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Début avril, la Pieperrace de Volendam (sur la Markermeer, près d’Amsterdam) lance la saison de la flottille commerciale. Cette régate rassemble principalement des tjalks et des klippers qui déploient avec grâce toute leur voilure. © Hajo Olij

Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze – Aux Pays-Bas, la flottille du patrimoine est essentiellement composée de coques en fer et en acier, une spécificité qui repose sur des raisons historiques. Et, contrairement à la France, il n’existe pas de classement Monument historique : la plupart des bateaux appartiennent à des propriétaires privés qui sont libres de les modifier à leur guise. En dehors des musées, l’authenticité n’est pas une priorité.

Quelle est la place des bateaux à coque métallique dans le paysage du patrimoine maritime des Pays-Bas ?

Frits Loomeijer : Environ 90 pour cent de nos bateaux du patrimoine sont en fer ou en acier, à l’exception des yachts de plaisance. C’est tout simplement l’inverse de ce qu’on peut voir en France ou en Scandinavie. Je dirais qu’il y a environ cinq cents à six cents bateaux de travail qui naviguent activement, notamment la flottille de charters, principalement à voile, qui date de 1900 à 1940. Sinon, il y a environ trois mille à quatre mille bateaux, à moteur en majorité, et dans une moindre mesure à vapeur, qui sont pour beaucoup devenus des habitations permanentes et naviguent moins, quand ils ne sont pas complètement stationnaires. Je dis parfois, de façon un peu provocante, que nous avons peut-être trop de bateaux ! Nous en avons dans chaque canal, chaque cours d’eau. Les gens pensent que c’est normal, mais, en fait, c’est un privilège.

Parmi les plus connus, nous avons le trois-mâts goélette Oosterschelde, bien sûr, mais nous avons encore des représentants de tous les nombreux types de bateaux de travail qui ont existé. Il y a les tjalks, barges très typiques des Pays-Bas – je pourrais citer trente, quarante très beaux exemples de tjalks en acier et en fer datant de 1880 à 1910 – ou encore les lemsteraak, des bateaux de pêche construits à partir des années 1870, d’abord en bois, puis très vite en fer et acier.

Arthur van’t Hof : D’ailleurs, le lemsteraak le plus connu aujourd’hui est probablement celui de notre ancienne reine [Béatrix des Pays-Bas], De Groene Draeck, que le peuple néerlandais lui a offert pour ses 18 ans en 1956. Il en restait à cette époque encore une petite douzaine, dont certains servaient toujours à la pêche, mais la plupart étaient des yachts reconvertis à la plaisance ou construits dans ce but. Ce type a ensuite connu un renouveau entre 1990 et 2010, où beaucoup de lemsteraaks ont été lancés pour la plaisance et la régate.

D’une manière générale, le bateau de travail traditionnel (que ce soit pour le commerce en mer ou dans les voies intérieures, pour la pêche ou les travaux portuaires) a une coque en métal, tandis que la flotte sportive et de plaisance est plus souvent en bois, même s’il existe des unités traditionnelles de plaisance en métal aussi, à l’exception notable d’une centaine de bateaux de pêche en bois de la région de Zuiderzee (nord) et de la province du Zeeland (sud-ouest).

Le grand public s’intéresse-t-il à ce patrimoine ?

F. L. : Oui, et non ! Les événements comme Sail Amsterdam attirent des centaines de milliers de personnes qui viennent regarder le spectacle d’une grande flottille de bateaux historiques, mais pour les gens, c’est un événement comme un autre, pas spécialement maritime. Et c’est pareil pour les musées. En tant qu’ancien directeur du musée Maritime de Rotterdam, je sais que la plupart des visiteurs ne viennent pas parce que c’est un musée maritime, mais parce que le café est bon, que les gens de l’accueil sont sympas, que les toilettes sont propres, que les enfants s’amusent… L’intérêt pour le patrimoine maritime en tant que tel n’est pas leur priorité.

Sail Amsterdam attire des milliers de visiteurs tous les cinq ans.
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De quand datent les plus anciennes unités ?

F. L. : Aux Pays-Bas, nous avons des bateaux à coque métallique, d’abord en fer, depuis le milieu du XIXe siècle, environ 1850-1860. À l’origine, ils n’étaient pas construits chez nous mais au Royaume-Uni. Il s’agissait de grosses unités pour le commerce extérieur, notamment avec nos anciennes colonies, et pour notre marine royale. D’ailleurs, au musée Maritime de Rotterdam, nous avions le Buffel, construit en 1868 en Écosse, et commandé par la marine néerlandaise. Nous n’avions pas encore les infrastructures pour accueillir ce genre de chantier, et surtout, nous ne produisions pas de fer.

Cependant, dès les années 1870, de plus petites unités, destinées au commerce intérieur et côtier, ont été construites aux Pays-Bas. Le fer était alors importé principalement d’Angleterre, et un peu d’Allemagne. Ce pays a décidé, à la fin du XIXe siècle, de fortement baisser ses prix d’exportation du fer et de l’acier vers les Pays-Bas pour rivaliser avec l’Angleterre sur notre marché. Le métal allemand était moins cher chez nous que dans son pays d’origine ! Cela a stimulé la construction en métal aux Pays-Bas, permettant à des chantiers plus importants de s’installer et de construire les grosses unités autrefois commandées en Angleterre. Aux alentours de 1900, quelque 90 pour cent des bateaux hauturiers et 100 pour cent de nos barges, ketch, goélettes, lougres pour la pêche au hareng, étaient construits en acier aux Pays-Bas, de même que tous nos navires militaires. En très peu de temps, notre pays a développé une industrie de construction navale importante qui faisait travailler, autour de 1920, environ quarante mille personnes.

Le klipper Lumey (22,77 mètres de long sur 4,50 mètres de large), construit aux Pays-Bas en 1908 pour le fret (chantier De Dageraad à Woubrugge), a été transformé en navire habitable en 1997.
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A. v. H. : Au début, les bateaux construits en acier étaient les mêmes que ceux anciennement construits en bois, avec les mêmes formes et lignes. L’un des plus anciens, un skûtsje [barge frisonne, originellement en bois, qui servait au transport de sable, gravier, compost…] construit en fer riveté en 1885, navigue encore ! Et, chose amusante, il en existe une réplique datant de la fin du XXe siècle, mais en bois !

Au bout d’une dizaine d’années, à la fin du XIXe siècle, un nouvel élément est arrivé sur nos canaux : le klipper, inspiré des grands clippers océaniques, mais avec un fond plat, et construit en fer puis en acier. C’était le point de départ d’un nouveau mode de pensée et de conception des bateaux, lié au nouveau matériau adopté largement par les chantiers. Après ces klippers, les chantiers ont aussi construit les premières barges à moteur, parfois de très belles unités, appelées d’ailleurs luxe motor, pour luxurious motorvessel

Pourquoi a-t-on tant plébiscité le métal aux Pays-Bas ?

A. v. H. : Le bois se faisait déjà rare aux Pays-Bas. C’était vraiment moins cher de construire en acier qu’en bois, et ça l’est encore aujourd’hui. Et les Néerlandais sont connus pour optimiser les coûts. Le bois est devenu progressivement symbole de richesse, utilisé par exemple par les riches propriétaires agricoles frisons qui se faisaient construire des yachts de sport.

F. L. : Je crois que la Marine – puisque c’est la première institution à avoir adopté le nouveau matériau – est passée du bois au métal parce que c’était plus résistant, plus solide. Pour les sociétés de transport maritime qui allaient jusque dans nos colonies des Indes orientales et occidentales, c’était pour des raisons de coût, parce que cela demandait moins d’entretien, tout en ayant une plus longue durée de vie.

Pour les petits bateaux de travail, je dirais que c’est surtout à cause de la nature de l’eau : les barges naviguent principalement sur des lacs, des rivières, des canaux, sur de l’eau douce. Et celle-ci n’est guère recommandée pour les bateaux bois. Dès que les savoir-faire ont été réunis, les armateurs ont donc commandé des bateaux à coque métallique pour des raisons d’entretien.

Il y a eu un certain renouveau à la fin des années 1960, et au début des années 1970, qui a permis de conserver ces bateaux et de les faire naviguer. Où en est-on aujourd’hui ?

F. L. : Je crois que nous vivons une période où les choses sont en train de changer. Nous avions il y a dix ans une flotte professionnelle de charters qui comprenait d’un côté environ trente à quarante unités hauturières, dont quinze croisent dans le monde entier, et de l’autre, environ cinq cents barges naviguant dans les eaux intérieures et côtières. C’est cette flottille commerciale qui a permis de conserver les savoir-faire, notamment celui du rivetage : quand elle s’est constituée dans les années 1970-1980, de petits chantiers se sont recréés pour rénover les coques, les dérives latérales et les espars, ou encore pour fabriquer des voiles.

Le chaland de Biesbosch (zone humide des Pays-Bas) Nieuwe Zorg, construit en 1906, et restauré en 1983 pour un usage commercial par Bart Vermeer, charpentier de marine qui a beaucoup contribué au renouveau dans les années 1970-1980.
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Mais cette flotte diminue d’année en année, pour des raisons économiques, mais aussi à cause de changements dans la législation. Il y a de nouvelles réglementations de sécurité car nous avons connu quelques très graves accidents au cours des dernières années. Une fillette de 12 ans a même été tuée à cause d’une bôme brisée… Ces accidents ont complètement changé l’image de la flotte de charters aux yeux du public. L’autre problème, c’est aussi que ceux qui se sont lancés dans cette activité dans les années 1970 vieillissent et qu’il n’y a pas forcément beaucoup de jeunes prêts à monter une affaire avec ces bateaux, notamment dans le contexte économique et réglementaire actuel. Quand j’ai acheté mon bateau – un ancien caboteur à voile et moteur de 1932 – pour vivre dedans et naviguer à titre privé, c’était déjà difficile d’obtenir un prêt bancaire pour financer les travaux et démarrer une activité professionnelle. Aujourd’hui, c’est presque impossible. De plus en plus de bateaux sont donc vendus à des jeunes gens qui préfèrent vivre dessus, plutôt que d’en faire un usage commercial.

Existe-t-il une définition d’un bateau du patrimoine ? Comment l’authenticité d’un bateau est-elle garantie aux Pays-Bas ?

F. L. : Nous n’avons pas de définition stricte, mais en général le bateau doit avoir au moins cinquante ans.
Il n’y a pas de Monument historique, comme en France. L’État est peu impliqué, à part dans les musées du Zuiderzee à Enkhuizen et dans celui d’Amsterdam. Les musées sont indépendants dans leur politique de collections. Même si le ministère de la Culture supervise la manière dont elles sont conservées, il n’est pas impliqué dans les décisions, et ne fournit pas de budget pour restaurer des unités en état critique.

A. v. H. : Il existe bien un registre du patrimoine navigant des Pays-Bas qui recense tous les bateaux répondant à cette définition large. Certains bateaux sont classés A, B ou C, en fonction du degré d’authenticité. Mais cela n’a rien d’officiel, c’est un outil créé par la Fédération du patrimoine navigant des Pays-Bas, un regroupement des quatorze associations de propriétaires privés, mises en place dans les années 1970. Dans notre pays, les particuliers ont toujours assuré la conservation du patrimoine maritime. Il n’y a pas de statut officiel de l’État, et donc pas d’aide. C’est chacun avec ses deniers, et son bon vouloir. Être classé A dans le registre peut éventuellement aider à obtenir des financements privés, mais rien de plus. Si quelqu’un veut rénover et modifier son bateau, personne ne dira rien. Il perdra peut-être son classement ou sera rétrogradé, mais, de toute façon, même pour le A, des entorses à l’aspect d’origine du bateau sont permises.

De Groene Draeck, le lemsteraak en acier de l’ancienne reine Béatrix des Pays-Bas. Lancé en 1957 par le chantier De Vries Lentsch, il mesure 15 mètres de long et 4,70 mètres de large. Quand la reine est à bord, elle est toujours à la barre de son bateau.
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De mon point de vue, il faudrait que l’État garantisse un statut officiel, pour éviter que les bateaux soient trop modifiés, ou vendus à l’étranger, ce qui peut nous faire perdre de belles pièces du patrimoine. Ce n’est pas comme au Danemark, où les monuments historiques, considérés comme des œuvres d’art, ne peuvent quitter le pays. J’ai un exemple avec un klipper très bien restauré par le musée de Rotterdam avec un beau travail de rivetage : le musée l’a revendu, et personne ne sait où il est !

Le gouvernement devrait dire : « Ce bateau est unique, c’est l’un des derniers de ce type, on ne devrait pas le modifier. » Par exemple, le lemsteraak de l’ancienne reine devrait être selon moi un monument historique ! Heureusement, la reine se soucie de garder son yacht dans l’état le plus authentique possible, mais il n’empêche que, lors de la dernière grande restauration, le chantier a remplacé le liston en bois d’origine par une pièce en acier.

F. L. : Il serait effectivement sans doute intéressant d’avoir une liste des dix bateaux les plus importants historiquement… mais personne ne se risquerait à la dresser, car tous les propriétaires prétendraient que leur bateau est le plus remarquable ! Globalement, j’ai la sensation que cela n’est plus très important pour les gens. Dans les années 1980, ceux qui rénovaient des bateaux attachaient beaucoup d’importance à l’authenticité. J’étais de ceux-là : quand j’ai restauré mon bateau dans les années 1980, j’ai fait très attention à lui redonner sa taille d’origine, que le précédent propriétaire avait rallongée, ou à conserver le vieux moteur, les deux cuves à gasoil… Mais je l’ai revendu il y a vingt ans à un gars qui a ajouté une timonerie et réhaussé le pont car il était grand ! C’étaient des modifications nécessaires pour qu’il puisse vivre dedans, même si ce n’était plus le bateau d’origine, au sens strict du terme.

Vous n’êtes pas inquiets de cette évolution ?

F. L. : À une époque, je trouvais cela vraiment dommage, parce que j’aime vraiment les bateaux historiques, je suis historien, j’ai travaillé dans des musées… Mais si vous allez à Paris, ou dans n’importe quelle vieille ville, et que vous regardez les immeubles du xixe siècle, rien n’est authentique : les fenêtres sont à double vitrage, etc. Mais les immeubles sont toujours là, et c’est ça qui est important. Cette nouvelle génération de propriétaires a d’autres priorités, comme se loger, et les bateaux du patrimoine sont modifiés dans ce sens. Dans cinquante ou cent ans, les choses seront encore différentes.

La cale des anciennes barges traditionnelles néerlandaises offre un bel espace de vie quand le logement est devenu très cher aux Pays-Bas.
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A. v. H. : Je trouve cela dommage, car à force de ne plus restaurer dans les règles de l’art, les gens vont perdre l’habitude. Par exemple, pour le rivetage : nous avons encore les savoir-faire, mais comme les propriétaires et les chantiers cherchent toujours à optimiser les coûts, nous avons de moins en moins de bateaux rivetés, parce que le travail de soudure est moins cher et plus rapide. L’entretien sera aussi moins important après, car les rivets ont tendance à se dégrader avec le temps. Mais moins les ouvriers rivettent, moins ils sauront le faire rapidement, et bientôt, seules les unités appartenant à des musées pourront être restaurées avec des rivets.

Pourtant, une coque rivetée est tellement plus jolie qu’une coque soudée ! La soudure chauffe tellement les tôles qu’elles se déforment un peu. Avec le rivetage, une fois un peu découpées et mises à la bonne forme, les tôles ne bougeront pas. Par ailleurs, je déplore aussi le recours de plus en plus fréquent à l’acier pour les mâts : quand je vois un port où tous les mâts sont en métal, j’ai l’impression d’être devant une forêt morte, alors que des mâts en bois, c’est vivant. Tout cela est peut-être un peu sentimental… Mais nous aurions peut-être bien besoin d’un peu de sentimentalisme !

Quel est le rôle des musées dans ce milieu de conservation et de propriétaires privés ?

F. L. : Pour moi, les musées viennent à la fin d’un processus. Vous savez, le bateau a besoin d’une fonction, quelle qu’elle soit, habitation ou musée, peu importe… S’il perd cette fonction, il meurt. Il faut donc parfois accepter de faire des compromis pour qu’il continue à exister. D’un autre côté, c’est quand un bateau n’a plus de fonction que les musées devraient intervenir en rachetant les derniers représentants d’un type. Mais nous n’en sommes pas là, vu le nombre de bateaux que nous avons encore aux Pays-Bas…

Les musées d’Amsterdam et de Rotterdam, qui avaient acquis de nombreuses unités dans les années 1970, en ont depuis cédé un certain nombre à des organisations privées motivées. C’est notamment le cas du musée de Rotterdam quand j’étais directeur. Nous pouvions ainsi nous concentrer sur les pièces uniques de la collection tout en réduisant les coûts d’entretien. En général, les particuliers et associations sont de bien meilleurs propriétaires de bateaux que les musées !

A. v. H. : Il existe tout de même des exemples qui allient les deux, comme Helena, une barge à voile rhénane qui appartient au musée Maritime de Rotterdam et qui fête ses 150 ans cette année. Elle est très bien conservée et navigue avec des visiteurs. Il ne faut sans doute pas que tous les bateaux deviennent des musées. Je connais des propriétaires qui sont très impliqués dans la conservation de leurs yachts, mais qui ont aussi en tête de pouvoir bien naviguer et s’amuser sur leurs bateaux. ◼