©Webmaster Ace

Par Vincent Guigueno et Maud Lénée-Corrèze – Célestin Delaporte est le « Monsieur Métal » du patrimoine auprès du ministère de la Culture depuis 2006. Son rôle est d’enquêter et de livrer des rapports sur l’histoire et l’état de conservation des navires à coque métallique avant leur éventuelle protection au titre des Monuments historiques. Il évoque les fleurons de ce patrimoine – du Belem aux bateaux fluviaux – qui reste minoritaire dans la famille des deux cent un bateaux protégés.

En ce jour de décembre, sur le terre-plein du slipway du Flimiou, à Douarnenez, trois hommes examinent la coque d’un navire bien connu des passionnés de patrimoine maritime. Il s’agit du Roi Gradlon, un ancien baliseur qui a quitté les estacades du Port-musée quelques semaines plus tôt. Ce navire de charge en acier, construit en 1948 par les Forges et Chantiers de Méditerranée sur leur site du Havre, a été basé à Lorient et affecté aux travaux de balisage en Bretagne Sud en 1952. Désarmé en 2014, après soixante-six ans de service, dont soixante-deux ans aux Phares et Balises, il est depuis dix ans l’un des navires les plus visités de la collection à flot du Port-musée de Douarnenez.

Accompagnant deux techniciens de l’Armement des Phares et Balises (APB), un service à compétence nationale du ministère de la Transition écologique, Célestin Delaporte inspecte les cales, la timonerie, le pont, les tôles rivetées de ce bateau qu’il connaît bien pour l’avoir déjà étudié il y a dix ans. Depuis 2006, il est en effet « expert pour la conservation du patrimoine maritime et fluvial à coque métallique » auprès du ministère de la Culture. Son rôle est double : étudier l’intérêt patrimonial d’un navire pour le compte de la Direction des affaires culturelles (DRAC) à la demande d’un propriétaire, et suivre les chantiers de bateaux protégés à coque métallique, inscrits au titre des Monuments historiques ou classés comme tel. « Je contrôle le respect des règles de l’art lors des travaux et je vérifie que des modifications n’altèrent pas l’état du bateau au moment de sa protection Monument historique, précise-t-il. Mais mes rapports ne sont que des avis destinés à éclairer la décision du conservateur, ce n’est pas moi qui décide in fine, même dans les chantiers. »

Célestin Delaporte, expert auprès de la DRAC, inspecte l’hélice de l’ancien baliseur, Roi Gradlon, à Douarnenez.
© Vincent Guigueno

L’univers professionnel d’origine de Célestin Delaporte n’est pourtant pas le patrimoine ni la conservation mais la conception de bateaux métalliques neufs, en particulier de chalutiers d’une cinquantaine de mètres. Natif de Saint-Père-Marc-en-Poulet, dans la région malouine, il entre dans la construction navale après des études techniques secondaires. Il travaille dans les bureaux d’étude de plusieurs chantiers, dont celui de Didier Marchand, Pantocarène, à Port-Navalo, dans les années 1980.

De retour à Saint-Malo, il y poursuit sa carrière et prend la direction du chantier Atelier Bretagne Nord (ABN) jusqu’à sa retraite en 2003. Il a alors comme voisin de chantier Raymond Labbé, expert du bois depuis 1985 pour le ministère de la Culture, qui lui fait découvrir le suivi de chantier des bateaux protégés, et l’invite notamment à lui donner son avis pour des bateaux à coque métallique. Car parmi les premiers navires classés, et non des moindres, certains sont en métal : la Duchesse Anne (1982), le Belem (1984), Sandettié (1997), la frégate météorologique stationnaire France I (2004), le chalutier Angoumois (1989)… La plupart, à l’exception notable du Belem qui navigue, sont classés pour enrichir les collections à flot des nouveaux musées qui se créent dans les années 1980 – Douarnenez, Dunkerque, La Rochelle – et accueillent du public à bord.

Au décès de Raymond Labbé en 2004, un appel à candidature est lancé au niveau national. Célestin, qui connaît un peu le poste grâce à son regretté collègue, postule, fort de ses quarante ans d’expérience dans l’étude et la construction de navires. « J’avais envie de transmettre mon savoir pour la conservation et la sauvegarde des bateaux historiques, souvent de véritables chefs-d’œuvre de chaudronnerie industrielle. J’ai appris avec beaucoup d’enthousiasme ma nomination. » Au départ, ses avis sont strictement techniques : « Je faisais le suivi des bateaux en réparation, comme Raymond Labbé, ajoute-t-il. Mais, vers 2010, on m’a demandé de réaliser des rapports d’intérêts patrimoniaux. »

Angoumois, pêche arrière construit en 1969 à Dieppe, classé MH en 1989, est conservé au musée Maritime de La Rochelle.
© Franck Moreau - Mairie de La Rochelle

Ces documents sont nécessaires lorsqu’un propriétaire fait une demande de classement de bateau auprès de la DRAC. Pour Célestin, qui vient d’un milieu n’ayant aucun rapport avec le patrimoine, c’est une mission difficile, mais Henry Masson, conservateur des Monuments historiques à la DRAC de Bretagne, l’incite finalement à se jeter à l’eau. Ses rapports intègrent désormais l’histoire du bateau, un travail d’enquête qui le passionne. « Je décris donc le mieux possible le bateau, son état sanitaire, son histoire, ses spécificités pour qu’en aval, la DRAC dispose d’éléments afin de décider si elle va présenter le bateau en commission de classement. »

Les critères sont similaires à ceux des bateaux en bois, témoins d’une époque, d’une innovation, d’un personnage, d’une activité… « Il y a une notion d’unicité. Le chalutier Angoumois, par exemple, a été classé car il est le dernier témoin de son époque des bateaux de pêche arrière. Un autre du même type n’aurait pas été classé à sa suite. Cela arrive que des bateaux identiques soient protégés, quand ils ont un intérêt régional par exemple, mais ce n’est pas courant. »

Joshua, classé MH en 1993, appartient aujourd’hui au musée Maritime de La Rochelle, et navigue régulièrement.
© Julien Chauvet - mairie de La Rochelle

Célestin Delaporte va ainsi rendre une trentaine de rapports qui mèneront tous ou presque à une protection. En parallèle, il suit toujours les différentes restaurations comme le veut son poste, comme celle du bateau de Bernard Moitessier, Joshua. Dans ce cas précis, la décision a été prise de garder autant que possible les traces de ses navigations, telles que les chocs reçus lors d’accostages, au titre des « marques de l’âme du bateau » ! Plus récemment, Célestin a aussi été consulté au sujet du Belem pour lequel le choix a été fait de souder les tôles autrefois rivetées. « Il n’est plus possible aujourd’hui de restaurer les coques métalliques rivetées comme on a pu le faire avant la Seconde Guerre mondiale, explique-t-il.

Il se prend d’une certaine passion pour le monde des mariniers

« Le savoir-faire a complètement disparu en France pour la construction navale. En revanche, on sait toujours faire du rivetage puisqu’on l’utilise régulièrement sur les ouvrages d’art de type Eiffel. Mais, dans ce cas, ce sont des barreaux assemblés par rivets, où ils jouent seulement un rôle d’assemblage mécanique. Pour un navire, le rivetage a aussi une fonction d’étanchéité, particulièrement compliquée lorsqu’on a un croisement de joints de tôles qui se superposent. Il serait sans doute possible de retrouver ces savoir-faire, mais pour quel marché ? Les coûts de main-d’œuvre sont exorbitants, et donc inenvisageables pour un navire exploité commercialement. Ce serait éventuellement limité aux bateaux protégés, et encore. »

Si quelques unités relèvent du milieu maritime, qu’il connaît par son ancienne profession, Célestin découvre le patrimoine fluvial, qui concerne une part non négligeable des bateaux à coque métallique. En 2010, il étudie Hortensia, une péniche automotrice de type Freycinet, construite en Belgique en 1930, puis achetée par Benoist Limoges. « Son nom vient d’une ancienne coutume qui consistait à donner aux bateaux des prénoms de femmes de mariniers ou des noms de fleurs, raconte-t-il. L’hortensia était la fleur préférée de l’épouse du premier propriétaire. Aujourd’hui, elle appartient toujours aux descendants de Benoist Limoges. »

Il se prend d’une certaine passion pour le monde des mariniers et leur vie si particulière. « Quel grand écart entre les péniches Freycinet dotées d’emménagements relativement confortables, et les flûtes berrichonnes dont les familles vivaient dans un espace de 5 mètres carrés avec un poêle, une table et quelques bannettes sur les parois du bateau ! Malheureusement, cette mémoire tend à disparaître, et j’essaie de me battre pour qu’on ne l’oublie pas. » Il rencontre deux flûtes berrichonnes l’année dernière en faisant un petit pas de côté lors d’un rapport d’intérêt patrimonial concernant une unité en acier et une autre en bois. « J’ai été fasciné par ce patrimoine et la vie sociale qu’il raconte. J’en ai même fait le sujet d’une conférence. »

La péniche de 1949 de gabarit Freycinet Pierre-la-Treiche, inscrite au titre des MH en 2020, sur le canal des Vosges en 2021.
© Guillaume Kiffer/Association Pierre-La-Treiche

Malgré l’enthousiasme de Célestin Delaporte pour le patrimoine métallique, celui-ci reste largement minoritaire dans la flotte des deux cent un navires inscrits ou classés recensés en 2022 par le ministère de la Culture : trente-deux coques en métal, et une seule en polyester, le Pen Duick d’Éric Tabarly, contre cent soixante-huit en bois. Trois ont été ajoutés cette année, avec les Pen Duick II, III et VI, dont deux sont en métal. Pourquoi cette faible proportion de bateaux à coque métallique ? « Parce qu’il y a peu de demandes de classement pour ces bateaux, souligne Célestin. En général, ce sont les propriétaires qui se tournent vers la DRAC. Il arrive que celle-ci propose aux propriétaires de soumettre une demande de classement, mais cela reste rare. »

Par ailleurs, protéger une unité peut être contraignant, voire incompatible pour un propriétaire qui a le projet de transformer son bateau : tout doit être conservé, toute modification ou intervention fait l’objet d’une demande auprès des conservateurs. Beaucoup de péniches servent aujourd’hui de logements et elles ont donc été aménagées en ce sens : le vaste espace disponible de la cale a été rendu habitable en pratiquant des ouvertures dans la muraille ou en réhaussant l’hiloire de cale… « Ce n’est alors plus du tout une péniche historique Freycinet, même si cela peut être fait avec goût ! précise Célestin. Une fois classée, une péniche de ce type, possédant une grande cale de chargement, ne peut plus être modifiée pour être transformée en habitation, ce qui entraîne probablement une baisse de sa valeur marchande. »

Il peut arriver, à l’instar de la péniche Pierre-La-Treiche, qui se trouve du côté de Toul, en Lorraine, que « de petites entorses à l’intégrité du bateau soient admises de manière collégiale, avec l’accord de la drac, afin de pouvoir faire naviguer le bateau en transportant des passagers, ou des enfants des écoles, dans des conditions de sécurité réglementaires. »

Célestin Delaporte reste conscient qu’il est nécessaire de faire vivre les bateaux. « Une question récurrente se pose à chaque demande de classement : pour quoi faire ? À quoi bon protéger un bateau pour lequel il n’y a pas de projet pour le voir ensuite se dégrader sans entretien le long d’un quai ? C’est toujours un crève-cœur d’être obligé d’entreprendre une démarche de déclassement quelques années plus tard afin de le déconstruire… »

En ce mois de décembre, devant la coque du Roi Gradlon, il se trouve confronté à un problème de ce genre. En dix ans, l’ancien baliseur s’est beaucoup détérioré. « J’ai l’impression d’avoir vu deux bateaux différents », confie-t-il en revenant de la visite. Manque d’entretien ? Difficile à dire : le Port-musée faisait tourner la machine et effectuait des travaux d’entretien réguliers, mais le bateau ne naviguait pas, comme un certain nombre de navires à coque métallique protégés.

Il y a sans doute un autre souci pour ce patrimoine spécifique : « Ce sont souvent de grosses unités, comme le Maillé Brézé ou la Duchesse Anne, avec des problèmes techniques et des coûts d’entretien, mais aussi des problèmes de sécurité pour répondre aux normes ERP (Établissement recevant du public). Ces bateaux ne répondent plus aux normes de navigation en vigueur et ne peuvent donc plus naviguer, ou uniquement accompagnés par des remorqueurs pour réaliser l’entretien des carènes en cale sèche. »

Actuellement, le trois-mâts Duchesse Anne est en travaux pour un coût estimé à 12 millions d’euros : il s’agit en particulier de faire sauter les 400 tonnes de béton qui assurent la stabilité du navire, et de les remplacer par un lest mobile, en s’inspirant de son sistership en état de naviguer, le Staatsraad Lehmkuhl, ex-Grossherzog Friedrich August (1914), basé à Bergen, dans lequel des tonnes de pavés sont stockés dans des caisses en bois, comme à l’origine.

Il reste à l’affût de tous les bateaux potentiellement intéressants

« Et puis, outre leur taille, les bateaux à coque métallique sont aussi souvent des remorqueurs ou des chalutiers, qu’il n’est pas facile de faire naviguer avec des passagers ! Il y a les petits roquios ou les anciennes navettes à passagers, tel Commandant O’Neill (ex-AB1), construit au chantier Dubigeon en 1935 et classé en 1993, qui effectue des croisières sur la Rance et accueille des conférences. Il y a le Belem évidemment, mais c’est un voilier de charge, devenu voilier de plaisance, puis voilier-école, avec des aménagements réalisés dans la cale de chargement qui lui permettent de conserver une silhouette proche de celle d’origine, ou dans son esprit. »

Célestin Delaporte essaie de ne pas se laisser envahir par la morosité : il reste à l’affût de tous les bateaux potentiellement intéressants, dont les propriétaires ne se doutent peut-être pas qu’ils pourraient faire l’objet d’un classement. Ce pourrait être le cas du Laborieux, l’ancien remorqueur « découvert grâce aux belles pages que Le Chasse-Marée lui a consacrées l’automne dernier », s’enthousiasme l’expert. À bon entendeur… ◼