Nikos Kavvadias

Poèmes traduits du grec par Pierre Guéry

Signes et balises

Lecteurs candides, amateurs de ballades guillerettes, passez votre chemin… Perdu à l’escale, désespéré lorsqu’il vit et qu’il écrit en mer, Nikos Kavvadias puisa aux eaux les plus sombres pour raconter sa vie et celle de ses frères, marins maudits comme lui. Depuis, au café, en passerelle ou dans les oreillettes de leur lecteur numérique, les marins de Grèce écoutent, récitent et chantent ses vers tourmentés, marqués par le romantisme le plus noir… Les poèmes de Nikos Kavvadias sont parus au compte-goutte, dans des revues et trois recueils : Marabout (1933), Brume (1945), et Traverso (1975). Peu d’entre eux étaient connus du public français, mais voici que tout l’œuvre poétique de Nikos Kavvadias paraît enfin dans une traduction originale en vers libres de Pierre Guéry.

Nikos Kavvadias est né en 1910. À l’âge où il publie ses premiers poèmes – dix-huit ans –, il doit renoncer à ses études pour travailler comme marin au commerce et gagner de quoi nourrir les siens. En 1939, il obtient le brevet de radiotélégraphiste – c’est à ce poste que Nikos Kavvadias enchaînera les embarquements jusqu’à poser enfin sac à terre, juste avant de mourir, en 1975. Son unique roman paraît en Grèce en 1954, puis en français, sous le titre « Le Quart ». Ces dernières années, les éditions Signes & Balises ont publié un recueil de sa prose de jeunesse, « Journal d’un timonier » et un livre de correspondance choisie.
© collection  Nicolas Kavvadias

les chats des cargos

Les matelots sur les cargos nourrissent toujours un chat
qu’ils adorent — sans trop savoir pourquoi — ;
à la fin de leur quart, lorsqu’ils sont éreintés,
il accourt fièrement et se frotte contre eux.

Le soir, quand la mer cogne et déchire la tôle,
quand elle s’applique avec rage à déglinguer les boulons,
dans le poids du silence qui les tourmente à leur poste
cette présence féminine est une douce compagnie.

Comme tous ceux de sa race il se prélasse noblement
et ses yeux gris sont zébrés d’étincelles électriques ;
quand on lui flatte les reins, on croirait bien
que cette bête jouit d’un frisson érotique.

Comme une femme, elle est rêveuse ou furieuse
et c’est d’abord pour ça que la vénèrent les marins ;
lorsqu’elle plonge avec langueur ses prunelles dans les leurs,
on croirait voir monter en eux une fièvre bizarre.

Autour du cou on leur attache un fil de cuivre
contre le mal de la tôle et son issue fatale ;
sans que toujours, hélas, on ne parvienne
à les garder d’une mort triste et cruelle.

C’est parce que ses yeux sont humides, magnétiques,
qu’à son insu le métal noir l’attire ;
c’est alors qu’elle s’affole et feule,
arrachant aux matelots quelques larmes pudiques.

Lorsque sa fin approche, l’un de ces matelots
— qui dans sa vie traversa les plus terribles choses —
lui offre encore un regard, lui donne une caresse,
puis la jette à la mer dans les flots hérissés.

Et alors ces vauriens, qui ont un cœur inflexible,
filent se cacher à l’avant du bateau,
le cœur serré par un mordant chagrin,
comme quand on perd la chaleur d’une femme.

Un soutier nègre de Djibouti

À I. Pikramenos

Lorsqu’il avait fini son quart et poursuivait sa nuit,
Willy, le soutier noir de Djibouti,
déboulait dans ma cabine, hilare,
et longuement me narrait des histoires excentriques.

Il me disait comment on fume le hasch à Alger,
comment on danse à Aden en sniffant la coco
et puis comment on crie et soliloque
quand on est pris d’ivresse et de visions bizarres.

Il me disait encore qu’une nuit où il s’était camé,
il s’était vu à cheval galopant sur l’écume,
poursuivi par des gorgones ailées.
— Quand on ira à Aden, disait-il, tu essaieras toi aussi.

Moi je lui offrais des pralines et des lames de rasoir,
et quand je lui disais que le hasch peut bousiller un homme,
chaque fois il se fendait la poire
et d’une seule main me soulevait dans les airs.

Dans son corps de géant battait un cœur innocent.
Une nuit, dans un bar de Marseille — le Regina —,
pour me garder d’un Espagnol menaçant
il lui fendit la tête à grands coups de bouteille.

Et puis un jour, en Extrême-Orient, on l’a débarqué,
fiévreux, desséché, le laissant fondre et brûler.
Dieu des Noirs, prends pitié du bon Will
et où qu’il soit, offre-lui quelques lignes de blanche.

Il me disait encore qu’une nuit où il s’était camé,
il s’était vu à cheval galopant sur l’écume,
poursuivi par des gorgones ailées…

Mal du départ

À ma sœur Tzénia

Toute ma vie je resterai l’amoureux, idéal et abject,
des voyages lointains et des étendues bleues,
et je mourrai un soir pareil à d’autres soirs
sans avoir dépassé l’horizon vaporeux.

Pour Singapour ou Madras, pour l’Algérie ou Sfax,
comme toujours les bateaux partiront fièrement
tandis que moi, dans un petit bureau, penché sur des cartes nautiques
je ferai des calculs dans des grands livres de compte.

Je ne parlerai plus des voyages lointains ;
les amis penseront que j’y ai renoncé,
et ma mère, enjouée, dira à qui voudra :
« Une lubie de jeunesse, mais ça lui a passé… »

L’être que je suis se dressera un soir devant moi
et comme un juge impartial exigera des comptes ;
ma main gauche qui tremble sera ferme, s’armera,
et sans ciller frappera le coupable.

Et moi qui ai tant désiré avoir un jour ma tombe
dans quelque mer profonde des Indes lointaines,
j’aurai une mort triste, banale à pleurer,
et des funérailles pareilles à celles de tout le monde.

Je ne parlerai plus des voyages lointains ;
les amis penseront que j’y ai renoncé,
et ma mère, enjouée, dira à qui voudra :
« Une lubie de jeunesse, mais ça lui a passé… »

Coaliers

À N. Fameliaris

Dans les parages du canal, à Liverpool et à Swansea,
au petit matin on peut voir, le long des docks cireux,
des gars qui n’ont pas l’air d’être marins
mais se dirigent vers les bateaux en rigolant.

À cinq ou six brasses se trouvent leurs barques,
si semblables que souvent, dans la rade, ils les distinguent à peine.
Une proue haute pour la pêche, une cheminée pointue
et c’est parti pour une semaine, leur plus longue virée.

Ils portent des frocs sales et froissés,
hiver comme été une chemise en filet,
au cou une écharpe pour filtrer la fumée,
et se tenant par la main, ils vont titubant.

Et pourtant ils traversent Saint-George, un détroit terrifiant,
face au vent ils redressent la proue, là où règne la brume,
là où des bleus deviendraient fous
rien qu’à entendre les bateaux-phares gronder.

Fièrement ils sillonnent l’Atlantique
en se fiant toujours aux sirènes,
ils dansent sur les vagues en d’élégantes pirouettes
si bien que nous, sur les cargos, on les appelle ballerines.

Les matelots flamands se moquent des Anglais,
prétendant qu’ils ne pleurent leurs noyés qu’une seule journée ;
mais s’ils voulaient le faire davantage, ils n’auraient pas le temps
car ils sont dix au départ et au retour la moitié.

D’ordinaire, avec leur argent ils achètent à manger,
un peu de lard et une boîte d’avoine ;
mais avant de partir, ils préfèrent boire leur paye
jusqu’au dernier moment, quand les emmènent les patrons.

Ce sont pourtant les meilleurs gars que j’aie jamais connus ;
toujours par deux, ils trébuchent en embarquant
et bien souvent, sans même s’en rendre compte,
ils coulent ivres avec leur barque en rigolant.

Lame de fond

À la fille de Volos

Soleil ardent, côtes plates et palmiers,
un oiseau tournevire dans les haubans ;
gestes confus de bras tannés et gravés,
rongés par les maux des tropiques.

Pavillon de quarantaine et signal d’avarie.
On mouille les ancres à pic vers le fond,
on met les feux de nuit. Le pisanello
est estompé par le gros temps.

La grande lame… La grande lame va nous frapper.
Coque pourrie, ciment rouillé.
Depuis l’aurore, à tribord de l’étrave,
notre repère est un requin qui dort.

Sur la vigie le perroquet donne les ordres
comme jadis sur ma couchette à Colombo.
Depuis longtemps j’attends que tu délaisses le loch,
depuis longtemps j’attends la terre et ses folies.

Des indigènes allument des feux sur le sable,
des rives nous parvient leur boucan.
Régnant sur la mer et ses morts,
je veux te voir surgir sur l’échelle de coupée.

Algues mêlées à tes cheveux, dans ta bouche des algues.
Tu reposes pour toujours, recluse,
figée dans les grands fonds, à coups d’épée laminée,
parée des anneaux des Incas.

Pavillon de quarantaine et signal d’avarie.
On mouille les ancres à pic vers le fond,
on allume les feux pour la nuit.
Le pisanello disparaît dans le gros temps…

Croix du Sud

À Georges Théotokas

Les vagues bouillonnaient sous le garbin.
Tous deux étions penchés sur la carte.
Tu t’es tourné vers moi et tu m’as dit qu’en mars
tu aurais basculé vers de nouveaux parallèles.

Sur ta poitrine, un tatouage de coolie
qui malgré les brûlures ne veut pas s’effacer.
On dit que tu l’avais beaucoup aimée
lors d’un accès de fièvre noire.

Quart le long d’un cap dénudé,
la Croix du Sud par le travers.
Tu tripotes un chapelet de corail,
tu mâches un grain de café noir amer.

Une nuit, à l’aide du sextant,
j’ai aligné le reflet de l’Alpha du Centaure.
Tu m’avertis alors, d’une voix moribonde :
« Tu devrais te méfier des étoiles du Sud. »

Autrefois, trois mois durant
sous le même ciel,
en compagnie d’une métisse — celle du capitaine —,
tu apprenais à naviguer sous les étoiles.

Dans une boutique de Nossi Bé
tu achetas un couteau — deux shillings ;
un jour à midi, sur la ligne de l’Équateur,
comme un phare il émit une ultime lueur.

Cela fait bien longtemps maintenant
que tu dors pour toujours sur les rivages d’Afrique.
Les balises, les feux, le gâteau du dimanche — délicieux,
tu ne t’en souviens plus.