
Par Nigel Sharp – Nés au milieu du XIXe siècle dans le sud de l’Australie, les couta boats, marins et véloces, traquaient jadis le barracuda, dont son nom dérive. Remplacés par des bateaux motorisés, ils avaient quasiment disparu quand Tim Phillips et ses amis les découvrent à la fin des années 1980. Ils vont contribuer à faire revivre cette flottille qui compte aujourd’hui environ trois cents bateaux à travers le pays.
Ce n’est pas pour dire, mais j’ai un peu la pression… À bord de Wagtail, barré par Nick Williams, son propriétaire, nous sommes en régate contre quatorze autres couta devant Sorrento, dans le sud de la baie de Port Philip (État de Victoria, Australie). C’est la seconde manche du jour et Wagtail a remporté la première avec une belle avance. Si la victoire se répète, ce serait pour Nick un très grand jour : Rekindling, son cheval de course ayant récemment remporté la très prestigieuse Melbourne Cup, l’or en couta lui apporterait un doublé inédit. Sauf que, sur cette seconde manche, Jocelyn nous devance, alors que la seule différence avec la première est ma présence à bord… Vous comprenez mon inquiétude, même si je ne suis que lest mobile…
Si Wagtail, construit par Tim Phillips en 1986, estun des plus récents plans de Ken Lacco, l’origine des couta boats remonte au mitan du XIXe siècle, époque à laquelle ils commencent à pêcher le barracuda à la ligne de traîne en baie de Port Philip.
Au début, ces bateaux travaillent exclusivement dans les eaux relativement protégées de la baie, débarquant leurs captures à Queenscliff, où la plupart d’entre eux sont basés. De là, le poisson est acheminé jusqu’à Melbourne par le train, ce qui permet de proposer un produit abordable sur le marché.
Mais tout change avec la ruée vers l’or. Vers 1851, dès que le minerais est extrait en quantité significative, la population de la capitale du Victoria augmente. Dix ans plus tard, Melbourne est le port le plus fréquenté au monde et, en 1865, les habitants y sont plus nombreux qu’à Sydney. Bien entendu, la consommation de poisson va de pair, les bateaux devant dès lors pêcher au-delà de la baie, dans le détroit de Bass, pour satisfaire la demande.

Les couta, jusqu’alors bateaux creux avec des fonds plutôt plats, doivent améliorer leur comportement à la mer. On les ponte désormais aux trois quarts, portant leur tirant d’eau à 1 mètre et jusqu’à 2,40 mètres grâce à une dérive métallique. Leur maître-bau est généreux pour gagner en stabilité de forme
– il est en moyenne de 3 mètres sur les unités de 7,80 mètres de long –, caractéristique qui offre aussi une belle capacité de charge, utile quand on sait qu’un barracuda peut mesurer jusqu’à 1,20 mètre de long. La plupart des coques sont construites en kauri pour le bordé, avec des virures d’une seule longueur, sur une membrure ployée en kauri ou en acacia.
Chaque jour de pêche, quarante à cinquante couta, armés par deux hommes, appareillent de Queenscliff aux alentours de 2 heures du matin pour mettre le cap vers la sortie de la baie et se trouver sur les zones de pêche au lever du soleil. Si l’histoire a retenu que nombre de bateaux allaient à 10 ou 15 milles au large, le propriétaire de Muriel, construit en 1917, pense que son bateau allait fréquemment jusqu’à Spit Point, soit à 30 milles de la baie. Muriel aurait ainsi parcouru 300 000 milles à la pêche, usant vingt-huit grands-voiles sur cette période…
À l’origine, tous les couta sont gréés au tiers, avec deux voiles à bord selon la saison : la grande et la moyenne l’été, la moyenne et la petite l’hiver. Le bris de vergue étant fréquent, notamment lorsque son extrémité basse s’accroche au hauban lors d’un virement lof pour lof par vent frais, on embarque des espars de rechange. C’est également une des raisons pour laquelle les bateaux seront tous gréés à corne à partir des années 1920, une époque qui voit aussi leur motorisation ; les soldats australiens, de retour des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, sont en effet convaincus par la mécanique et ont acquis des connaissances sur le sujet. Enfin, si les couta deviennent plus marins, comme nombre de navires à travers le monde à l’époque de la voile au travail, ils gagnent aussi en capacité de vitesse, le premier à la débarque étant assuré du meilleur prix d’achat. Une caractéristique qui sera aussi à l’origine de régates, courues deux fois par an.
Les couta sont peu à peu remplacés par
des bateaux à moteur plus performants
À partir des années 1920 toujours, si Queenscliff reste un port important pour la flottille, nombre de couta vont se baser dans des havres à l’extérieur de la baie comme Portland, Port Fairy, Lorne et San Remo. Certaines unités choisissent aussi Sorrento quand les pêcheurs découvrent que les sorties de pêche en mer récréative pour vacanciers fortunés sont bien plus lucratives – et moins dangereuses – que la pêche commerciale.
Inévitablement, à partir des années 1950, les couta sont peu à peu remplacés par des bateaux à moteur plus performants. « Les deux derniers pêcheurs à la voile ont pris leur retraite il y a un ou deux ans, et le couta sera relégué aux seuls livres d’histoire, écrit Garry J. Kerr dans Australian and New Zealand Sail Traders (1974), sauf si la jeune génération se prend d’intérêt pour eux et les fait régater tant que les coques sont encore en état d’être rachetées et qu’il reste des hommes sachant les gréer. »
Un an plus tard, en 1975, Tim Phillips navigue sur un voilier « moderne » de 8,50 mètres dans le sud de la baie de Port Philip quand, pour la première fois, il découvre un couta, Mermerus, un des deux derniers représentants de son type à encore naviguer en Australie, et un des trois ou quatre derniers voiliers à corne de la baie. « Je n’en revenais pas de sa vitesse, se souvient Tim. Il nous a littéralement déposés. » Quand il débarque à Portsea ce soir-là, Tim saute dans sa voiture pour rejoindre Sorrento où il a vu que Mermerus se rendait. Ted MacKinnon, son propriétaire, débarque alors que Tim arrive. Il va lui poser des questions pendant une heure… une heure qui va changer sa vie.

Mermerus a été construit en 1938 par Ken Lacco, descendant d’une famille de charpentiers de marine prolifiques : à une époque, ils sortaient plus de cinquante bateaux chaque année. Un an après sa rencontre avec ce voilier, Tim acquiert Helen, un couta de 6 mètres, également construit chez Lacco, qu’il va restaurer sur son temps libre. Son intérêt pour ces navires est tel qu’en 1980 il quitte son poste de directeur d’une entreprise du bâtiment pour créer le Wooden Boatshop à Sorrento. L’année suivante, il construit son premier couta, Sally (du nom de sa femme, qui l’a aidé dans ce chantier), puis se retrouve à en restaurer et construire bien d’autres, bénéficiant de l’aide inestimable de Ken Lacco, mais aussi d’anciens pêcheurs qui ont connu le travail à la voile sur ces couta.
Dans le même temps, Tim devra batailler ferme pour que ces bateaux retrouvent leur nom d’origine. Depuis qu’ils ont cessé de traquer le barracuda pour se tourner vers de nouvelles activités, comme la pêche à l’écrevisse, on ne les appelle plus couta mais « bateaux de pêche de Queenscliff », ou tout simplement « Cliff ». Tim tient à leur redonner leur premier nom, mais se heurte à une forte opposition.
« Un ponte de Melbourne est même venu jusqu’à Sorrento en m’accusant de réécrire l’histoire. Ce à quoi je lui ai répondu que j’essayais simplement de restaurer l’histoire. » Histoire… qui lui donnera raison.
Le Couta Boat Club est fondé au début des années 1980 pour définir quelques règles afin d’organiser des régates. En 1997, il fusionne avec le Sorrento Sailing Club, une institution fondée en 1948 qui voit fondre ses effectifs. « Nous avions l’enthousiasme, les bateaux et l’argent, explique Tim. Ils avaient les infrastructures. » Chacun avait à y gagner… et y gagne : ils sont aujourd’hui trois mille cinq cents membres, ce qui en fait le plus grand club d’Australie.
Swift, couta n° 188. Dessiné en 2001 par Will Baillieu, construit par Darren Russell. © Will Baillieu

Largeur : 3,14 m
Tirant d’eau : 1,20 m




Foc n°1 : 19,13 m2
Foc n°2 : 14,67 m2
Foc n°3 : 11,14 m2
Tim estime qu’il y a aujourd’hui cent cinquante couta à Sorrento, Portsea et Blairgowrie sur la rive sud de la baie de Port Philip, et autant dans le reste de l’Australie, jusqu’à Sydney, Pittwater et même Perth. Le Wooden Boatshop a construit une quarantaine de ces nouveaux bateaux mais Tim pense que sur les quelque trois cents « il n’y en a qu’une poignée auxquels il n’a pas mis la main ».
Tim est fier de partager cet extraordinaire renouveau avec plusieurs personnes ; parmi elles, il y a Dennis Wilkins et Will Baillieu avec qui il a mené une expédition dans le sud de l’Australie pour racheter des couta au début des années 1980. Peter Graham aussi, à l’origine du Couta Boat Club ou les frères Marcus et Peter Burke, respectivement premier président, secrétaire et trésorier du club des années durant, avec qui il navigue régulièrement.
Seule la construction bois est autorisée
Les régates sont désormais encadrées par des règles assez strictes dont l’objectif et de « protéger l’intégrité du couta traditionnel de Queenscliff qui pêchait le long des côtes de l’État du Victoria parfois avant 1900 et jusqu’aux années 1930 ». Seule la construction en bois est autorisée, à franc-bord ou à clins (ils sont en fait tous à franc-bord), sur une membrure ployée à la vapeur. Les espars doivent aussi être en bois. Au rang des interdictions, on peut citer les winchs, les ridoirs, les spis et autres « focs ballon », le lest extérieur et intérieur « s’il est mis à la forme des fonds » – les bateaux embarquent tous des lingots de plomb qui s’ajoutent au poids de la dérive en acier galvanisé d’environ 230 kilos –, ainsi que tous les instruments électroniques qui aident à la navigation.
Les gréements à corne ou au tiers sont autorisés (ils sont en fait tous à corne), mais Tim envisage de construire un voilier au tiers dont « la vitesse surprendrait certainement du monde ». La jauge comporte aussi des précisions sur les échantillonnages et certaines dimensions concernant les six catégories de couta, dont les coques vont de 20 à 30 pieds (6,09 mètres à 9,14 mètres), la grande majorité mesurant 8,07 mètres (26 pieds 6 pouces) « la longueur traditionnelle ».

Tim fait en sorte que ses restaurations et constructions neuves soient les plus authentiques possible. « Pour y parvenir, je me suis mis dans la peau d’un charpentier du début du xxe siècle qui échangerait avec un marin-pêcheur autour du meilleur bateau… et j’espère que c’est celui que je propose. » Récemment, pourtant, il s’est retrouvé coincé dans sa démarche par des clients qui veulent des unités toujours plus rapides. « Tous mes bateaux correspondent à la jauge mais mes clients me poussent tout le temps vers les limites. » Ainsi, les trois derniers qu’il a construits, et qu’il qualifie de « bateaux de régate », ne pèsent que 1 500 kilos, soit 250 kilos de moins qu’une unité traditionnelle de même taille ; un résultat qu’il a obtenu en sélectionnant le bois et en travaillant le plus soigneusement possible. Cette situation est inconfortable, mais il sait qu’il n’a pas vraiment le choix puisqu’il n’a pas le monopole de ces constructions : s’il ne le fait pas, quelqu’un d’autre le fera… « Je suis acculé à répondre à la demande.
En régate, les couta courent selon un handicap qui est régulièrement revu : « L’idée, c’est que les podiums tournent. » La Portsea Cup est la plus prestigieuse des régates, avec souvent une cinquantaine d’inscrits. En janvier 2017, Tim et Sally, son épouse et équipière régulière, l’ont remportée à bord de Muriel qui fêtait son centenaire.
Mais revenons à bord de Wagtail, où la priorité de Nick est de franchir la ligne en tête, sans se soucier outre mesure du classement au handicap. Si nous avons pris un bon départ, suivi d’un efficace premier bord de louvoyage, Jocelyn, tribord amure juste avant la marque au vent, nous oblige à manœuvrer pour enrouler la bouée devant nous. Sur les deux bords suivants, l’écart reste assez serré pour que les équipages échangent quelques bons mots… Soudain, le stick de barre casse et, alors que Nick s’apprête à réparer, un équipier lui en tend un autre pour le remplacer.
Après un petit duel d’empannages sur le quatrième bord, nous ne parvenons pas à faire l’intérieur à la bouée sous le vent, et sommes contraints de tourner plus au large que Jocelyn… Au louvoyage, ils maintiennent l’écart malgré de nombreux virements, marchant fort bâbord amure sous la marque, et nous laissant dans leur sillage. Mais au virement suivant, une bascule de vent nous est nettement favorable. Nous voilà en tête ! À la bouée, en route sur le dernier bord, notre avance semble suffisante pour nous laisser enfin respirer… moi le premier ! Et c’est bientôt la victoire, puis le podium au Blairgowrie Yacht Squadron, voisin du Sorrento Club, pour la remise des prix dans une ambiance amicale et très chaleureuse. Le Wooden Boatshop, partenaire principal de la course, avait prévu une donation de 1 000 dollars. Ce sera 1 500 dollars. Les sourires s’élargissent encore… ◼