
Par Nathalie Couilloud – Dans les Côtes-d’Armor, à Pleubian, Julien Houron est garde conservateur depuis 2008. Avec sa collègue, Claire Josso, garde technicienne, il veille sur la réserve naturelle régionale du Sillon de Talbert, une curiosité géologique d’envergure internationale qui attire des milliers de visiteurs chaque année.
À la maison du Sillon, c’est l’heure du café. Julien Houron et Claire Josso discutent avec Mathieu et Robin, les jeunes « services civiques » qui passent huit mois avec eux sur le terrain. Une équipe restreinte qui ne manque ni de travail ni de passion pour « la plus grande flèche littorale observable en France, un objet géologique d’intérêt scientifique international », prévient-on d’emblée.
À 47 ans, Julien Houron n’a jamais travaillé ailleurs et ne s’est jamais posé la question de changer de secteur. « Quand j’étais gamin, je ne pouvais pas mettre des mots sur ces notions, mais j’avais une sensibilité à l’environnement, à la biodiversité. J’observais, je collectionnais un petit peu les papillons à l’époque… ça ne se fait plus ça ! Plus tard s’y est ajouté le côté breton fier de son patrimoine. Quand j’ai fait mes études à Guingamp, puis à Rennes, mon objectif, c’était de travailler en Bretagne et d’être garde du littoral. Je crois que je n’aurais pas fait ce travail ailleurs. C’était vraiment très personnel. »
Il postule auprès de la commune et obtient le poste
Ce passionné d’ornithologie découvre au lycée une fiche métier sur les gardes du littoral et s’oriente vers la biologie et l’écologie littorale. En 2006, quand la commune de Pleubian, gestionnaire de la réserve naturelle régionale du Sillon de Talbert qui vient d’être créée, cherche quelqu’un pour travailler sur le terrain, il postule et obtient le poste, d’abord sous forme de missions saisonnières, puis comme titulaire en 2008. Il est donc employé communal, comme sa collègue Claire, arrivée en 2022. Puisqu’il s’agit d’une réserve naturelle régionale, la Région contribue au fonctionnement et aux investissements à hauteur d’environ 50 pour cent du budget global, la commune de 30 à 40 pour cent, le reste provenant d’autres partenaires.

Le Conservatoire du Littoral, lui, intervient au niveau des investissements, pas dans le fonctionnement.
Il a ainsi acquis et rénové ce qui est devenu la Maison du Sillon en 2011 ; il a récemment acheté à l’amiable une autre maison en pierre, à 50 mètres de la première, pour y loger des personnes qui ont des missions ponctuelles sur le site (scientifiques, services civiques, partenaires techniques, usagers…) ; il a aussi acheté un grand bâtiment désaffecté, une ancienne crêperie, juste à l’entrée du Sillon, qui sera bientôt démoli pour rendre le site à la nature.
Le Sillon, lui, relève du domaine public maritime : « Une convention d’affectation lie l’État à son établissement public : le Conservatoire est affectataire, et il l’est de manière inaliénable », expose Julien.
Julien et Claire mettent en œuvre les actions du plan de gestion de la réserve qui vise à protéger et valoriser le site. À la tête de la réserve, un comité de gestion réunit des partenaires techniques, institutionnels, scientifiques, ainsi que des usagers, des représentants de la région Bretagne et du Conservatoire du Littoral. Le premier plan a été mis en place en 2009, le deuxième en 2016 et le troisième est en cours d’élaboration pour les dix prochaines années, avec une nouveauté de taille : l’extension du périmètre protégé par la réserve.
« Il est actuellement de 205 hectares, alors que celui du Conservatoire fait 1 000 hectares. On a fait des groupes de travail, et en faisant remonter des connaissances, on s’est aperçu qu’il y avait des enjeux au-delà de ces limites, dans des zones voisines du Sillon ou sur Pleubian, très riche au niveau du patrimoine naturel littoral. Même s’il reste encore beaucoup d’étapes de consultation et de concertation, au moment où l’on se parle, on est sur un projet d’extension à 1 145 hectares, intégrant le marais de Laneros et de petits îlots du côté de l’archipel de Maudez, pour des enjeux de conservation des oiseaux marins nicheurs. On disposerait ainsi d’un secteur plus cohérent pour le fonctionnement et la sensibilisation. À l’heure actuelle, il y a une limite nette sur l’estran, alors qu’il y a par exemple des oiseaux qui nichent des deux côtés. L’extension permettrait aussi de mieux anticiper les évolution topo-morphologiques, parce qu’on est sur un site très évolutif », explique Julien.

Élaborer un plan de gestion, avec une extension, génère un lourd travail administratif, on s’en doute. Malgré tout, le métier reste varié entre missions techniques (suivis écologiques, travaux d’entretien…) et pédagogiques (sensibilisation, médiation). De février à la Toussaint, l’équipe organise une quinzaine de visites guidées sur le terrain pour le public. « Sans prétention, je pense que les personnes qui y participent ont un peu l’impression d’être dans la confidence du site. Et c’est possible parce que nous-mêmes nous apprenons beaucoup au contact des partenaires scientifiques, techniques et institutionnels qui travaillent sur le Sillon. »
On note quatre cents à cinq cents infractions par an
L’an dernier, les gardes ont édité l’Inventaire illustré de tous les oiseaux vus à Pleubian de Jean-Philippe Carlier, un photographe amateur résidant à Brestan, hameau de Pleubian. « Il a apporté beaucoup de données sur les espèces qui vivent ici. C’est une bonne valorisation de notre travail de terrain, qui est celui d’observateur. » Le livre a été présenté lors d’un « café des locaux », un temps d’échanges organisé par l’équipe un mercredi par mois en automne pour parler de la réserve autour d’un café.
Car depuis 2020-2021, de plus en plus de personnes s’investissent aux côtés des gardes du littoral, dans un esprit de mobilisation citoyenne. « Ils ont envie de se sentir utile sur la réserve, ils participent à des suivis scientifiques, comme celui sur les macrodéchets en ce moment, font de la médiation avec nous, assurent l’accueil à la Maison du Sillon, font remonter de l’information sur la biodiversité… Pour nous, c’est important d’ouvrir les portes de la réserve. »
La fréquentation, mesurée depuis 2009, reste stable avec environ 80 000 à 100 000 personnes par an ; un règlement et la présence d’agents sur le terrain permettent de l’encadrer. « Pour limiter les intrusions qui gênent la faune sauvage, des secteurs sont fermés à certains moments. On note quatre cents à cinq cents infractions par an, essentiellement à cause de la présence de chiens ou de ramassage de galets. On n’est pas là pour prendre les gens au piège, on les informe. Dans les cas graves, on fait un relevé d’identité. Sur le terrain, il y a aussi les agents de l’Office français de la biodiversité, les gendarmes maritimes… »

Les gardes du Sillon sont parfois amenés à sortir de leur réserve. Ils peuvent être appelés en renfort par des collègues, par exemple au cap Fréhel pour canaliser les milliers de spectateurs venus voir passer les voiliers de la Route du Rhum, ou dans le Morbihan pendant la Semaine du Golfe. « Concrètement, on travaille de manière isolée, chacun sur notre site, mais il y a quand même un réseau très important. C’est une famille, qui est là en cas de besoin pour des échanges techniques et autres. Il y a des solidarités dans notre métier, un partage de valeurs. Pour moi, c’est essentiel », souligne Julien.
Qui s’enrichit aussi au contact des chercheurs de l’Université de Bretagne occidentale (UBO) venus scruter les évolutions du Sillon depuis vingt ans : « Il y a tout un volet de suivi topo-morphologique du sillon par des prises de mesures régulières à haute fréquence afin de mieux connaître le fonctionnement naturel de la flèche, anticiper ses évolutions, comprendre ce qui se passe au cours des saisons. »
Formé progressivement après la dernière période glaciaire (achevée il y a 11 900 ans), le Sillon n’a pas toujours eu la même physionomie ; des gravures du XVIIe siècle montrent ainsi un cordon de galets qui s’étend jusqu’à l’archipel d’Ollone. En mars 2018, une brèche est apparue, séparant à marée haute la flèche en deux entités. C’est le résultat d’une évolution naturelle, perceptible dès les années 1950 avec la forme de faucille que prend alors le Sillon ; des aménagements (enrochements, filets pour maintenir les galets…), réalisés dans les années 1970‑1980 pour tenter d’enrayer ce phénomène, ont en fait contribué à le renforcer.
« Hormis la partie haute, près de la côte, tout le reste est exposé à la houle, soumis à des franchissements réguliers par la mer, surtout en automne et en hiver. En franchissant la flèche, la mer transporte du sable et des galets qui provoquent le roulement du sillon et donc son recul. Comme il y a une partie haute figée et une partie qui bouge, à un moment donné, ça s’éloigne et ça craque, ce n’est pas un élastique. »

« On doit s’adapter aux changements qui vont se produire. »
Vouloir figer le Sillon ne serait qu’utopie : « C’est la nature qui dirige et on va plutôt aujourd’hui utiliser ce site comme un exemple de gestion souple du trait de côte, ou de libre évolution. La tempête Johanna, en mars 2008, a provoqué un recul de 10 mètres sur l’ensemble de la flèche le temps de la pleine mer… Ça signifie que 120 000 mètres cubes de galets ou de sable ont basculé de l’avant à l’arrière de la flèche ! » Depuis 2018, une partie du Sillon se transforme donc en île à chaque pleine mer pendant quelques heures. Claire Josso, la collègue de Julien, y voit plus de quiétude pour la faune qui vit là et se réjouit de constater que cinq nouvelles espèces sont apparues. Julien, lui, refuse de mettre trop d’affect dans ces bouleversements et explique qu’ils « ont la chance d’assister à un phénomène d’exception, enrichissant d’un point de vue intellectuel. On doit s’adapter aux changements qui vont se produire. On est lucide, et ça nous permet d’informer sur les risques et les mesures d’accompagnement que nous mettons en place. »
Si on ne peut pas lutter contre la nature, on doit continuer à protéger et à exercer une veille attentive sur ce littoral si vivant et fragile. « Le Conservatoire a une vraie mission d’intérêt général et ce qu’il a accompli en cinquante ans est énorme, avec aussi un côté visionnaire quand il se préoccupe de l’élévation du niveau des eaux dès les années 1990 ». Parfaitement investi dans cette mission, Julien a conscience de veiller sur un joyau du patrimoine naturel. Sa tâche, comme celle de tous les gardes du littoral, est, elle aussi, énorme… ◼

