien met sur cale le dernier sinago de travail

Au début du XVIIIe siècle, l’activité économique de la presqu’île de Séné se cantonne à de petites exploitations agricoles vivrières. L’essor démographique limitant bientôt les possibilités d’expansion des terres cultivables, les familles se tournent vers la mer pour pratiquer la petite pêche. D’abord complémentaire du travail de la terre, cette activité devient rapidement un métier à part entière. Fin 1854, l’Inscription maritime répertorie quatre-vingt-six unités. D’abord désignés comme “bateaux de Séné”, ces voiliers deviennent bientôt “chaloupes de Séné”, avant finalement d’être baptisés “sinagos”, reprenant ainsi le terme désignant les habitants de la presqu’île. D’année en année, le déplacement des embarcations augmente. Dans le même temps, leur gréement s’uniformise, avec deux voiles rectangulaires, dotées de vergues légères et flexibles, amurées dans l’axe, à tribord de son mât pour le taillevent et à bâbord pour la misaine. Les chantiers Martin, installés à Kerdavid en Séné, et les chantiers de Vannes répondent aux commandes des pêcheurs. Pointus aux extrémités et plutôt larges au maître bau, les sinagos se caractérisent également par leurs voiles ocre et leur coque noire. Ils sont utilisés pour pêcher la crevette au chalut à perche, les huîtres à la drague, les poissons à la senne ou au filet… Et les fraudes ne sont pas rares, les pêcheurs de cette communauté ayant régulièrement maille à partir avec les forces de l’ordre ! Quand les ressources de la Petite Mer s’amenuisent, dès la fin du XIXe siècle, alors que l’on dénombre cent cinquante sinagos, les pêcheurs sont contraints d’adopter des embarcations aux qualités marines augmentées afin de gagner des zones de pêche plus éloignées. Le tirant d’eau, la longueur et la largeur des sinagos sont revus à la hausse, tandis que les carènes deviennent plus porteuses. Au début du XXe siècle, le sinago “standard” mesure dans les 9 mètres de long. Ses voiles sont plus apiquées que sur les unités antérieures. En outre, les bateaux armés au chalut à perche et à la senne ont adopté un foc amuré sur bout-dehors. Moins de dix ans plus tard, le chantier Querrien du Bono modifie encore le type: le franc-bord augmente, l’étambot prend davantage de quête, les extrémités s’affinent et le bouchain est plus prononcé. Le chantier Querrien, père et fils, est l’un des grands constructeurs de la première moitié du XXe siècle. En 1943, il met sur cale le dernier sinago conçu pour la pêche professionnelle, Les Trois Frères. C’est le troisième bateau de Patern Le Franc, un pêcheur de Moustérian. Cette unité de 10 mètres de long pour 3,32 mètres de large et 1,48 mètre de creux, est mise à l’eau le 13 janvier 1944. Elle a coûté 35000 francs. Comme beaucoup de marins du golfe, Patern se plaît aussi à régater, et son sinago n’est pas le moins rapide. Depuis 1854, où la Société des régates de Vannes a organisé la première course de bateaux de travail, de telles joutes se sont multipliées aux quatre coins de la Petite Mer (CM 124). Ces jours de fête, la population des communes alentour se masse sur les pointes et les cales, ou prend la mer pour apprécier le spectacle des sinagos croisant l’étrave comme bretteurs le fer. Cet engouement va se tarir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que la voile au travail vit ses derniers jours. En 1951, une “régate des estivants” est organisée. Désormais, ce sont les touristes, de plus en plus nombreux dans le golfe, et les plaisanciers qui embarquent pour les courses. Les Trois Frères est désarmé l’année suivante suite à la maladie de son propriétaire. Modernisation, motorisation et recherche de profits sonnent le glas de la communauté des pêcheurs sinagos. La plupart des unités de pêche sont abandonnées sur les vasières.

Plusieurs sinagos connaissent une seconde vie en naviguant à la plaisance

Certains sinagos échappent toutefois à l’abandon, pour avoir séduit des plaisanciers amateurs de bateaux traditionnels. C’est ainsi que Patern Le Franc vend son bateau à MM. Kerfriden et Courtel, respectivement dentiste et garagiste à Vannes. En août 1961, après plusieurs autres propriétaires, Les Trois Frères passe aux mains de Paul Le Gall, journaliste au Parisien libéré. Ce dernier le dote d’une superstructure et d’un moteur Mercedes de 7 chevaux. Cinq ans plus tard, M. Crouzet, un ingénieur parisien, l’acquiert à son tour. Il le rebaptise Solveig et le modifie radicalement : rehaussement du franc-bord d’une virure, ajout d’une nouvelle superstructure, installation d’un gréement de sloup houari puis de cotre à corne… Solveig navigue ainsi quelques années aux beaux jours, avant d’être délaissé dans le port de Vannes. À la même époque, d’autres sinagos passent eux aussi de main en main, comme Fleur de Mai, Vainqueur des Jaloux, Vers le Destin, Jouet des Flots… La plupart sont défigurés par des transformations souvent inélégantes, mais leurs propriétaires ont au moins le mérite de les maintenir à flot. Dans les années soixante-dix, certains sinagos entreprennent même des périples hauturiers que les pêcheurs de Séné n’auraient sans doute pas osé imaginer. Soyons Amis traverse l’Atlantique puis emprunte le canal de Panamá avant de faire naufrage sur un atoll de Nouméa. Fri-Du, ex-André et Ninie, sillonne les eaux méditerranéennes avant de gagner le Sénégal puis les Antilles, où il navigue six années durant au charter. On raconte qu’après être rentré en France, il serait reparti avec un nouveau propriétaire vers les côtes brésiliennes. En 1958, Georges Rideau, encadrant des Éclaireurs de France, convainc son mouvement de racheter Ma Préférée, un sinago lancé en 1933 chez Querrien pour Pierre Le Doriol. À celui-ci vient se joindre, trois ans plus tard, l’Aventure, autre sinago construit chez Querrien, en 1935. Les Éclaireurs délaissent ce dernier en 1964, suite à d’importantes avaries occasionnées par une vedette à passagers qui l’a abordé alors qu’il était au mouillage. Tandis que ces anciens voiliers de travail se convertissent à la croisière, quelques rares sinagos sont également mis sur cale spécifiquement pour la plaisance. Dans les années cinquante, le chantier Orjubin de La Trinité-sur-Mer construit ainsi Beroë (lire encadré page 33) et Belle Hortense. En 1955, le charpentier Armand Thomas établit un devis de 45000 francs pour donner vie à Joli Vent. Son client, M. Peyratout, est à la recherche d’un voilier pour naviguer en famille. Celui-ci mesurera 12,10 mètres de long pour 3,50 mètres de large et 1,55 mètre de tirant d’eau; il déplacera 10 tonnes. Pour mieux répondre à sa vocation plaisancière, Joli Vent sera gréé en cotre et doté d’un rouf. Lancé en 1958, ce bateau est mouillé à Paris trois ans plus tard. Il va y rester une petite dizaine d’années, durant lesquelles son propriétaire lui ajoute une tonne de lest, modifie son safran, agrandit son rouf et le grée en goélette. Joli Vent est ensuite basé à Rouen, avant qu’on ne le retrouve à Vannes, en 1977. M. Peyratout envisage de cingler vers le Canada, avant de renoncer à ce projet et de revendre son bateau. Rebaptisé Stenurus, le sinago de plaisance fait alors le tour de la péninsule Ibérique pour gagner Port-Camargue, où il reste trois ans. En 1980, désormais gréé en ketch avec un rouf de moindre hauteur, il passe aux mains de quatre jeunes qui naviguent deux années en Méditerranée avant de céder leur bateau. Les emménagements sont refaits et Joli Vent, qui a retrouvé son nom de baptême, arrive à Lyon en 1984. Il reprend bientôt la mer et navigue le long des côtes espagnoles jusqu’en 1986. Dix ans plus tard, on le retrouve au Crouesty sur un terre-plein. Le sinago, désormais baptisé Vent de Plume, reste trois années en vente, jusqu’au jour où M. Lucas s’en porte acquéreur dans l’intention de le remettre dans l’état de son neuvage.

Les Amis du sinagot sauvent la mémoire de la flottille et restaurent Les Trois Frères

 L’association Les Amis du sinagot est créée en 1969 à l’initiative de M. Jourdain. Le but des fondateurs est de sauvegarder les derniers sinagos et de collecter les documents témoignant de leur histoire. En 1972, ils rachètent à un plaisancier parisien la Belle Hortense – à ne pas confondre avec son homonyme construit pour la plaisance chez Orjubin , un sinago lancé en 1933 au Bono sous le nom de Vainqueur des Jaloux pour le pêcheur Marcel Le Ridan. L’association lui redonne son nom, ses emménagements et son gréement d’origine. Les Amis du sinagot deviennent également propriétaires de Mon Idée, Jouet des Flots et Askel Ruz, mais seul le “Vainqueur” navigue régulièrement dans le golfe, jusqu’en 1981. Sa coque est alors trop fatiguée pour que l’association puisse continuer à l’entretenir. Loin de baisser les bras, elle fait l’acquisition, en 1983, de Solveig, ex-Les Trois Frères, le dernier sinago de travail encore à flot. En 1976, cette unité mouillée dans le port de Vannes avait été achetée par Jean-Yves Rio, un architecte membre de l’association. Ce dernier avait confié au chantier Michelet de Conleau les travaux les plus urgents, consistant à renforcer la structure et le bordé. Jean-Yves Rio souhaitait également supprimer le rouf et redonner à son bateau son gréement d’origine. Projet auquel il renoncera finalement devant l’ampleur du chantier. Vendu 8000 francs aux Amis du sinagot, Solveig retrouve son nom d’origine. N’ayant pas les moyens de financer la restauration, l’association s’adresse aussitôt à la DRAC Bretagne (Direction régionale des affaires culturelles) pour faire classer son bateau au titre des Monuments historiques. Un an plus tard, en janvier 1985, le classement est accepté, ce qui débloque les aides financières de l’État, de la Région et des Monuments historiques. Les Trois Frères est confié dès le mois de mai au chantier Michelet pour le remplacement du bordé et des membrures. Il est remis à l’eau en septembre 1986 au terme d’un peu plus d’un an de travaux. Dès lors, les membres de l’association n’auront de cesse de le faire naviguer chaque année, tout en le gardant au meilleur de sa forme. C’est ainsi qu’en 2007Les Trois Frères entre au chantier du Guip, à l’île aux Moines, car il souffre de ce mal singulier que les charpentiers ont appelé la “maladie des sinagos”. “Au début, précise Paul Bonnel, le patron du chantier, on s’est rendu compte que sur ces bateaux, les taquets de préceinte avaient besoin d’être remplacés. Puis on a découvert que les étambots pourrissaient, les membrures ayant tendance à retenir l’eau douce étant donné les arrières pincés.”

Le chantier du Guip construit quatre répliques à l’île aux Moines

Entretenu par le charpentier Étienne Riguidel, Ma Préférée, le sinago des Éclaireurs de France, navigue jusqu’en 1978. Cette année-là, le bateau est définitivement désarmé, les travaux nécessaires pour garantir la sécurité des sorties en mer étant beaucoup trop importants. Georges Rideau envisage alors d’en faire construire une réplique. Jean-Pierre Le Couveour (lire encadré page précédente), collecteur, dessinateur, modéliste et sculpteur, effectue le relevé de la coque pour tracer ses plans de formes et de charpente. Ces documents, confiés au chantier du Guip, vont permettre de construire le Nicolas Benoît, ainsi baptisé du nom de l’officier de marine à l’origine du mouvement des Éclaireurs. Quant à Ma Préférée, il est cédé en 1985 à l’association Treizour de Douarnenez pour son musée du Bateau. À la même époque, Yann Mauffret, Alex Abarratégui et Paul Bonnel, les trois associés du chantier du Guip, décident de mettre sur cale le Mab er Guip (“fils du Guip”, en breton). “On voulait refaire un bateau emblématique du golfe, raconte Paul Bonnel, l’actuel patron du chantier. Notre choix s’est porté sur les plans du Vainqueur des Jaloux qui nous ont été présentés par Jean-Pierre Le Couveour en même temps qu’un modèle du bateau. On a tous été surpris par ses formes arrière très vrillées avec des lignes d’eaux fines et tendues.” Relevant le défi, les trois charpentiers vont sacrifier leurs week-ends et leurs vacances pour donner naissance à ce sinago. Le Mab er Guip est lancé le 31 août 1985. “Dès l’été suivant, poursuit Paul, on s’est rendu aux fêtes de Douarnenez 86. Quelle révélation quand on a vu notre «Mab» faire jeu égal avec les «oysters boats» de Falmouth, même si on poussait un peu d’eau dans le clapot avec notre avant joufflu !” Le bateau sera vendu par la suite à l’association Loisirs vacances tourisme de Berder. En 1986, à Douarnenez, Jean-Louis Dauga, alors responsable des Ateliers de l’Enfer, lance lui aussi la construction d’un sinago, le Souvenir. Mais il s’agit d’un type plus ancien, réalisé d’après les plans de l’amiral Pâris publiés en 1889 dans Le Yacht. Le bateau est mis à l’eau deux ans plus tard et prêté pendant un an à une association de Séné – il reviendra ensuite à Douarnenez pour y être exposé au musée du Bateau. Au fil des ans, les répliques se multiplient. À l’occasion d’une sortie à bord du Souvenir, Jean-Pierre Le Couveour rencontre un groupe de jeunes qui mûrit le projet de redonner à Séné un sinago ancien. Il leur propose les plans du Jean et Jeanne. Ce bateau sera construit par le chantier du Guip, en même temps que le Crialeïs, réplique du Jouet des Flots lancé par les chantiers Querrien en 1930 et dont les formes ont été relevées par… Jean-Pierre Le Couveour! Le Crialeïs (“la croix”, en celtique ancien), est mis sur cale pour une association de l’île aux Moines – qui a la forme d’une croix – appelée Pour un sinagot îlois. Ces deux unités sont lancées le 6 mai 1990.

Deux ans de travaux pour redonner à Joli Vent toute sa jeunesse

 Joli Vent n’a pas fière allure quand Les Amis du sinagot le découvrent en 2006 au chantier Vieille-Roche de Camoël, dans l’embouchure de la Vilaine. M. Lucas, son propriétaire depuis sept ans, n’a pas pu réaliser les travaux qu’il souhaitait pour le faire à nouveau naviguer. Aussi l’a-t-il mis en vente. Mais les 15000 euros demandés ne sont pas justifiés aux yeux de l’association. “L’emplanture du mât de misaine était en très mauvais état, précise Paul Bonnel, chargé à l’époque d’expertiser le bateau, tout comme les préceintes, endommagées sur près de 5 mètres de long, le bordé arrière, l’étambot… Mais le projet de restauration nous a paru réalisable, car le bois d’origine était encore sain, sans compter que cette coque avait toujours son âme de sinago de plaisance. Par ailleurs, Joli Vent n’ayant jamais armé à la pêche, il n’a pas subi les déformations liées aux différents métiers pratiqués par les bateaux de travail.” Les Amis du sinagot acquièrent finalement le bateau pour un euro symbolique. “Après avoir passé des week-ends à «siliconer» la coque pour qu’elle flotte, se souvient Pascal Février, on a mis Joli Vent à flotter sur une bouée. Puis Serge Le Franc l’a remorqué avec son Cassiopée jusqu’à l’île aux Moines.” Le 16 avril 2007, le bateau est tiré à terre au chantier du Guip. Et les premières déconvenues se font jour. En démontant, les charpentiers se rendent vite compte que Joli Vent n’en est pas à sa première restauration… amateur. “Les échantillonnages et sections étaient peu conformes à la taille du bateau, précise Maxime, jeune charpentier du Guip. Mais, surtout, on a trouvé un Joli Vent truffé de boulons, un véritable gruyère! À l’image de la quille, percée sur toute sa longueur, ce qui affaiblissait considérablement sa résistance mécanique. On a même retrouvé des assemblages réalisés en quatorze plis de contre-plaqué collés!” Pour Paul Bonnel, rien de cela n’est bien surprenant : “Ce bateau a connu, selon les fantaisies de ses propriétaires, différents gréements et bricolages, poursuit-il. Gréé en cotre, puis en goélette, en passant par le ketch, il était ponté de manière à avoir 2 mètres de hauteur sous barrots dans la cabine… Ça situe les choses!” Sollicitée pour faire classer le bateau au titre des Monuments historiques, la DRAC refuse au motif que le gréement de sinago de pêche choisi par l’association et le Guip ne correspond pas à celui d’origine. Le plan de voilure de 90 mètres carrés retenu, dessiné avec l’aide de Jean-Pierre Le Couveour, présente une misaine plus grande que celle des Trois Frères et du forban du Bono; ces derniers ont en effet une fâcheuse tendance à devenir ardent dès que le vent forcit, ce qui oblige à ariser le taillevent. Recalé par la DRAC, Joli Vent est néanmoins classé Bateau d’intérêt patrimonial (BIP) par la Fondation du patrimoine maritime et fluvial. Dès le début des travaux, Pascal Février fixe un objectif: Joli Vent doit être prêt pour la Semaine du golfe 2009. Le coût de la restauration est estimé à 200000 euros, l’association prenant dix pour cent de ce montant à sa charge, le reste provenant des collectivités, des entreprises et des particuliers. Si le Guip est chargé des interventions sur la coque, c’est l’AFPA d’Auray – sous la tutelle du chantier de l’île aux Moines – qui se voit confier les travaux de pont, la fabrication des espars, du gouvernail et des emménagements. Quant aux pièces métalliques, elles seront réalisées par les jeunes en difficulté du Centre d’action éducative de Redon, un partenariat voulu pas les Amis du sinagot, qui souhaitent ainsi contribuer à leur resocialisation. Le chantier du Guip va travailler deux mille cinq cents heures sur la coque. “L’étrave et l’étambot ont été remis en ligne, précise Maxime. Puis on a remplacé petit à petit la structure transversale, les gabarits étant établis d’après les cotes relevées sur tribord, le côté le moins déformé. Pour le bordé, nous avons utilisé des planches de 32 millimètres d’épaisseur, sauf pour les préceintes, galbords et ribords – d’un seul tenant – qui font 45 millimètres. Au final, on peut dire que Joli Vent est désormais doté de plus de quatre-vingt-dix pour cent de bois «neuf».” En l’occurrence du chêne issu des forêts de la Sarthe et de la Mayenne et débité dans une scierie de Chateaubriant. “Ce n’est pourtant pas une réplique, tient à préciser Paul. La manière dont nous avons restauré ce bateau a permis de toujours le faire exister tout au long du chantier. En fait, il s’est rajeuni de jour en jour.”

Un patrimoine bien vivant avec des centaines de sorties annuelles

Dix-sept chefs de bord sont aujourd’hui habilités à faire naviguer Les Trois Frères, qui est réarmé chaque année au mois d’avril. Pierre Le Priol, adhérent depuis sept ans des Amis du sinagot, est un de ces patrons. “Nous avons effectué cent trente sorties en 2008, précise-t-il. En général, on appareille de Port-Anna sur le coup de 9h30 avec une dizaine de personnes à bord. On navigue jusqu’à midi, heure à laquelle on prend un mouillage ou on béquille. La forme d’un sinago et son faible tirant d’eau lui permettent de s’échouer facilement. Après un pique-nique et un peu de farniente digestif, nous reprenons la mer jusqu’à 18 heures. Le temps de ranger le bord et il est l’heure de passer à l’apéro. Cela fait au final une belle journée. Tout se déroule dans le plaisir, avec parfois un peu de piment quand on se prend à régater contre le Crialeïs.” Le patron est en général accompagné de deux équipiers, qu’il peut ainsi former à la fonction de chef de bord. Les dates des sorties sont planifiées par une commission spécifique de l’association chaque premier vendredi du mois. La cotisation annuelle aux Amis du sinagot (25 euros) permet d’embarquer plusieurs fois par an. Les passagers ont de quatre à quatre-vingts ans; ce sont des hommes, des femmes, des riverains du golfe ou des estivants… “Les gens apprécient le sinago car c’est un bateau vivant et sécurisant grâce à son pavois assez haut, poursuit Pierre. Certains adhérents prennent ainsi leur cotisation pour le seul plaisir d’embarquer ou de voir naviguer ces bateaux. D’autres préfèrent les activités à terre et sont toujours volontaires pour les travaux d’entretien courant que nous faisons pendant l’hiver: peinture, étanchéité du pont, etc.” À bord du Crialeïs, trois patrons se partagent  la barre selon les sorties, Éric, Michel et Robert. Mais ce dernier, surnommé “Bob”, reste le principal chef de bord. Il est réputé sur toute l’île aux Moines pour sa gentillesse et ses compétences maritimes. Ancien commandant du long cours, Bob a achevé sa carrière sur le Guerveur et le Vindilis de La Morbihannaise, assurant la navette entre Belle-Île et Quiberon. Désormais retraité, il s’occupe de l’association Pour un sinagot îlois. Et, comme disent ses collègues : “Ce qu’on fait à trois, Bob le fait tout seul!” “En 2008, dit celui-ci, Crialeïs a appareillé quatre-vingts fois. Une saison normale, juste marquée par trois contrôles des Affaires maritimes! Ils ont un peu rouspété parce qu’on faisait les cartes de membres après la sortie au lieu de les faire avant.” En tout cas, Bob reste intransigeant sur l’utilisation du moteur: “C’est interdit, ça serait manquer de respect aux anciens!” Dans cette flottille des sinagos, Ma Préférée ex-Nicolas Benoît se distingue par ses voiles bleues, héritées d’une prestation publicitaire pour une conserverie de poisson… qui l’a fait passer pour un thonier! Basé à La Trinité-sur-Mer, du côté du Passage, ce bateau appartient aujourd’hui à l’association Voiles du Passage créée en 1996. “À force de passer notre temps au bistrot à fréquenter les filles, plaisantent Michel Morice et Louis Le Tirant, on s’est laissé dire qu’il serait quand même pas mal qu’on fasse quelque chose de notre vie de retraités! Comme on était tous un peu versés dans la navigation, notamment pour avoir travaillé dans la Marine nationale, on a décidé, en avril 2002, de racheter le Nicolas Benoît aux Éclaireurs de France.” Cet achat n’est pas anodin pour ces Morbihannais pure souche dont pères et grands-pères ont armé au chalut sur ce type de bateau. Sitôt acquis, le sinago est remorqué depuis Vannes jusqu’à La Trinité par le canot SNSM Président Paul Le Garrec. “Il a fallu pomper pendant toute la traversée, se souviennent Michel et Louis. On avait l’impression que tout le golfe voulait rentrer dans le bateau!” Une année durant, sous le pont de Kerisper, les copains vont manier le rabot et l’herminette pour redonner au sinago une seconde jeunesse et le faire à nouveau naviguer.

Une bouteille de bière à qui remporte le Défi des voiles rouges

 S’il est une régate incontournable dans le golfe du Morbihan, c’est bien le Défi des voiles rouges, une course de sinagos née sur un coup de tête, voici une dizaine d’années. “Je me trouvais sur la cale du Bono, raconte Paul Bonnel. J’étais avec «Zim» [Robert Zimmerman], du forban, quand ce dernier a commencé à ironiser sur le «wagon» qu’il avait récemment mis à Crialeïs lors d’une sortie. C’est alors qu’on a décidé de trancher la question sur le terrain: on partirait de Locmariaquer et le premier arrivé dans le port de Houat aurait droit à une bière.” Le Défi des voiles rouges était né, et depuis lors, les sinagos le relèvent chaque année, pour clôturer leur saison. Le 18 octobre 2008, la course ira piano. Aujourd’hui, il sera difficile de vérifier l’adage selon lequel “c’est dans le grain qu’on voit le marin”. Au petit matin, Les Trois Frères et Crialeïs appareillent de Port-Anna, au Nord de l’île d’Arz, à destination de Locmariaquer. Comme la mer est d’huile et que la renverse n’a pas encore eu lieu, les deux sinagos appareillent à l’aide de leur plate à moteur horsbord, la “risée Yamaha”, ironise Robert. En cette période de vives eaux (coefficient 90), les courants du golfe sont à la hauteur de leur réputation: Crialeïs réalise ainsi “un double axel en marche arrière” devant Er Lanik, à proximité de Gavrinis. C’est alors que surgit Mab er Guip, dont le patron, Paul Bonnel, lance à son concurrent: “Les avirons sont autorisés en régate depuis Douarnenez 1996!” Le vent étant toujours aussi peu coopératif, après moult discussions à la VHF, il est décidé de brûler l’étape de Locmariaquer et de sortir du golfe. Le départ de la course sera donné devant la plage de Port-Navalo, en espérant qu’à l’extérieur il y aura un peu plus d’air. À 11h10, les trois sinagos, rejoints par le forban Notre-Dame de Béquerel, sont mouillés sur 10 mètres de chaîne et la même longueur de bout. Le départ se fait “à la pioche”, c’est-à dire à l’ancre, voiles basses. À bord des Trois Frères, Pierre donne les dernières consignes : “Sonia à la misaine, Pascal à la passeresse de taillevent et Maxou à la drisse! Philippe, tu remonteras le mouillage.” Top départ! Les voiles sont établies en moins d’une minute. Les bateaux s’ébrouent au bon plein dans un souffle encore faible. Les équipages se positionnent sous le vent, à l’exception de celui du Mab er Guip, qui a choisi de s’aider aux avirons. Pour pointer sur la cardinale Sud de Méaban, Les Trois Frères serre le vent, voiles bordées. Ce sinago étant de tous le plus raide à la toile, il prend la tête de la flotte. Mais il est bientôt rattrapé par Crialeïs, avantagé par l’ajout de son foc amuré à l’extrémité d’un bout-dehors. De guerre lasse, Crialeïs borde à son tour les avirons et vire en tête la bouée de Méaban. C’est la débandade, tout le monde jette l’éponge, faute de vent. Les voiles rouges n’iront pas aujourd’hui se faire admirer à Houat. Mais cela ne gâche rien à la fête. La petite flottille est bientôt mouillée à couple, à l’abri de Méaban. Les victuailles surgissent des sacs. À l’heure du dessert, le jury a fini de délibérer: Crialeïs est déclaré vainqueur du Défi 2008. Pour le retour, le vent daigne enfin se hisser jusqu’à la force 2, et c’est au portant, voiles en ciseaux, que les sinagos rentrent au bercail. Une fois les annexes récupérées devant la plage de Port-Navalo, les bateaux pénètrent dans le golfe et se séparent pour rallier leurs ports d’attache respectifs. Ainsi s’achève la saison des voiles rouges, chacun emportant dans la tête de belles images pour affronter la trêve hivernale.

La mémoire des plans

Propos recueillis par André Linard C’est à Piriac que Jean-Pierre Le Couveour, enfant, a connu les sinagos au travail. “Ils y passaient la saison, un peu à l’écart des Piriacais, pêchant des soles la nuit qu’ils revendaient directement aux touristes.” Plus tard, dans les années soixante-dix, il s’intéresse aux plans de bateaux. “À cette époque, il y avait encore trois ou quatre sinagos dans le port de Vannes. Ils étaient pour la plupart bricolés, pontés, transformés, mais cela n’empêchait pas de relever leurs formes. Aussi, je contactais les propriétaires pour qu’ils me préviennent des dates de carénage.” Dans le même temps, Jean-Pierre écume les greniers et les granges pour retrouver accastillage et voiles, dont il prend les cotes. Au cimetière de bateaux de Moréac, en face de Port-Anna, une épave lui permet de relever des échantillonnages de charpente. Au traict du Croisic, il découvre un sinago qui a conservé son bi (petit pontage avant), son mât d’origine et ses courbes. “Mon premier relevé était le Vainqueur des Jaloux. Puis j’ai travaillé sur Ma Préférée et le Jouet des Flots, dont les plans ont servi à construire le Crialeïs. J’ai également retrouvé l’épave du Jean et Jeanne entre Moustérian et Montsarrac, au fond du golfe. Un jour que je me promenais par-là, je vois un bout d’étrave dépassant de la grève. Vu sa forme assez ronde et très inclinée, ça devait être celle d’un sinago. Un an plus tard, j’y suis retourné avec les copains des Amis du sinagot pour dégager l’épave de la vase, du sable et des coquilles d’huîtres qui l’avaient remplie. L’étambot avait disparu mais quelques têtes de membrures dépassaient et tout le fond du bateau était encore là ainsi qu’une partie du flanc et un peu de muraille. J’ai relevé tous les échantillonnages de charpente ainsi que les formes qui étaient un peu affaissées. “Pour redessiner le bateau, encore me fallait-il ses dimensions exactes. Je les ai obtenues grâce au certificat de jauge conservé aux archives départementales de Vannes. Il indiquait la longueur de râblure à râblure – c’était un bateau à étambot droit –, la longueur hors tout et les quatre sections mesurées « intérieur membrures » pour calculer le tonnage. Comme j’avais l’épaisseur des membrures et celle du bordé, cela m’a permis de retrouver la largeur hors tout à ces quatre sections. Il ne me restait alors plus qu’à dessiner le plan de formes. C’était en 1980. C’est le dernier sinago que j’ai redessiné, le Jean et Jeanne, lancé en 1905.”