Naviguer Léger
À l’étale de pleine mer, alors que la flottille croise devant Argenton, cap au sud, la tentation est grande d’un crochet pour saluer le phare du Four. On reconnaît, de gauche à droite, Amzer Zo, le plan Montaubin P’tit Gabriel, Seil-tic qui masque Phine, le Wayfarer Whimbrel, le monotype des Pertuis Bijou et le Major Major. © Gwendal Jaffry

Par Gwendal Jaffry - En juin dernier, la flottille de voile-avirons « Naviguer léger » s’est retrouvée dans le Finistère pour une croisière qui a mené ses douze canots dans les abers en passant par l’archipel de Molène. Les conditions météo étaient exceptionnelles : vent faible et mer plate, associés à une période de mortes-eaux qui a permis de naviguer au plus près des roches. Parfois, la réalité dépasse les plus beaux rêves…

La météo s’annonce très, très clémente, voire… trop. Un comble pour nos voile-avirons qui s’engagent cette année pour quatre jours de mer sur un des plans d’eau les plus difficiles de France entre écueils et forts courants, le tout souvent pimenté d’une jolie brise qui lève la mer. Le mercredi 21 juin, à 8 h 30, poussés par le début de jusant, nous louvoyons sur l’Ildut avec 6 à 8 nœuds de vent, laissant dans notre sillage Kerglonou, la cale de départ, gratuite, praticable jusqu’à mi-marée et pourvue d’une belle aire de stationnement. Laissant aussi derrière nous un pan d’histoire : en 1835, c’est ici qu’on extrayait les pierres du futur socle de l’obélisque érigé place de la Concorde à Paris. Et en 1905 encore, plus de mille deux cents navires chargeaient dans cet aber 45 000 tonnes de granit pour Brest, Bordeaux, Le Havre, voire Londres, dont une partie des quais est donc finistérienne…

Passés les derniers mouillages des goémoniers, partis travailler dans leurs forêts d’algues, le nord de l’Iroise s’ouvre à nous. Au louvoyage toujours, dans guère plus d’air, sinon moins, qu’à l’appareillage, à peine gênés par un léger clapotis, nous mettons le cap sur Le Conquet. Certains tirent « au large », où le courant est un peu plus favorable, quand d’autres choisissent le rase-cailloux : il est si rare de pouvoir naviguer ici « à toucher ». Porspaul, Segal, Gwaltog… Après la pointe de Corsen, un seul bord permet de rejoindre la plage des Blancs-Sablons, où nous miroitons sur quelques centimètres d’eau cristalline le temps de déjeuner.

Une heure avant la renverse, c’est reparti sous voile pour Molène, l’escale prévue pour la soirée. Au niveau de l’Ilette, le vent tombe et les avirons se lèvent. P’tit Gabriel, au nord, semble vouloir persévérer sous voile. À terre, profitant d’un souffle d’air, Amzer Zo louvoie vers Le Conquet quand Bijou reste près des Blancs-Sablons. La suite pour les autres ? Cinq heures d’aviron… Certains ont préféré accepter la remorque d’Amzer Zo, tacitement « autorisé » à user de son hors-bord – Patrick Menneteau me pardonnera de livrer ici d’indiscrètes indications sur l’âge du capitaine et le poids de son bateau ! – pour une version « au Four et au moulin » ou « naviguer léger, naviguer sans plomb »… À notre décharge, l’aviron au long cours laisse un temps infini pour trouver les pires jeux de mots.

Au Grand Courleau, le Major doit aussi appuyer un peu au moteur car le courant forcit, au point que le Wayfarer Whimbrel ne parviendra pas à passer. Bord à bord avec Seil-tic, nous suivons Epik et Phine, sur lequel les frères Morvan se relaient aux avirons. Dans l’est, on reconnaît Philippe Carrère qui vient à notre rencontre sur son Rhéa 850, avec lequel il fait découvrir l’archipel de Molène… quand il n’est pas lui-même à bord de son Aber ou accaparé par l’organisation d’une fête maritime.

Nous atteignons bientôt la plage nord de Béniguet où les bateaux se réunissent, sauf P’tit Gabriel, qui semble avoir poursuivi vers Molène, et Bijou qui a annoncé qu’il restait sur le continent. « Vous avez fait exactement ce que je vous avais dit de ne pas faire, nous lance gentiment Philippe Carrère… Après Kermorvan, il aurait fallu que vous remontiez le long de la côte vers Saint-Mathieu pour ensuite traverser avec le courant. C’est ce que je faisais quand j’étais gamin. » Preuve s’il en faut qu’on peut réfléchir mal… même à plusieurs.

Le temps de faire amende honorable, de récupérer un brin et de se mettre d’accord sur la suite du programme – gagner Quéménès pour la nuit, Molène risquant d’être difficile à rallier sans vent alors que la renverse se profile –, nous repartons. Cette fois, nous suivons les recommandations de Philippe : longer Béniguet par l’ouest en attendant que le courant mollisse, sans trop traîner toutefois : on pourrait ainsi profiter de la fin du flot pour traverser vers Quéménès qu’il faut atteindre avant le début du jusant. Ici, on ne badine pas avec le courant, même en mortes-eaux.

Heureusement que nous avons repris des forces car, à peine repartis, c’est une marche d’eau – au sens propre ! – que nous devons franchir entre la pointe de Béniguet et sa Roche nord. Les corps se couchent, les avirons ploient à une cadence infernale. Mais tout le monde ne passe pas, et certains reprennent la remorque… Dommage pour eux : une petite heure durant, nous aurons l’impression de « ramer dans un aquarium » en longeant Béniguet, qui fut exploitée jusque les années 1950 pour produire de la soude, à partir du goémon, du seigle, du colza, et dont on récolta même les galets en guise de matériaux de construction…

Le lendemain, le vent pointe toujours aux abonnés absents

Parvenus aux roches Louedeged, au sud-ouest de l’île, il est temps de traverser en mettant le cap sur Trielen. La fin du flot devrait gentiment nous faire glisser dans le nord pour atteindre Ledenez de Quéménès, située à 4 milles. Sans forcer, sur une mer toujours d’huile, nous atteignons le sud de Morgol, puis Litiri, empruntant la passe du C’hommig pour gagner la plage est de Ledenez. C’est là que nous retrouvons Whimbrel et que nous échouons pour la nuit. Au terme de sept heures d’aviron, débarquer pour s’étirer est aussi bienvenu qu’une bière, même chaude. Ce soir, nous ne ferons pas de vieux os : sans même attendre le coucher du roi Soleil, certains rejoignent leur bord pour une nuit au mouillage, tandis que les autres plantent mollement leur tente dans le sable fin.

Au terme de la première journée de navigation, la flottille s’installe 
sur la plage de Ledenez, à Quéménès, pour y passer la nuit.  La pleine mer étant tôt le lendemain, beaucoup choisissent de dormir sur la plage, à l’étrave de leur bateau. © Emmanuel Conrath
Au terme de la première journée de navigation, la flottille s’installe sur la plage de Ledenez, à Quéménès, pour y passer la nuit. La pleine mer étant tôt le lendemain, beaucoup choisissent de dormir sur la plage, à l’étrave de leur bateau. © Emmanuel Conrath

Le lendemain matin, à 6 heures, le vent pointe toujours aux abonnés absents. À 8 heures aussi, quand nous appareillons. Quéménès s’allonge bientôt sur bâbord, révélant son corps de ferme où vivent et travaillent désormais Amélie Goosens et Étienne Menguy, qui ont succédé à Soizic et David Cuisnier. En 2007, répondant à un appel à projets du Conservatoire du littoral, propriétaire de l’île, ces derniers s’y étaient installés pour dix ans, créant leur entreprise agricole, accueillant des touristes dans leur maison d’hôtes… et deux enfants dans leur foyer.

Le jusant commence à se faire sentir à la cardinale de Men Vriant. Deux heures après avoir quitté Ledenez, nous arrivons à Molène par la cale Sud, un bon coup d’aviron nous permettant de franchir le tombolo, un cordon naturel de sable et de galets, qui nous sépare du port, de sa darse et de P’tit Gabriel qui a passé la nuit ici. La gabare Notre-dame de Rumengol, elle, se prépare au départ.

Le matin du deuxième jour, pour rejoindre Molène, pas d’autre solution que de tirer  sur le bois mort, et sans mollir malgré la morte-eau. On reconnaît, de gauche à droite, le plan Vivier Creizic, le Major Major et le Wayfarer Whimbrel. © Patrick Meneteau
Le matin du deuxième jour, pour rejoindre Molène, pas d’autre solution que de tirer sur le bois mort, et sans mollir malgré la morte-eau. On reconnaît, de gauche à droite, le plan Vivier Creizic, le Major Major et le Wayfarer Whimbrel. © Patrick Meneteau

La marée dictant notre programme, les équipages ont quartier libre ce matin. Certains en profitent pour prendre une douche, d’autres pour partir en promenade autour de l’île, voire les deux. Par la rue du Patronage, on atteint rapidement le sémaphore où s’expose, un peu à l’étroit, le métier des guetteurs, les missions de sauvetage, ou encore le naufrage du vapeur anglais Drummond Castle en 1896. Poursuivant sur le chemin du Calvaire, on atteint l’impluvium, une vaste dalle légèrement en pente qui, depuis 1976, permet de récupérer jusqu’à 1 500 mètres cubes d’eau de pluie pour alimenter les maisons. Surtout, l’île, qu’on avait abordé côté terre, sous le regard rassurant du continent, s’ouvre ici sur le grand large. Le promeneur est au bout du monde…

De retour sur le port, nous nous retrouvons sur la terrasse d’Albin, encore un peu fatigué de la fête de la musique de la veille. Devant une noix de coco posée sur le comptoir, il précise, pince-sans-rire, qu’elle « vient du sud de l’île ». Mais la marée nous dicte de nouveau le timing : si on ne veut pas que les bateaux échouent, il nous faut gagner le ponton mouillé dans le chenal pour pouvoir appareiller une heure avant la renverse.

C’est d’ailleurs là que nous allons déjeuner, bientôt rejoints par Raymond Brelivet venu passer quelques jours sur l’île avec son bateau kerhorre Mari-Lizig. L’homme est drôle, bavard, curieux, généreux… et ne manque pas d’histoires. Il nous explique le tombolo ouvert par les pêcheurs, le nom de Molène qui viendrait du breton moal, « l’île chauve », les « ledenez » qui accompagnent ici chaque île, rappelant qu’ils en sont un îlot… Avant de nous quitter, il nous signale qu’il va appeler pour nous son copain de Météo France à Guipavas, détenteur de la clé du vent.

À Molène, trois des bateaux de la flottille – Seil-tic, Creizic et le Penobscot 17 Phine –passent la matinée dans la darse, tandis que leurs équipages partent à la découverte de l’île. © Gwendal Jaffry
À Molène, trois des bateaux de la flottille – Seil-tic, Creizic et le Penobscot 17 Phine –passent la matinée dans la darse, tandis que leurs équipages partent à la découverte de l’île. © Gwendal Jaffry

Car la brise demeure légère au moment de repartir à 12 h 30, cette fois pour rejoindre le continent vers Porspoder. Au louvoyage, nous atteignons la sortie du chenal, à raser les roches en traquant la risée. Entre Basse Real et Roche Goulin, l’arrivée du caboteur Molenez depuis Ouessant nous oblige à quelques coups d’aviron pour lui céder la place et éviter de subir ses vagues. Dans 5 nœuds de vent mollissant, voire s’éteignant par endroit, les plus véloces font route sous voile seule et les plus lents appuient aux avirons. Au Faix, la brise finit par s’établir. Elle oscillera entre 5 et 10 nœuds de nord-ouest jusqu’au phare du Four que nous atteignons après une route assez sud pour tenir compte du flot. Plusieurs doivent de nouveau sortir les avirons pour ne pas manquer le chenal qui va nous mener à la plage de Gwen Trez sur la commune de Landunvez.

Comme la veille, les bateaux viennent à l’échouage, mais cette fois sur une plage « habitée » de baigneurs, curieux de notre flottille. Certains sont si fascinés qu’ils s’interrogent même sur une éventuelle future pratique ! Cette nuit, beaucoup dormiront au mouillage pour être à flot dès les premiers rayons du soleil : en partant à 7 heures, nous profiterons pendant deux heures de la fin de la montante.

Si la première journée a été exceptionnelle, mais un peu douloureuse pour les bras, la deuxième, aussi exceptionnelle, mais manquant un peu de vent, la troisième est juste… exceptionnelle. Peut-être même incroyable, voire à la limite de l’indécence… C’est selon. Partis à 7 heures comme prévu, une légère brise portante nous pousse sur une mer plate tandis que le soleil commence à réchauffer l’atmosphère. En rase-cailloux, nous gagnons rapidement Portsall en à peine plus d’une heure, soit avec quatre heures d’avance sur ce que nous avions imaginé cet hiver au moment de concevoir le parcours ! Nous décidons donc rapidement de poursuivre vers l’aber Benoît que nous embouquons un peu avant 10 heures au terme d’une jolie navigation à fleur d’estran dans une dizaine de nœuds de sud.

Le troisième jour, au petit matin, 
les bateaux quittent Landunvez pour 
un « quelque part au nord-ouest » qui se révèlera être l’aber Wrac’h. On est ici à bord de Vita Brevis, 
un Silmaril « 110 pour cent », conçu par le constructeur Emmanuel Conrath et l’architecte François Vivier, auteur du Silmaril d’origine. © Emmanuel Conrath
Le troisième jour, au petit matin, les bateaux quittent Landunvez pour un « quelque part au nord-ouest » qui se révèlera être l’aber Wrac’h. On est ici à bord de Vita Brevis, un Silmaril « 110 pour cent », conçu par le constructeur Emmanuel Conrath et l’architecte François Vivier, auteur du Silmaril d’origine. © Emmanuel Conrath

Une fata morgana invente des falaises à Ouessant et Molène

La matinée se poursuit au louvoyage sur le bras de mer, entre les mouillages et les rives. Au fil des risées et des veines de courant, les uns s’envolent quand d’autres reculent presque, avant que les cartes ne soient redistribuées. Nous ferons demi-tour un peu avant Tréglonou pour venir prendre un mouillage devant la plage de Béniguet, à l’ouvert de l’aber, le temps d’une pause déjeuner… et d’une petite somnolence.

Au moment de reprendre la mer pour l’aber Wrac’h, le vent est monté à l’ouest-nord-ouest, forcissant. Un ris est de rigueur. Au près serré, alors que la mer s’est creusée, déferlant en plusieurs endroits sur les têtes de roche, nous longeons les latérales bâbord jusqu’à la cardinale Petite Fourche pour piquer ensuite plein cul vers la rouge du Trépied. Dans le sud des Moines, le Rara Avis est sur sa tonne. À Paluden, au Moulin de l’Enfer, nous saluerons les deux Bel Espoir à l’échouage dans l’anse des Amis du jeudi dimanche (AJD), avant de remettre à la voile pour rejoindre l’embouchure de l’aber. Sur la plage de Pen Enez, où nous nous posons pour la nuit, nous avons beau chercher… mais, non, même dans nos rêves les plus fous, nous n’aurions pu imaginer une navigation aussi réussie que celle-ci !

Quand on échoue un peu haut pour la nuit, il faut jouer des muscles le lendemain… avec autant de commentaires que de bras, Creizic faisant partie des « costauds ». © Stéphane Blanc

Le lendemain, un peu avant 9 heures, une heure et demie avant la fin du flot, la flotte attaque le tour de la presqu’île Sainte-Marguerite sous voile, dans 5 nœuds de vent – d’est ! – , direction Lanildut. Comme chaque matin, la mer est si plate que nous pouvons longer l’estran, dérive relevée dans parfois moins d’un mètre d’eau. Entre Kerenog sur la côte et la petite île de Roch Avel, nous devons slalomer entre des dames qui font du longe-côte…

L’île Garo contournée, nous tirons tout droit vers l’île du Bec puis celle de Rosservo, faute de pouvoir passer à terre. Plein vent arrière dans 10 à 12 nœuds de vent, nous poursuivons dans l’ouest, plus au large que la veille étant donné la houle qui empêche de jouer dans les cailloux. Ici, la mer et le courant ont vite fait de vous rappeler que les parages ne sont pas des plus hospitaliers.

À l’ouvert de l’aber Wrac’h, le Viola Alea à Marco Desardo et le Silmaril Atypic à Yves Montfort illustrent deux écoles  de la navigation légère. Si leur longueur est proche – 4,30 mètres pour le premier, 
4,60 mètres pour le second –, le Viola n’affiche qu’1 mètre de large contre 1,45 mètre pour le Silmaril qui pèse quatre fois le poids de son voisin… © Gwendal Jaffry
À l’ouvert de l’aber Wrac’h, le Viola Alea à Marco Desardo et le Silmaril Atypic à Yves Montfort illustrent deux écoles de la navigation légère. Si leur longueur est proche – 4,30 mètres pour le premier,
4,60 mètres pour le second –, le Viola n’affiche qu’1 mètre de large contre 1,45 mètre pour le Silmaril qui pèse quatre fois le poids de son voisin… © Gwendal Jaffry

Alors qu’une fata morgana invente des falaises immenses à Ouessant et aux îles de Molène, nous atteignons le phare du Four qu’on pourrait presque caresser de la main. Difficile de croire que les images de vagues brisant sur la tour un jour de tempête ait un jour existé… Poursuivant vers le sud, les plus curieux contournent l’île Mazou pour rejoindre le port du même nom, si singulier avec ses troncs d’arbre qui servent à l’amarrage des bateaux.

Un dernier mouillage devant la plage de Pors ar Marc’h fera la transition avant de regagner la cale de Kerglonou… avec cet étrange sentiment d’émerger du plus beau des rêves. ◼