
Texte et photos (sauf mention contraire) : Louis Baumard - En Guyane, des pirogues en bois assurent toujours l’essentiel du transport des personnes et des marchandises. Une activité difficile, parfois risquée, sur le fleuve Maroni, resté à l’état originel et longtemps soumis à une frontière floue.
Moment tendu : – « Pali ! » (pagaie), hurle Papa Sawami. Leendert, le jeune matelot, troque la perche contre la pagaie. La pirogue approche à toute vitesse du rocher… et l’évite. – « Kola ! » (perche), crie un moment après Papa Sawami. La configuration du « saut », cette chute étroite où s’engouffre l’eau à vive allure, a changé. Leendert apprend son métier. La pirogue de 18 mètres de long peine encore à se glisser entre cet amas de roches qui fait toute la difficulté de la navigation sur le Maroni. Des sauts, on en compte quatre-vingt-dix entre les communes françaises de Saint-Laurent et Maripasoula, ultime escale. Les 200 chevaux du moteur grondent plus fort. Il faut hurler pour s’entendre. La pirogue en bois racle le fond pendant quelques trop longues secondes…, mais passe.
Le Surinamien Papa Sawami (Papa signifie Monsieur), la petite soixantaine, navigue depuis presque autant d’années sur le fleuve. Au fil du temps, il a appris à connaître tous ses rochers, arrondis et polis, tous ses remous et rapides, tous les pièges de la saison des pluies, comme aujourd’hui, ou de la saison sèche, quand l’eau manque sous la coque. Il faut alors pousser ou tirer la pirogue et parfois vider son chargement sur un rocher, puis la recharger une fois l’obstacle franchi. Autre solution : aller à terre pour contourner le saut. Improviser, et vite, quand c’est nécessaire.
Sawami (« C’est mon nom et mon prénom », assure-t-il en souriant), Leendert, le matelot « takariste » (ou bossman, celui qui manie perche et pagaie), et Willem, matelot et cuisinier, sont des familiers du Maroni, qui a le statut particulier de fleuve international. Sous un ciel bleu, dans une forêt épaisse et sur une eau brune, le fleuve sert de frontière entre la Guyane et la république du Surinam, mais pas depuis longtemps.
Un fleuve frontière entre deux colonies européennes
L’or pousse des aventuriers à s’engager sur le Maroni à partir de 1855, mais, jusqu’en 1891, aucun des colonisateurs riverains ne s’inquiète vraiment de savoir qui a la souveraineté sur le fleuve. Pourtant à cette époque, des pirogues naviguent déjà vers l’amont pour alimenter en matériels et en vivres (huile, vin, anisette, tafia, bœuf, queue et nez de cochon, morue, farine, riz…) les premiers aventuriers des placers aurifères.
En 1891, la France et les Pays-Bas font appel au tsar Alexandre III, choisi pour sa neutralité dans cette affaire, pour obtenir une sentence arbitrale sur le tracé d’une frontière. Celle-ci se concrétise le 30 septembre 1915 : une ligne médiane divise le fleuve en deux avec, à l’ouest, la colonie batave et, à l’est, la colonie française. La convention prévoit que « […] les marchandises, y compris l’or remontant ou descendant cette partie du fleuve [de l’île néerlandaise de Stoelmans à Saint-Laurent-du-Maroni], transiteront librement dans les eaux de l’une ou de l’autre nation et seront dispensées de toute production de manifeste ou d’autres documents et de toute consignation de droits, ceux-ci ne devenant exigibles, s’il y a lieu, qu’au moment du débarquement. Les personnes circulant sur les eaux de la partie du fleuve visée par la présente convention ne pourront être aucunement inquiétées par les agents de l’une ou l’autre nation, si ce n’est pour crimes ou délits de droit commun. »

La convention de 1915 est imprécise et ne tranche pas la question des îles. Il y en a… neuf cent cinquante ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, puis la transition vers l’indépendance du Surinam en 1975, puis la guerre civile (1986-1992), la situation n’évolue pas. Un accord-cadre de coopération et d’amitié est signé en 2018 entre les deux pays. Malgré cela, des incidents de frontière ont lieu en 2018 et 2019 et il devient urgent d’attribuer des responsables officiels à un territoire, d’autant plus que toutes sortes de trafics se déroulent sur le fleuve. Trois ans plus tard, le 15 mars 2021, les deux états signent un protocole basé sur la convention de 1915, qui tranche enfin sur la propriété des îles, dont soixante sont habitées. Elles deviennent surinamiennes ou françaises en fonction du choix de leurs habitants et de la nation qui y a construit des infrastructures. Les populations locales se sentent surtout appartenir au fleuve et à son mode de vie. Elles apprécient aussi les prestations sociales guyanaises.
Une autre déclaration conjointe de coopération, signée aussi le 15 mars 2021, constate les problèmes surgis sur le fleuve et la zone frontalière. La liste des actions à entreprendre est longue et ambitieuse. L’engagement entre la France et le Suriname ne semble se faire ni-conjointement, ni proportionnellement. Au moins, contrairement au XXe siècle, on ne parle plus de « nègres bosh et d’Indiens », mais de « populations indigènes et tribales », celles qui, comme Sawami et ses takaristes, assurent coûte que coûte le transport sur le fleuve.
Au Surinam, le carburant coûte moins cher
Samedi. Premier jour. C’est à Albina, la ville surinamienne faisant face à Saint-Laurent-du-Maroni, que Sawami entame le voyage qui nous emmènera à Maripasoula, à 300 kilomètres au sud, en pleine forêt amazonienne. Le chargement minutieux de la pirogue prend la matinée : l’équilibre doit être parfait. On embarque bois de charpente, ciment français, faux marbre espagnol, portes, sommiers et matelas brésiliens, deux gazinières, des caisses de lessive, un évier métallique et des chick’n chips de Trinidad. Le tout est soigneusement recouvert d’un prélart. Au total, Sawami transporte 7 tonnes de marchandises, plus une cuve en plastique de 1 000 litres de carburant achetés chez un négociant chinois.
Le passager est coincé sur un banc en bois, placé entre le réservoir d’essence et la cuisine rustique (une bouteille de gaz, un réchaud antédiluvien, une glacière). Conseil : emporter avec soi des coussins, des vivres, un hamac, un chapeau et de la crème solaire. Sawami, piroguier indépendant, comme la plupart de ses collègues, travaille cette fois-ci pour une armatrice de Saint-Laurent, Mme Akatsia, membre comme lui de la communauté ndjuka. « être Ndjuka, dans ce métier, ça aide », assure-t-elle, avant d’expliquer qu’avec les piroguiers, « tout marche à la confiance » et qu’un transport vers Maripasoula est rentable à partir de 7 tonnes.
« Si le client est pressé, il paie pour la totalité du chargement. » Ici, il y a clairement plusieurs clients.
Si Sawami préfère le côté surinamien du fleuve, ce n’est pas seulement parce que le carburant y coûte moins cher. C’est aussi parce que l’administration de ce pays – police et douane – est invisible, voire inexistante. Sa pirogue de fret, dite « porteuse », n’a pas de drome de sauvetage, pas d’immatriculation, pas de nom, pas d’assurances, pas d’âge. Cela dit, la carte mentale que Sawami a du fleuve remplace n’importe quel brevet de navigation.

L’anthropologue et géographe Jean Hurault écrivait, en 1970, dans son ouvrage Africains de Guyane, qu’« à partir de 5 ou 6 ans, les enfants pagaient dans le canot de leur mère ». On les emmène sur le fleuve pour qu’ils commencent à fixer dans leur mémoire sa topographie, ses roches, îles et chenaux. « Les patrons canotiers instruisent les jeunes gens qui travaillent pour eux comme takaristes, leur enseignant les finesses de la technique… » Il constatait aussi qu’« autrefois, nul ne pouvait être patron d’un canot sans avoir fait au moins vingt fois le voyage de Saint-Laurent en tant que bossman. Mais les anciens se plaignent de l’abandon de cette coutume ; maintenant, n’importe qui s’improvise patron et les naufrages dus à la témérité ou à l’inexpérience ne sont pas rares. »
L’archéologue Sophie François, qui a étudié les pirogues du Maroni, observe de son côté que « la scolarisation des jeunes a modifié la transmission des savoir-faire, notamment ceux liés à la construction, puisqu’elle réclame une présence de plusieurs semaines pour participer à toutes les étapes de la construction. » Ajoutons que le Maroni n’accueille aucun balisage et qu’il est impossible d’y naviguer de nuit. En Guyane, on conduit à droite, au Surinam, à gauche, et, sur le fleuve, on navigue où on peut. Une règle prévaut cependant lors du passage des sauts : la pirogue montante est prioritaire.

Photo : Aurélien Brusini/HEMIS.FR/hemis.fr/Hemis via AFP
Les deux rives du Maroni n’ont pas toujours baigné dans le calme et la torpeur du climat tropical. Les drapeaux surinamiens jaunes de l’Algemene Bevrijdings- en Ontwikkelingspartij (Parti général de la libération et du développement) et violets du Nationale Democratische Partij (Parti national démocratique) flottent sur les deux rives et sur des pirogues. Ces partis défendent les Ndjukas restés au Surinam après la guerre civile, quand beaucoup d’autres se sont réfugiés sur la rive française. Ces derniers, sous le nom générique de Bushinengués, reprenaient la même route que leurs ancêtres Noirs Marrons fuyant les plantations des colons néerlandais au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, de nouvelles populations ndjukas (et d’autres groupes bushinengués tels les Alukus, les Paramacas et les Saramakas) se sont installées sur la rive guyanaise, apportant leurs langue, mode de vie et connaissance du fleuve. Cet état de fait amène à un quasi-monopole de la navigation par les Ndjukas.
Une fois la pirogue chargée et les passagers installés tant bien que mal, Sawami met le cap vers l’amont et Maripasoula, dans une chaleur écrasante. Il a pris la précaution de jeter à l’eau le contenu d’un verre de rhum pour satisfaire les esprits. Ce que n’avait pas fait, sans doute, le capitaine d’un caboteur qui, au sortir du port, y a définitivement échoué son navire. Le trafic transversal entre Albina et Saint-Laurent est dense, composé de pirogues à passagers, dites « fileuses », étroites et dotées d’un taud. D’autres fileuses permettent de remonter jusqu’à Apatou, premier gros bourg fort de dix mille habitants. Leurs passagers constatent que les dragues des orpailleurs se trouvent côté surinamien et que des enfants heureux jouent dans les eaux limoneuses du fleuve, tandis que leurs mères y font la vaisselle. Ils remarquent aussi ces bulles et ces écumes flottant à la surface des eaux. Willem assure que ce sont les remous de la rivière. Quelle blague ! Et pourquoi pas des bulles de savon ?
Les bras du fleuve portent le curieux nom de bistouris
Ces écumes, nous en verrons beaucoup tout au long du voyage. Elles sont provoquées par les orpailleurs illégaux qui utilisent des produits à base de cyanure et de mercure. Ils se moquent autant de la pollution du fleuve que des dangers qu’ils provoquent et des déclarations conjointes de la France et du Surinam. Le problème est bien connu des autorités françaises, mais l’orpaillage sauvage se pratique surtout au Surinam, qui ne fait pas de zèle pour le contrôler, d’autant qu’il est aux mains de Brésiliens et de Surinamiens. Par le passé, on a compté dans leurs rangs Desi Bouterse, chef de l’État, et Ronnie Brunswijk, vice-président…
Les toponymes, Ankel, Sparouine, Patience, Bambie Kampoe, Kwali Ondoe 1, Nideng Kampoe, Kwali Ondo 2, sont des mélanges de langues locales et importées. Apatou (France) et son superbe collège apparaissent au milieu de l’après-midi. Les pirogues scolaires municipales – seul moyen de transport pour les élèves – attendent leurs passagers avec des gilets de sauvetage bien visibles et facilement accessibles. Ceux-ci sont devenus obligatoires pour les enfants après des naufrages dramatiques sur les sauts. Très peu d’adultes en portent. Au-delà d’Apatou, les kampoes, habitats temporaires situés près de parcelles cultivées, s’espacent de plus en plus.

La rivière se rétrécit, ou plutôt elle se sépare en plusieurs bras séparant des îles. Sawami les connaît tous. Ces bras portent le curieux nom de bistouris. Bien les connaître permet de contourner les sauts quand ils manquent d’eau, quand ils prennent l’allure d’un torrent ou quand l’enfoncement de la pirogue est trop important. Dans un village surinamien, nous livrons des gouttières et deux bouteilles de rhum au maître d’école. L’internat est vide et poussiéreux depuis longtemps. Tout au long du voyage, nous croisons des pirogues fileuses et porteuses, piroguiers toujours debout, souvent vêtus de vestes de treillis.
Il est impossible d’effectuer le trajet de Saint-Laurent-du-Maroni à Maripasoula en une journée. L’équipage fait donc escale dans un village, Loka Loka Soula (soula signifiant saut), disposant d’un carbet de passage – une hutte sur pilotis, sans mur, mais avec un toit. On indique au plus proche voisin que l’on s’y installe pour la nuit, on accroche son hamac et on écoute les grenouilles – bien obligés – avant de s’endormir. Le matin, les oiseaux nous réveillent.
Dimanche, deuxième jour. Sawami, Leendert et Willem ne perdent pas de temps. Il se passe à peine dix minutes entre le réveil et le départ. Le petit déjeuner se prend à bord. Heure bénie de la journée où la température reste clémente, avec un peu de brume sur des montagnes touffues à l’horizon. Un peu plus loin, sur un îlot qui fait fonction de station-service-garage-pièces et hélices de rechange, une boîte en carton est livrée en une minute. Les rives argileuses sont parfois entaillées sur environ 3 mètres de haut et 3 mètres de large pour laisser passer du matériel roulant qui servira dans les exploitations aurifères clandestines. Parfois, nous dépassons des supermarchés-restaurants-hôtels-bordels, tous conçus sur le même modèle, au bord de l’eau. On y trouve aussi tout le matériel du parfait garimpeiro, le chercheur d’or brésilien, bien plus facile à trouver au Surinam qu’en Guyane. Tout se paie en grammes d’or et surtout pas en dollars surinamiens.
Un fort contraste entre les deux rives
Sawami n’est pas bavard, mais, peu avant un saut particulièrement ardu, il annonce que des difficultés nous attendent. Leendert et Willem sont tous deux à l’avant, pagaie et perche prêtes à servir. Cette fois, Sawami n’aura pas besoin de hurler. Il force l’allure, prend de l’élan… de l’eau vert-brun embarque, mais nous passons. Comme récompense, nous avons droit à un plat de couac (manioc concassé) et de poisson fumé et épicé. à la mi-journée, la pirogue atteint l’autre grande bourgade du Maroni, Grand Santi, côté guyanais, mais nous n’y ferons pas escale. Au milieu de l’après-midi, Sawami déclare qu’il est malade et que nous nous arrêtons. Personne ne peut le remplacer.
L’endroit où nous passons la nuit, Abouna Sounga Soula, toujours côté surinamien, est la parfaite définition du milieu de nulle part… C’est un autre îlot au milieu d’un lacis de bistouris étroits. Une famille nombreuse s’occupe d’une espèce de station-service pour pirogues. Une Brésilienne, seule avec son enfant, tient une épicerie. Nous accrochons nos hamacs dans un carbet dont le toit fuit. Le contraste est grand entre l’organisation des villages guyanais, avec leurs écoles et leurs gendarmeries, et la pauvreté qui règne côté surinamien. Visiblement, l’État à l’est du fleuve est généreux, l’État à l’ouest l’est beaucoup moins. La guerre civile des années 1980 suscite-t-elle encore des rancœurs à Paramaribo, capitale du Surinam, vis-à-vis des anciens rebelles ?

transporte des barils vides.

marque la fin du voyage.

Les Brésiliens qui vivent le long du fleuve utilisent des pirogues en aluminium
Lundi, troisième jour. Sawami est à nouveau en pleine forme et réveille tout le monde. Au petit jour, la pirogue s’engage dans un bistouri surmonté d’une voûte de branches et de feuillages. Faux départ. Arrivé devant un saut, le piroguier décide de revenir à Abouna Sounga Soula. Il n’explique pas ce qui se passe ; il ne parle que le mawinatongo, la langue du fleuve. En fait, il a réalisé que la barque – si l’on peut dire – est (trop) pleine. Nous ne pouvons pas franchir le saut. Après discussion, une partie de la cargaison est transbordée dans la pirogue du patron de la station-service. Le convoi que nous formons reprend le même chemin. Le temps ne compte pas vraiment et l’Estimated Time of Arrival (ETA) est pour le moins approximatif. De toute façon, il n’y a aucun moyen de téléphoner pour prévenir de son retard.
Comme il l’a fait hier, et toute sa vie, Sawami force l’allure, prend de l’élan et… passe. Son annexe temporaire le suit sans difficulté. La cargaison est rechargée et son poids est réparti aussi méticuleusement que le jour du départ. L’adjoint temporaire reçoit 2 litres d’essence pour service rendu et s’en retourne chez lui. Nous poursuivons vers l’amont alors que la chaleur commence à monter, les arbres immenses servant de parasols. Lors d’une pause déjeuner, un moteur d’avion de tourisme qui vole bas nous fait lever la tête, mais la canopée empêche de le voir. Qu’est-ce qu’il fait là ?
Brusquement, le cours du fleuve s’élargit et on a l’impression de naviguer sur un lac. Ce n’est qu’un long bief où des « coques alu » transportent surtout des passagers. Autant les Ndjukas sont familiers des pirogues en bois, autant les Brésiliens qui vivent le long du fleuve pratiquent des pirogues en aluminium, plus légères, mais moins adaptées au passage des sauts. Ils portent des noms à connotation religieuse, comme Deus Conosco (« Dieu est avec nous »). Peut-être jettent-ils aussi du rhum à l’eau avant de mettre leur moteur en marche ? On n’est jamais trop prudent.
à Papaïchton circulent des voitures et des motos. Comment sont-elles arrivées là ? Même question pour les tractopelles et les barils de combustible qui alimentent les microcentrales électriques. Les pirogues sont essentielles pour mener une vie à l’européenne ou s’en approchant. Maripasoula et ses maisons colorées à flanc de colline apparaissent au détour d’une courbe. Juste en face, c’est Albina 2, ville-champignon construite sur le modèle d’Albina : mêmes activités, même monnaie forte, mêmes populations surinamiennes, brésilienne et chinoise. Au sud de Maripasoula, le fleuve devient rivière, change de nom et rétrécit ; l’accès y est – théoriquement – contrôlé et protégé. Sur les documents diplomatiques, c’est la « section 4 » du protocole de 2021, qui reste encore à délimiter et qui le sera peut-être un jour. Là n’est pas le souci de Papa Sawami. Lui va tenter de trouver du fret pour la descente, des barils vides par exemple. La routine. ◼
En savoir plus
Sécurité sur le fleuve : limiter les risques sur un axe majeur

Le 2 juin 2025, sept personnes trouvent la mort en face de Saint-Laurent-du-Maroni dans le chavirage de leur « fileuse ». Le 16 février 2024, une pirogue heurte un rocher au saut Hermina. Les sept passagers tombent à l’eau, l’un d’eux se noie. Le 23 décembre 2023, quatre enfants d’une même famille meurent après que leur embarcation a chaviré au saut Poligoudou. Selon l’administration, « personne ne communique sur les accidents enregistrés sur le fleuve ». Un représentant de la direction Mer, littoral et fleuve explique que « ça se passe entre eux. Ils considèrent que c’est une sorte de fatalité, même chez les parents d’élèves ». Or le fleuve est le principal moyen de communication pour les populations guyanaise et surinamienne riveraines.
Selon un rapport fourni en 2013 par le préfet de Guyane à l’Autorité environnementale du conseil général de l’Environnement et du Développement durable (à Paris) : « environ 2,2 millions de déplacements en pirogues seraient constatés par an sur le fleuve. Cent quinze mille passagers l’emprunteraient sur de longues distances en franchissant plusieurs sauts, ce qui représenterait 375 à 400 personnes par jour. Les transports scolaires sont organisés via 39 lignes permettant à 1 815 élèves de rejoindre les 23 établissements scolaires implantés le long du fleuve. Huit sauts sont concernés par les transports scolaires. Le chargement du fret atteindrait sur le fleuve 14 000 tonnes par an dont un volume important de carburant et de matières dangereuses. » En saison sèche (mai à novembre), le manque d’eau augmente le nombre de ruptures de charge. Conséquence, le coût du transport augmente lui aussi et des non professionnels tentent l’aventure.
En 2013, la Direction de l’environnement, de l’emménagement et du logement de Guyane projette d’aménager onze sauts répartis jusqu’à Maripasoula (déroctage par pelle mécanique ou explosif). Quatre cheminements terrestres sécurisés sont prévus sur les rives afin de contourner les sauts en saison sèche. Les Amérindiens, en amont, applaudissent le projet. Les Bushinengués, eux, s’y opposent, considérant qu’il ne faut pas bousculer les esprits…, argument auquel on ne devait pas s’attendre à Paris. Dans une déclaration conjointe, le 15 mars 2021, la France et le Surinam confirment que les îles de Bonidoro et Poedia Tabiki sont sacrées pour les habitants. Les sauts restent donc dans leur état originel.
Par ailleurs, construire la « route du fleuve », de 200 kilomètres, à travers la forêt jusque Maripasoula, n’a pas d’intérêt écologique, ni économique, ni électoral…
Les pirogues professionnelles, une flotte difficile à quantifier

Selon la Direction générale des territoires et de la mer (DGTM), « depuis 2014, nous décomptons cinquante-sept entreprises de transport et trois cent soixante-treize pirogues professionnelles sont enregistrées. Toutefois, un grand nombre de ces pirogues n’ont plus de certificat de bateau en cours de validité et ne sont donc peut-être plus en circulation. Nous dénombrons actuellement dix-sept entreprises avec au moins une pirogue disposant d’un certificat de bateau valide. Par ailleurs, nous savons que des entreprises de transport travaillent sur le Maroni sans immatriculation à jour (ou sans immatriculation du tout). »
Les chiffres fournis par la DGTM montrent qu’il est moins facile d’administrer la flotte du Maroni que celle d’un port métropolitain. La DGTM recense aussi des « bateaux de plaisance », essentiellement des pirogues. Depuis 2005, huit cent dix-huit d’entre elles ont été enregistrées sur le Maroni, dont deux cent quatre-vingt-une depuis 2020 et soixante-dix-neuf depuis 2024. « Toutefois, nous ne savons pas combien de ces embarcations existent encore réellement et, comme pour le secteur professionnel, un certain nombre ne sont pas immatriculées. » Et l’on ne compte même pas les pirogues surinamiennes.
L’administration sait qu’elle ne peut pas dupliquer les normes métropolitaines, mais elle souhaite, par exemple, introduire des certificats de qualification pour les piroguiers. Les armateurs estiment cela superflu pour des hommes qui, disent-ils, naviguent sur le Maroni depuis leur plus tendre enfance. De plus, comment faire respecter des normes françaises et comment faire passer des examens à des piroguiers surinamiens qui ne parlent ni ne lisent le français ? D’autres problèmes se posent : l’insécurité liée aux orpailleurs illégaux, la pollution venue du Surinam, le coût élevé des assurances, le changement climatique qui rend déjà la saison sèche de plus en plus longue. Le Maroni, fleuve long et beau, mais si peu tranquille.
À lire pour aller plus loin
- Jean Hurault, Africains de Guyane. Éditions Mouton, 1970.
- Sophie François, Pirogues de Guyane. Images du Patrimoine 280, Inventaire général du Patrimoine culturel, 2015.

