Par Nathalie Couilloud - Le charpentier suisse de référence, Jean-Philippe Mayerat, dit Mayu, a cédé son activité à deux jeunes repreneurs l'an dernier. Pour finir en beauté, il a construit Dom Juan, réplique d'une magnifique chaloupe à vapeur datant probablement de la fin du XIXe siècle, un défi technique complexe pour un bateau très rare, même dans le monde des vaporistes. Mayu de Rolle, l'orfèvre des bateaux bois, tire sa révérence avec un panache de vapeur sur son Léman tant aimé.

Le lac a gardé une tenue légère d’été en ce mois de septembre : nuages blancs piquetant le ciel bleu, plan d’eau calme, température idéale. Jean-Philippe Mayerat, alias Mayu, a préparé la « chaloupe » – un yacht, en opposition aux bateaux de travail, dans le parler lémanique. Il a amené du bois, convoqué des amis et brûle de mettre en chauffe. C’est qu’il faut une demi-heure pour que la chaudière, après avoir avalé du petit bois, puis un certain nombre de buchettes de hêtre, ait suffisamment chauffé l’eau pour la transformer en vapeur. Et il faut prévoir aussi, car elle consomme 10 kilos de bois à l’heure… 

« Pendant que ça chauffe, on a le temps de lubrifier. » Un ami de la chaloupe, Jean-Jacques Nicolas, a fabriqué une petite boîte équipée de tubes avec des mèches en laine qui trempent dans l’huile ; par capillarité, elle va couler dans les tuyaux et graisser les parties de la machine en mouvement et, pour le reste, il faut user d’une petite burette. « On fait un feu d’enfer jusqu’à atteindre la pression de 8 bars. Durant la chauffe, on fait passer la vapeur dans la machine, purges ouvertes, pour éviter que le métal froid ne la fasse se condenser et provoque des coups d’eau dans les cylindres. Quand la machine est bouillante et que la soupape de sécurité a craché, on peut mettre en route. » 

Ces trois bateaux appartenaient à l'architecte Émile Reverdin, un temps président de la Société nautique de Genève. À droite, le Lara est un joli canot bois à vapeur et, à gauche, on trouve le vapeur Sache, lancé à la Belotte, en 1870, qui mesurait 18,90 mètres. ©Collection Jacques Naef

Alors que les effluves d’huile chaude se font plus insistants, le patron actionne le « registre », le robinet qui libère la pression de la cocotte-minute (pardon, la chaudière) qui va actionner le cylindre : chuintement, sifflement, chaleur, nuage de vapeur… on y est ! Il enfile une veste pour éviter de se brûler au contact de la machine surchauffée. 

Même s’ils se disent encore néophytes, les amis de Dom Juan se passionnent pour les mœurs du couple chaudière-machine. « Quand la machine est chaude, il faut trouver le bon rapport entre la quantité de vapeur qu’on introduit dans les cylindres et la durée de l’admission pour avoir le meilleur rendement. C’est très sensible, il faut être tout le temps à l’écoute, contrôler le tirage, mettre deux bûches de hêtre, avoir un œil sur le niveau d’eau de la chaudière… » Ils sont intarissables. 

Le tournant entre la vapeur et le moteur à explosion 

De confection anglaise, la machine Compound Arthur Leak à double détente développe une puissance de 6 à 7 chevaux – et fait un bruit de machine à coudre. On dirait un jouet ancien finement ouvragé, mais assez salissant car à peine hors du port de Rolle il y a déjà de l’huile partout… 

Sébastien Godard, l’ancien ouvrier de Mayu et Camille Fumat, son ancienne apprentie, sont à bord et connaissent le moindre bout de bois de la chaloupe pour avoir participé à sa construction ; aujourd’hui, Sébastien, tee-shirt noué sur la tête, est préposé au poste de chauffeur. Comme jadis, nous partons pour une balade à petite vitesse à bord du steam launch – ou fantail launch, « chaloupe à queue en éventail » –, tels qu’on les appelait à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. 

Entre 1895 et 1906, le charpentier de Rolle a recensé trente-neuf chaloupes à hélice, de 7 à 12 mètres de long, qui naviguaient sur le lac, dont quinze étaient équipées de machine à vapeur et vingt et une de moteurs à explosion – ces derniers équipant les canots à partir de 1889. Il existait à Zurich un fabriquant de ce type de machine (Escher Wyss Co), et à Genève, plusieurs chantiers (Eugène Garnier, Trüb…) capables de construire ces yachts : avec leurs élégantes voûtes en cul de poule, leurs formes avant très pincées, ces carènes étaient bien adaptées à la propulsion à la vapeur, leur étroitesse et leur faible surface mouillée permettant une faible consommation de bois et charbon. Dom Juan, fin cigare de 8,65 mètres de long sur 1,72 mètre de large, déplaçant 1,4 tonne (avec machine, chaudière et 150 kilos de lest), est emblématique de ce tournant entre la vapeur et le moteur à explosion. 

Le nom de cette chaloupe n'est pas connu, mais elle date de l'époque de Dom Juan, et ses caractéristiques sont similaires. La société fortunée utilisait ces yachts à cul de poule fins et élégants pour se promener sur le lac. ©Collection Didier Zuchuat

Les archives du service vaudois de la navigation n’existant plus, il a été impossible de trouver la date de son lancement, sans doute entre 1880 et les premières années du XXe siècle, comme le laissent supposer des détails de charpente, tels que la construction sur membrures sciées et non sur gabarit, la structure transversale comportant aussi des couples ployés posés une fois la coque bordée. 

Ce qui est certain, c’est que Dom Juan s’appelait Le Corsaire quand il est arrivé chez Mayu en 2014, amené par son propriétaire, Marc Zurbuchen, qui l’avait acquis… soixante-cinq ans plus tôt, en 1949, au port des Pierrettes à Morges. Lui-même le tenait d’un Monsieur Zurbrug qui l’avait appelé Tarzan. Quant au nom de Dom Juan, il le portait encore avant, lorsqu’il était aux mains des frères Regamey, qui exerçaient comme fumistes (ramoneurs) et épiciers. Ils auraient eu deux canots automobiles, Dom Juan et L’Aiglon. Le premier était amarré au port de Morges, devant le Restaurant du Léman jusqu’en 1947, détail qui a permis de l’identifier sur des clichés de 1920. 

Un dossier historique et technique autour de la chaloupe 

Devant l’ampleur des travaux à accomplir sur ce Dom Juan décrépi, Marc Zurbuchen le cède en 2015 à Mayu. Mais impossible de « découper une telle coque en rondelles ! » En 2015, il avait déjà fait le relevé du plan de formes et de charpente. « Ça faisait huit ans qu’on ne m’avait pas commandé un bateau neuf et je voulais faire quelque chose de marquant avant de passer le flambeau », dit-il, car il projetait à l’époque de raccrocher les gants – ce qu’il a fait en janvier 2023 après quarante de bons et loyaux services à la cause sacrée des bateaux bois. 

Avant d’être sûr de quoi que ce soit, il commence par monter un dossier historique et technique autour de la chaloupe. Et très vite, dès 2018, il va choisir pour le bordé du bois sur pied dans la forêt de Bonmont, à 1 150 mètres d’altitude : trois mélèzes sont abattus – à la bonne lune de décembre pour garantir un meilleur séchage. Sciés en plateau de 22 millimètres d’épaisseur, ils sècheront pendant deux ans. « Tous les bois viennent d’un rayon de 20 kilomètres autour de Rolle… sauf le sipo ivoirien de l’hiloire. » 

Le Corsaire tel qu'il est arrivé à l'atelier de Mayu en 2014 avec sa longue cabine. Son propriétaire l'avait acquis en 1949 et ne pouvait les frais d'une restauration quasi complète. ©Jean-Philippe Mayerat

Mais cette fois, notre charpentier n’a pas envie de se lancer seul dans son coin. « Je voulais un projet participatif, une aventure humaine, mêlant des compétences différentes. » Avec son carnet d’adresses épais comme un dictionnaire, il est très vite rejoint par des amis et relations qui fondent l’association Chaloupe à vapeur en février 2020, pour faire connaître le projet, recueillir des fonds et, à terme, faire naviguer le yacht. Laurent Chenu, homme de ressources et d’entregent, préside l’association qui compte cent trente adhérents, dont Carinne Bertola, experte dans la recherche de fonds, un talent qu’elle a longtemps mis au service du musée du Léman de Nyon. 

« C’est le quartier des pauvres ici », plaisante Mayu alors que nous passons au pied de demeures d’exception, comme on dit dans les pages spécialisées de certaines revues. La conversation dévie sur les vignobles du canton de Vaud, et les vignes en terrasses de Lavaux, classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Dom Juan marche à toute vapeur – 8 kilomètres à l’heure – sur eau calme, le pavillon de la ville de Rolle ondulant à l’arrière – clin d’œil à la municipalité qui met la place de port à disposition. 

« Peu après avoir créé l’association, le Covid s’est déclaré, mais on a continué : nous avions moins de restrictions qu’en France et nous étions à fond dedans. Le projet était sympa et il a eu beaucoup de presse : “Enfin une bonne nouvelle”, disaient les journalistes. Ça nous a aidés. Pendant trois mois, tous les matins, un ébéniste bénévole, Claude Rosset, est venu travailler avec nous ; on a fait les tracés ensemble, il a été formidable. On voulait faire un bateau de 8,50 mètres, mais on s’est aperçu que ce n’était pas beau, qu’il fallait laisser aller les lattes où elles voulaient, alors ce n’est pas tout à fait une réplique. Il y avait Camille et Sébastien, bien sûr, et Tony, un jeune apprenti. Et le samedi, c’était porte ouverte. » 

Dans la joie et la bonne humeur, on avance toujours mieux : la coque à franc bord, avec varangues et couples en chêne, membrures en acacia, bordages en mélèze, est construite dans l’hiver 2020-2021. La chaloupe, prête à naviguer, est lancée le 6 novembre 2022 devant trois cents personnes. 

À gauche : l'un des trois mélèzes abattus en forêt pour servir au bordé ; ce bois est proche du pitchpin qui habillait la chaloupe originale. ©Jean-Philippe Mayerat
À droite : Mayu, avec son apprenti Toni Formosa, trace le plan à l'échelle en s'aidant d'une latte souple. ©Delphine Clément

« Il a fallu faire beaucoup de reprises sur la machine » 

Pendant ce temps, Guillaume Linder, adjoint au chef de la vapeur de la Compagnie générale de navigation (CGN), basée à Ouchy, le port de Lausanne, est chargé – après avoir fait l’objet d’un intense travail de lobbying, confesse-t-on – de chercher la machine adaptée. Le mécanicien, qui gère aussi l’atelier vapeur de la compagnie, se met en quête de l’objet rare aux États-Unis et en Angleterre, où l’on trouve des machines d’époque, mais très chères, et parcourt assidument les sites d’enchères, où il finit par le dénicher. 

« Coup de bol, cette machine à bicylindre vertical à double expansion, de fabrication anglaise, était à Brunnen, au bord du lac des Quatre-Cantons, et on a pu aller la voir. Elle tombait à merveille car elle était aux bonnes dimensions avec une puissance adaptée. D’après ce que j’ai compris, elle a été commencée par une personne et finie par une autre… une des deux n’était pas très qualifiée ! Il a fallu faire beaucoup de reprises, ce qui n’est pas simple car on manque de données. Grâce à un partenariat avec une entreprise industrielle qui nous prête des apprentis l’hiver, j’avais un jeune, doué et très motivé, Luc Corona. Mécanicien de précision, il n’avait aucune connaissance en vapeur, mais je lui ai confié la machine. Il y a passé quatre mois, et la main-d’œuvre a donc été gratuite… »

Le charpentier, très appliqué, creuse la râblure de la quille. ©Michel Pernet

À charge pour Mayu et ses acolytes de réaliser ensuite bâti et carlingues pour loger la bête de 95 kilos dans le petit encombrement du bateau. Un groupe vapeur est créé au sein de l’association avec ceux qui ont des compétences en mécanique, pour comprendre la machine et… prendre aussi en main la chaudière, achetée neuve chez Balson AG, à Stein am Rhein, une société spécialisée dans la construction de trains miniature. « Elle devait équiper le bateau à vapeur personnel de M. Ball, le patron de la société, mais il en a construit une plus grosse pour son bateau, qui avait grandi pendant sa gestation, et il a accepté de nous la vendre. Luc Mermoud, Alexandre Ivanyi et Martin Cretegny, des bénévoles, ont fabriqué l’enveloppe métallique, le carénage, l’isolation, et réalisé la tuyauterie qui la relie à la machine, une opération très complexe. C’est beaucoup de travail, surtout quand on n’est pas spécialiste ni ingénieur. Mais on a fait ce projet pour être moins bête à la sortie ! » Avec son calme et sa gentillesse de bon aloi, Guillaume a supervisé les opérations et, une fois machine et chaudière installées à bord, il a mouillé son bleu pour former les bénévoles en sortant avec eux sur la chaloupe. Il salue la motivation de l’équipe de passionnés qui s’en occupe et qui n’a pas toujours pas fait de bêtises après quatre-vingts heures de marche  ! 

« Depuis, on est tout le temps en train de bricoler » 

Ils sont désormais une douzaine à pouvoir la faire fonctionner et cinq ou six à être autonomes, même s’il faut être au moins deux à bord pour alimenter la chaudière, surveiller la température, la pression, gérer les graissages… et accessoirement barrer la chaloupe. « Quand on s’inquiète, le père Linder nous rassure avec de bonnes paroles ! assure Mayu. En s’attaquant à un truc pareil, on ne savait pas où on allait, et depuis, on est tout le temps en train de bricoler. Il y a toujours des petites fuites, la chaudière à ramoner, il faut déjà remplacer les barres qui tiennent les briques réfractaires… » Et pour la sécurité, la chaudière, comme tous les appareils sous pression, sera contrôlée chaque année par un organisme agréé qui s’assurera que le manomètre est juste et que la soupape s’ouvre bien à 8 bars. 

« Là-bas, dans le rayon de soleil, c’est Évian, avec la Dent d’Oche, qui culmine à 2 222 mètres. Un peu plus loin, c’est Thonon, à 14 kilomètres d’ici, puisqu’on est dans le Grand Lac, là, où il est le plus large. Quand c’est bien dégagé, on voit le mont Blanc », commente Manu, qui adore crapahuter dans les alpages quand il n’est pas sur l’eau.

Avant chaque départ, pendant la chauffe, il faut graisser la machine ; Mayu est aux petits soins, burette à la main. De fabrication anglaise, cette très belle pièce a été dénichée en Suisse. ©Nathalie Couilloud

Un coup de sifflet de Dom Juan salue un bateau à moteur : « C’est Chouquet [Claude Yvon Chevalier], un de mes potes d’enfance. Il pêche avec un canot de 1926, qu’on a remis à niveau plusieurs fois, alors que la plupart des professionnels ont des gros bateaux en aluminium ou en polyester pour aller pêcher à l’autre bout du lac. L’été, il pose des filets de fond pour la perche. En ce moment, le soir, il pose des filets dérivants au large et les relève tôt le matin pour la truite et la féra [une cousine de la truite]. » La perche, la spécialité du lac, est si demandée que la production locale ne suffit pas, et qu’elle est importée en quantité d’Estonie. « C’est comme si on allait chercher le fromage de la fondue en Ukraine… », commente Mayu, le sourcil de travers. 

Nous longeons des villages viticoles, peu urbanisés à cause de réglementations drastiques, et approchons du joli mouillage d’Allaman, où quelques bateaux se cachent derrière une digue, à l’embouchure de l’Aubonne. 

« Camille et moi, on a été formés, ou déformés, par Mayu », raconte Sébastien, qui s’est fait remarquer au chantier pour avoir construit un podoscaphe, sorte d’ancêtre du pédalo, à partir d’un dessin trouvé dans la collection du charpentier. « Il nous disait tout le temps : “Si tu as envie de le faire, fais-le !” C’est comme ça qu’on a fini par se dire qu’on pouvait reprendre le chantier, parce que je ne voulais pas que cette histoire s’arrête, l’aventure était trop belle… » Camille, elle, du haut de ses vingt-neuf ans, compte quatre ans d’apprentissage chez Mayu, qu’elle a rejoint sur le tard après s’être fourvoyée dans les bureaux. « J’ai sauté de joie quand il m’a accepté ! Tout le monde me disait que j’étais folle de lâcher mon boulot pour retourner en apprentissage et manger de la poussière ! Mais l’équipe était super et il y avait une autre fille, Sarah, quand je suis arrivée. Dès ma deuxième année, on se disait, ce n’est pas possible que ça s’arrête, on en parlait entre nous, et avec les clients aussi… Quand on lui a annoncé qu’on reprenait, il a simplement dit : “C’est bien !” » 

Pour la Fête des Canots, en août dernier, l'élégante chaloupe a revêtu sa tenue estivale, avec un coquet tendelet blanc et vert, assorti aux platanes de l'île de La Harpe, qui protège le port de Rolle. ©Jean-Yves Poirier

Le panache de fumée se dilue dans un camaïeu de gris 

Le Vaudois est pudique… « J’ai confiance en eux, et ils doivent aussi avoir confiance en eux. Quand j’ai commencé, je n’y connaissais rien, j’ai appris, les devis, la compta, les relations avec les clients… et j’ai réussi à gagner ma croûte. Je n’ai pas de leçons à donner, ils vont se débrouiller. » Les clients semblent vouloir rester fidèles, mais les locaux de la rue des Jardins, que le charpentier louait depuis quarante ans, eux, vont être démolis ; les repreneurs sont en passe de trouver un atelier à Allaman à 5 kilomètres de Rolle. « Mayu, c’est Mayu, bien sûr, mais on va garder l’état d’esprit : ne pas se moquer des gens et conserver la passion ! » La passion, Camille en déborde… Pleine d’entrain, elle a participé à toutes les étapes de la construction de Dom Juan, et rêve de s’investir à fond dans ce chantier qu’elle adore. 

Les conditions météo changent vite sur le lac… qui semble s’être mis en tête de nous le prouver : le ciel est gonflé de nuages, et le panache de fumée de Dom Juan se dilue dans un camaïeu de gris, tandis que les montagnes quittent la scène les unes après les autres en s’effaçant dans la brume. Il n’y a pas encore de vent, mais la goillasse (petites vagues) nous prévient que le sud-ouest s’est levé sur le Petit Lac. Dans les « clacla » réguliers de la machine, nous décidons de faire route retour. 

« Ils avaient dit qu’il n’y aurait pas de pluie avant 18h15 », s’insurge l’équipage. Il est 16 h 20 – la précision suisse en prend un coup. Et devant le canot qui roule comme un fou, le patron s’attendrit : « Elle est vaillante, cette petite machine… » Tout le monde s’accorde pour aller faire le tour du bosquet de platanes de l’île de La Harpe, classé monument historique et bien culturel d’importance nationale, au milieu d’un chapelet de foulques qui, eux, semblent imperméables. 

« Les petites villes du littoral, comme Nyon ou Rolle, ont prospéré avec le transport de bois d’œuvre ou de chauffage qui venait du Jura et qui était exporté vers Genève. À l’époque, les Bernois, des Suisses-Allemands, nous occupaient. C’est avec eux que le port a été créé », raconte Mayu, passionné d’histoire, qui connaît son canton comme le fond de sa poche. Il connaissait aussi l’une des personnalités de Rolle, le cinéaste Jean-Luc Godard, qui lui a parfois demandé un bateau pour les besoins d’un film – avant de le filmer dans Adieu au langage… « On n’a mis que du hêtre, ça chauffe, c’est scientifique… » 

En rentrant au port, nous passons devant Calliope (CM 227), le magnifique 2 tonneaux de la jauge Godinet, que Mayu a restauré, avec lequel il sort moins – entre la voile et la vapeur, il faut choisir. Peut-être aura-t-il un peu plus de temps à la retraite ? Il a pas mal de projets en tête : inventorier les bateaux en bois des sociétés de sauvetage du lac, construire des demicoques ou les modèles navigants du baron de Catus, un architecte genevois (CM 123). « Mon patron d’apprentissage disait : “Il faut bouffer des steaks quand on a des dents”, ça veut dire qu’il y a un temps pour tout ! Je suis content que le chantier continue, mais j’étais content aussi d’arrêter. Un jour, j’ai calculé : à raison de deux heures par jour, j’ai passé douze ans et demi de ma vie à poncer ! Ce qui m’a fait tenir, je crois, ce sont tous les apprentis que j’ai vus passer, que je rencontrais à un moment de leur vie où ils se posaient des questions fondamentales ; ça donne des responsabilités… » 

Depuis son baptême en novembre 2022, avec le vaporiste de choc Guillaume Linder, face à Mayu à l'avant de Dom Juan, la chaloupe a fait plusieurs sorties et sa machine totalise quatre-vingts heures de marche. Ce n'est qu'un début et elle n'a pas fini de faire miroiter ses jolies formes sur la "flaque" ! ©Philippe Cailler

À l’arrivée au port, Dom Juan vient gentiment sur son erre à portée de ponton, où nous attendent Tobia Schnebli, qui a fabriqué l’hélice sur mesure, et Michel Pernet, trésorier de l’association, pilote de la chaloupe et grand activiste de ce projet. La chaudière est ouverte, et pendant qu’une bûche achève de se consumer, les dernières gouttes du mélange eau-huile sont siphonnées pour ne pas souiller le port – on est en Suisse. « Malgré la goillasse, on a navigué à 6 bars tout du long. On n’a mis que du hêtre, ça chauffe, c’est scientifique. Avec le chêne, on n’arrive pas à tenir la pression », commente le patron satisfait. Attablés dans les locaux de la Société nautique rolloise, centre névralgique de la Fête des canots organisée ici depuis plus de quarante ans, nous planchons sur les vertus du Belletruche, un blanc du pays, tandis que l’orage se déchaîne et que les feux de tempête scintillent tout autour de la gouille, « la flaque », comme on appelle parfois le lac ici. Ce soir, il roille (« pleut ») sur Rolle, et Mayu nous raconte que quand il était jeune il rêvait de faire le tour du monde… mais que ce n’est déjà pas si mal de faire le tour du lac !

ENCADRÉS

SS Vulcania, le cracheur de feu de PEC 

Basé à Villeneuve, sur le Haut Lac, le SS Vulcania de Pierre Edgar Croci (surnommé PEC) a été construit en Hollande, sur des plans de sa main, et lancé en juin 1981. Sa coque noire en acier mesurait à l’époque 10 mètres, sur 2,80 mètres de large, et le bateau était équipé d’une machine anglaise Compound de 8 chevaux, un peu sous-dimensionnée par rapport au déplacement du bateau. En 1984, elle est remplacée par une autre machine Compound de 25 chevaux, à deux cylindres, fabriquée en 1906 par la firme suisse Escher-Wyss – elle porte le numéro 22. La chaudière produit de la vapeur à 14 bars, soit à une température d’environ 200 degrés. 

©D. R.

Pierre-Edgar a toujours navigué avec son épouse Françoise. Mais le couple, qui s’est finalement trouvé un peu à l’étroit, a décidé d’agrandir son sweet home : « Je l’ai coupé au maître-bau et rallongé ! » Vulcania mesure désormais 11,40 mètres pour 2,85 mètres de large, pèse 10 tonnes, et peut marcher à 12 kilomètres à l’heure. 

Après des années passées à sillonner le Léman, ils se sont échappés du lac pour découvrir d’autres horizons. En France, par exemple, ils vont sillonner les canaux de Bourgogne et du Centre, de Saint-Jean-de-Losne à Paris, pendant six semaines. « J’ai plus de trois mille éclusages avec ce bateau ! » résume Pierre-Edgar, en faisant chauffer l’eau du café avec la vapeur de sa chaudière ! 

En 2000, le Vulcania visite aussi la Hollande pour participer à une grande fête de la vapeur à Dordrecht. Et, en 2003, Pierre Edgar, qui est un vrai fondu de mécanique, construit un orgue à vapeur, un calliope, doté de quinze sifflets, soit quinze notes ! « Comme sur les bateaux du Mississippi, il peut jouer en manuel ou en automatique, mais seulement fortissimo ! » Cette année-là, le bateau et ses propriétaires sont invités par le yacht-club de Monaco à l’occasion des festivités organisées pour le baptême du grand yacht à vapeur Delphine, où ils font sensation. On les redemande, mais Pierre-Edgar trouve que c’est quand même un peu loin et compliqué d’aller là-bas pour seulement quelques jours… 

©Nathalie Couilloud

Les anecdotes pleuvent, notamment sur les péripéties pour trouver du bon charbon, acheté par sacs de 25 kilos par exemple à Gennevilliers en France – la machine consomme 2 kilos au kilomètre. Il faut imaginer la manutention, puis l’étroit habitacle de Vulcania envahi par les sacs, lorsqu’un plein nécessite 1 200 à 1 300 kilos de camelote ! « En Hollande, ils avaient de la houille de Colombie, très pure, qui s’allumait au briquet. Quand on ne trouvait pas de charbon, on mettait du bois, on a brûlé plein d’essences différentes – l’acacia, c’est atroce, c’est trop gras, ça encrasse tout. En France, les éclusiers ont toujours un peu de bois à vendre… » En 2017, il se simplifie quand même un peu la vie en passant au mazout pour alimenter la chaudière – dont il faut ramoner la cheminée tous les 400 litres. 

Il semble qu’après avoir goûté à la vapeur, on ne puisse plus s’en passer. PEC explique qu’il a une passion pour le feu et les belles mécaniques anciennes. « Une machine, c’est vivant, ça oblige à être toujours attentif et ça nous force aussi à prendre notre temps. » N. C. 

Le prix du patrimoine naval du Léman et la fondation Bolle 

Laurent Chenu, architecte conseil et président de l’association Chaloupe à vapeur, est aussi très actif au sein de la fondation Bolle, du nom d’une famille de négociants en vin, installée sur le Léman à la fin du XIXe siècle, pour exploiter des domaines viticoles. Le dernier de la famille, Jacques Bolle, n’ayant pas eu de descendant direct, a créé une fondation pour soutenir des activités liées au patrimoine nautique, mais aussi viticole, halieutique, etc. La fondation possède un musée à Morges où elle accueille une ou deux expositions par an sur des sujets aussi variés que les cabanes de pêcheurs ou… les robes d’Audrey Hepburn, l’actrice anglaise ayant vécu longtemps à Tolochenaz, près de Morges. La fondation fait également la promotion des chantiers navals bois installés sur les rives du lac : « Trois ou quatre chantiers ont disparu ces dernières années », déplore Laurent Chenu, qui préside le jury du Prix du patrimoine naval sur le Léman (PPNL), doté par la fondation Bolle. 

©Yves Ryncki

Décerné tous les deux ans depuis 2009, celui-ci permet de distinguer un projet de restauration, la restauration d’un bateau ou l’entretien exemplaire et durable d’une unité qui navigue sur le lac (même si elle n’est pas née sur ses rives). Les candidats doivent présenter un dossier technique bien documenté, avec, entre autres, l’histoire du bateau et le détail des travaux. Depuis l’origine, une soixantaine de dossiers ont ainsi été déposés, et quarante d’entre eux ont reçu un prix, une distinction, une mention ou un prix du jury. 

En 2009, le premier prix a été remis à Calliope, le yacht de 1909 restauré par Mayu, notre charpentier rollois, et le dernier, décerné en 2023, a récompensé Ida, un canot automobile de 1913 de 8 mètres sur 1,80 mètre. Retrouvé en Angleterre et rapatrié au chantier naval de Corsier-Port, où il avait été construit un siècle plus tôt, il a été magnifiquement restauré et équipé d’un moteur Felix reconditionné, conforme à sa mécanisation originale. Le projet de construction de Dom Juan a également reçu une subvention de la fondation Bolle. N. C. 

La machine à vapeur, comment ça marche ? 

Le site de l’association Chaloupe à vapeur est très bien documenté à tous les niveaux. Martin Cretegny, l’un de ses bénévoles, a su pour sa part se faire pédagogue pour expliquer le fonctionnement d’une machine à vapeur comme celle de Dom Juan : « Usuellement, le terme de moteur à explosion est utilisé pour les véhicules automobiles. Le terme correct devrait être moteur à combustion interne, car la combustion du carburant se fait à l’intérieur du cylindre – l’explosion. Celle-ci repousse le piston, et par le biais du mécanisme bielle-manivelle, transforme ce mouvement alternatif en rotation. La machine à vapeur est un moteur à combustion externe. La combustion génère de la chaleur qui va permettre la transformation de l’eau en vapeur – cette transformation se passe dans la chaudière à l’extérieur du moteur. La chaudière étant close, la pression va augmenter. Le cylindre se déplace alors sous cette pression et le système de bielle-manivelle va transformer ce déplacement alternatif en rotation. 

« Le double effet : si vous prenez le pédalier de votre vélo pour réaliser un tour de pédales, votre pied gauche va succéder à votre pied droit. Chacun ne faisant que pousser vers le sol. D’ailleurs votre jambe et le pédalier sont une forme de bielle-manivelle double – jambe gauche et jambe droite. Dans le cas d’une machine à vapeur, nous parlons de double effet car la vapeur va être injectée successivement sus et sous le piston de manière à pousser puis tirer le piston. Le pilotage de l’injection se fait par le vilebrequin – pièce unique composée de l’ensemble des manivelles du moteur. Celui-ci possède un même système de bielle-manivelle servant à déplacer un tiroir qui va injecter successivement la vapeur sur et sous le piston et inversement ouvrir l’échappement pour évacuer la vapeur détendue. 

« Le moteur Compound (“composé”) possède plusieurs cylindres en série. Ainsi, la vapeur d’échappement du premier cylindre – haute pression – va être injectée dans un deuxième cylindre – basse pression. Un moteur Compound peut avoir deux, trois, voire quatre cylindres successifs permettant de bénéficier de l’ensemble de la détente de la vapeur. » N. C.