
Par Nathalie Couilloud – Le dernier documentaire de Laurent Giraudineau n’est pas un film historique sur la Grande Pêche. C’est une enquête que mène le réalisateur en accompagnant la quête personnelle de l’écrivain Alexis Gloaguen sur l’un des aspects les plus méconnus de l’histoire de la pêche à la morue, les petits graviers de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Le nom de petit gravier est resté attaché aux adolescents qui travaillaient sur les grèves de Saint-Pierre-et-Miquelon, appelées « graves » là-bas, dans des conditions extrêmement dures, à 4 000 kilomètres de chez eux, pour un salaire de misère. Un sujet si délicat dans l’épopée des pêcheurs de morue qu’il a quasiment été gommé de la mémoire collective.
Alexis Gloaguen, lui, se souvient d’en avoir entendu parler dès son plus jeune âge à travers la figure d’un grand-père bigouden, Alexis, qu’il n’a pas connu, mais dont la légende familiale disait qu’il avait été petit gravier, et que le bateau qui l’amenait à Saint-Pierre aurait croisé la route du Titanic… C’est peu, mais cela suffit sans doute à nourrir l’imagination d’un enfant curieux, et même à l’inciter à démêler un jour les relations ambiguës du mythe et de la réalité. Surtout quand, devenu adulte, il s’installe… à Saint-Pierre comme enseignant.
Il fallait aussi peut-être cette rencontre avec Laurent Giraudineau, qui lui aussi fit plusieurs séjours à Saint-Pierre pour y tourner de nombreux sujets. C’est après avoir lu un article d’Alexis publié en 2018 dans la revue Armen, que le réalisateur osa pousser sa porte – « l’aura de l’écrivain » intimide toujours un peu. « Je savais à l’époque ce qu’on connaissait des petits graviers et je savais qu’Alexis avait vécu sur l’archipel. Quand j’ai lu la première phrase de l’article – “Mon grand-père était petit gravier” –, j’ai su qu’il fallait que je le rencontre pour lui parler d’un film sur le sujet. Il a tout de suite accepté. »
Charles Le Goffic et Théodore Botrel…
Déjà parce que quand deux personnes proches de Saint-Pierre-et-Miquelon se rencontrent, elles ont beaucoup à se dire. « C’est l’outre-mer le plus près de la métropole et c’est le moins connu. C’est à peine parfois si les gens savent le situer », constate Laurent. Nourris par leur passion commune de cette autre France, les deux hommes vont travailler ensemble, chacun avec leurs compétences, qui se révèleront très complémentaires.
Deux ans vont s’écouler entre l’élaboration du dossier et la fin du film. Le réalisateur commence par engranger des piles de livres sur la grande pêche, mais trouve peu de choses sur les graviers. La quête est aussi iconographique : il découvre de très beaux clichés pris par des médecins de marine, qui étaient formés à la photographie à la fin du xixe siècle ; les dessins demandés à Christophe Chabouté, en noir et blanc, compenseront les cases blanches des archives.
Côté texte, le document le plus intéressant émane de l’écrivain et académicien Charles Le Goffic (1863-1932), « Une traite d’enfants au xxe siècle », publié en 1903 dans La Revue des Deux Mondes, puis réuni avec d’autres écrits sous un titre un peu fallacieux, Les Métiers Pittoresques. L’écrivain n’y va pas par quatre chemins : « En aucun temps et aucune industrie, je crois, l’exploitation de l’enfance ne s’est exercée avec autant d’impudeur… »
Tout au long du documentaire, Alexis Gloaguen lit des extraits de ce texte comme un fil rouge accompagnant l’histoire qui se (re)compose sous nos yeux. Le folkloriste et chansonnier Théodore Botrel (1868-1925) ajoute également quelques accords à cette histoire triste : « Sortis des bateaux, le cœur tout malade / Pauvres p’tits graviers, où débarquez-vous ? / Entre le Cap Rouge et l’île Langlade / C’est l’île aux Chiens qu’est notre rendez-vous… »
L’île aux Chiens est depuis devenue l’île aux Marins. Mais avant de s’envoler vers l’archipel, Laurent et Alexis s’informent sur le continent. Au Service historique de la défense, à Brest, ils apprennent que le grand-père d’Alexis est parti à 17 ans de Saint-Malo sur le vapeur Saint-Laurent le 23 mars 1912, et qu’il est arrivé le 7 avril à Saint-Pierre. À Saint-Malo, ils interrogent Loïc Josse, ancien libraire et auteur d’ouvrages de référence sur la pêche à la morue, qui parle des graviers comme du « lumpenprolétariat de la Grande Pêche ». « L’étonnant, ce n’est pas que Le Goffic en ait parlé, c’est que les autres ne l’aient pas fait. On a l’impression qu’il y a eu une chappe de plomb sur ce sujet. »

"Le sujet a été pratiquement effacé de l'histoire…"
Sur le Mur des disparus en mer (créé dès 1859) au cimetière de Ploubazlanec, près de Paimpol, ils découvrent une des rares mentions du terme de gravier à côté de celles des marins-pêcheurs et des dorissiers. Pour l’année 1905, une plaque indique que cent deux graviers ont disparu… Leurs pas les portent ensuite à Quemper-Guézennec, une commune des Côtes-d’Armor, d’à peine mille habitants, sise à 13 kilomètres de la mer. Il se trouve que par une nuit de tempête d’avril 1847, comme le relate le documentaire, la goélette La Clarisse de Granville a sombré juste avant d’arriver à Saint-Pierre. L’équipage est en partie sauvé, mais pas les soixante-trois petits graviers, dont seize sont originaires de Quemper-Guézennec. Le réalisateur, lors de l’enquête téléphonique qui précède les repérages, appelle l’édile du village pour savoir s’il connaît des descendants de petits graviers dans sa commune. « Descendants de quoi ? » est à peu près la réponse qu’on lui retourna. Laurent et l’élu tombent chacun des nues.
Dans le documentaire, le réalisateur et Alexis se rendent à Quemper-Guézennec et filment cette page d’oubli, dont le registre des décès garde pourtant la trace, comme une preuve supplémentaire du silence qui entoure le calvaire enduré par ces jeunes. « On les recrutait plutôt dans l’arrière-pays, où les enfants de paysans pauvres étaient moins effrontés qu’à la côte, où ils ne parlaient pas français. On leur faisait miroiter qu’ils apprendraient la langue et qu’ils seraient inscrits maritimes, ce qui leur permettrait de rejoindre au bout de deux ans la Marine nationale. » Pour les parents, une bouche de moins à nourrir, c’était presque du pain béni…
Laver la morue qui arrive salée, l’étaler sur les grèves pour la faire sécher, la protéger de la neige et de la pluie, du petit matin au soir, en transporter des monceaux sur de lourdes civières… De mars à octobre, dans le froid, le vent, la brume, toujours penchés, le dos cassé, les mains plongées dans l’eau glacée, corrodées par le sel, les doigts rongés par les panaris, mal hébergés et peu nourris – mais bien pourvus en boujarons d’alcool –, souvent maltraités par les gardes, des milliers de mineurs ont contribué à enrichir l’industrie morutière depuis l’archipel.

« Je pense, comme le dit Alexis, qu’on a mis la poussière sous le tapis, parce que ce n’est pas glorieux, c’est le moins qu’on puisse dire, précise Laurent Giraudineau. Le sujet a été pratiquement effacé de l’histoire officielle, délibérément ou pas, sans doute délibérément. C’étaient les mêmes armateurs qui faisaient fonctionner le port de Saint-Malo, le port et l’activité de Saint-Pierre, la pêche et le commerce de la morue, ils tenaient tout. Il y avait quelques échos dans la presse, mais pas tant que ça. »
Pourtant, pendant plus d’un siècle, des milliers de petits graviers basques, normands et bretons sont partis de Paimpol, Saint-Malo, Granville, entassés à fond de cale, dans des conditions déplorables et une hygiène épouvantable. Impossible de savoir combien de jeunes ont subi ce sort. « Sans doute plusieurs dizaines de milliers. Est-ce que c’est 30 000, 60 000 ? On ne sait pas. Il faudrait faire un travail historique, statistique, qu’on n’a pas le temps de faire dans le cadre d’un documentaire. Il y a là un sujet d’étude pour les historiens. Nous allons présenter le film à l’Université de Brest… peut-être que cela déclenchera des vocations », espère Laurent Giraudineau.
« C’était un trafic transatlantique »
À Saint-Pierre, Alexis retrouve le nom de son grand-père aux archives, qui sont pourtant parcellaires depuis qu’un incendie en a détruit une partie. Il raconte à son fils, qui est installé sur place comme guide naturaliste, l’histoire de son arrière-grand-père, ce qui renforce encore l’attachement du plus jeune à son île d’adoption. Sur l’archipel, le travail de mémoire est engagé depuis plusieurs années comme en témoignent les personnes interrogées dans le documentaire. « Les graviers, dans les grandes lignes, on sait ce que c’est là-bas. Le bateau qui va à l’île aux Marins s’appelle comme ça, un petit restaurant aussi… »
Laurent Giraudineau retrouve des descendants de graviers. « Certains sont restés à Saint-Pierre, les plus vieux sans doute. Ils se sont installés comme petit pêcheur avec leur doris, en voyant que d’autres vivaient là, en famille, après avoir fui la misère de leur région. Pêcheurs ou petits commerçants, ils s’en sont sortis. »
Depuis la diffusion du film en février à Saint-Pierre, la bibliothèque municipale a créé un programme vidéo et une exposition pour les classes de CM1 et CM2. « Notre documentaire ne cible pas les plus jeunes et ce travail va permettre de sensibiliser les enfants d’aujourd’hui au sort de ceux de l’époque. Est-ce qu’il valait mieux travailler dans les champs en Bretagne que là-bas ? C’étaient des boulots aussi durs, mais la grosse différence, c’est que les graviers étaient loin de leurs parents, c’était un trafic transatlantique. Avec Alexis, c’est précisément ce que nous voulions : que le documentaire aide à mieux les faire connaître là-bas aussi. Une nouvelle phase du travail de mémoire est peut-être en train de s’ouvrir à Saint-Pierre-et-Miquelon. »
De ce côté-ci de l’Atlantique, Alexis Gloaguen prépare un livre sur le sujet, avec de nouveaux documents. Le générique de fin du documentaire montre la plaque qui a été posée l’été dernier dans la commune de Quemper-Guézennec à la mémoire des jeunes de La Clarisse. Petits graviers de Saint-Pierre est diffusé début juin au festival Étonnants voyageurs, puis sur France Télévision le 12 juin, une date qui ne doit rien au hasard : c’est la journée mondiale contre le travail des enfants. ◼