©Aiko Ôno

Par Vincent Guigueno – Au Japon, les ama ont participé à la culture des huîtres perlières au début du XXe siècle, mais sont surtout connues pour plonger en apnée à la recherche de coquillages, fruits de mer et algues. Même si elles ont délaissé leur tenue blanche pour adopter des combinaisons en néoprène, elles véhiculent depuis la seconde guerre mondiale l’image d’un japon traditionnel, prisé des touristes. malgré Leurs effectifs en chute libre, il est toujours possible de rencontrer des ama… parmi leurs collègues masculins.

Au départ de Nagoya, le train de la ligne Kintetsu traverse les faubourgs de la ville, puis d’interminables zones industrielles, avant de pénétrer dans les collines du parc national d’Ise-Shima, dont le sanctuaire shintoïste d’Ise Jinguû, l’un des plus sacrés du Japon, marque symboliquement l’entrée. Après deux heures de trajet, le train marque l’arrêt en gare de Toba, première étape d’un voyage à la rencontre des ama, les pêcheuses en apnée japonaises. 

J’ai rencontré une première ama en novembre 2018 dans la péninsule de Shima, au sud de Toba. C’était une yuru chara, autrement dit la mascotte de la ville. Elle était vêtue de blanc, la couleur traditionnelle des ama, et portait sur le front un masque de plongée circulaire de couleur rouge orangé. J’apprenais que la commune de Shima était fière de ses femmes plongeuses, mais également inquiète, leurs effectifs étant en chute libre. Alors qu’elles étaient encore environ 17 000 dans les années 1950, un recensement de 2010 en dénombrait à peine 2 000 pour les dix-huit préfectures du pays. À Shima, où les ama étaient plus de 6 000 en 1949, elles étaient dix fois moins nombreuses en 2017, soit 660, et leur moyenne d’âge dépassait soixante-cinq ans. La pratique de la pêche en apnée semble inexorablement vouée à disparaître à brève échéance sur les côtes du Japon.

À leur corps défendant, les ama sont devenues des sirènes

C’est dans ce contexte que les communes de Shima et Toba ont porté un projet de classement de l’activité des ama au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. En 2016, la Corée du Sud avait soutenu avec succès la candidature des plongeuses de l’île de Jinju, les haenyo. Le Japon, ayant manqué l’opportunité d’un dossier commun, comptait bien se rattraper. C’était l’année du G7 à Ise-Shima et Akie Abe, la femme du Premier ministre japonais Shinzo Abe, avait organisé une rencontre entre les épouses des maîtres du monde et les ama, qui incarneraient selon elle les vertus des femmes japonaises. Akie Abe avait récidivé l’année suivante en emmenant Melania Trump sur Pearl Island, l’île du joaillier Mikimoto et de ses femmes plongeuses vêtues de leur tenue blanche, appelée isogi

Cinq ans plus tard, après plusieurs reports et annulations du voyage liés à la crise sanitaire et à la quasi-fermeture du Japon au tourisme, j’ai à nouveau l’opportunité de rencontrer les ama et d’étudier le processus patrimonial en cours. Entre-temps, je n’ai guère appris la langue – un sérieux obstacle pour entrer en relation dans un pays où la pratique de l’anglais est limitée – mais je me suis imprégné de l’abondante documentation qui décrit l’histoire des ama. Ces lectures ont éveillé un doute sur l’authenticité des rencontres que j’allais pouvoir faire, et l’accès à la réalité d’une activité halieutique devenue une « culture », promue par les offices de tourisme et les hommes politiques. 

Les photos de l’écrivain italien Fosco Maraini ont contribué à faire connaître les ama de l’île d’Hegura dans les années 1950. Avec leurs paniers en bois (isoôke) et leurs différents couteaux (nomi) pour décrocher les ormeaux, les femmes plongent pratiquement nues, ce qui a entraîné une forme de voyeurisme de la part des photographes. Les barques, adaptées à la plongée, possédaient un dévidoir pour laisser filer et remonter la corde qui reliait la plongeuse au bateau.
©Fosco Maraini/Proprietà Gabinetto Vieusseux/Archivi Alinari

La curiosité suscitée par les ama ne date pas de la candidature au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Depuis les années 1950, elles sont très représentées au Japon dans les romans, les films, les séries télévisées matinales – J-drama –, les mangas… Les Occidentaux se sont également emparés de l’image des ama après la Seconde Guerre mondiale, multipliant les documentaires sur un Japon traditionnel dont elles seraient les ambassadrices. 

L’un des plus célèbres passeurs de l’image des ama vers l’Occident est l’anthropologue, écrivain et aventurier italien Fosco Maraini (1912-2004). Arrivé au Japon à la fin des années 1930 pour étudier la culture des Aïnous, le peuple autochtone d’Hokkaido, il est interné avec sa famille pendant une partie de la guerre. Il retourne vers l’archipel au début des années 1950 et publie de nombreux ouvrages sur la vie et la culture japonaises. Son livre L’Isola delle pescatrici (1960) est le récit d’un voyage vers l’île d’Hegura, au nord de la péninsule de Noto, pendant l’été 1954. Il veut tourner un documentaire sur les ama de Wajima qui s’y installent pour la saison de l’ormeau, l’awabi. Maraini filme et photographie la communauté îlienne, s’intéressant beaucoup aux femmes qui plongent pratiquement nues. Ses clichés, ainsi que ceux d’autres photographes, par exemple le Japonais Iwase Yoshiyuki (1904-2001) et le Hongrois Francis Haar (1908-1987), qui publie en 1954 un livre intitulé Mermaids of Japan, influencent jusqu’à aujourd’hui un regard, pour ne pas dire un voyeurisme mâle, sur ces femmes. 

À leur corps défendant, les ama sont devenues des sirènes, une figure qui n’existe pas dans la mythologie japonaise. Elles incarneraient une relation particulière de la femme à la mer, qui s’est greffée sur une pratique ancienne. Le mot même, composé des kanjis « femme » et « mer » ne s’est imposé qu’au XXe siècle, alors que la pêche côtière pratiquée par des femmes est attestée dans des sources anciennes. S’il n’est donc pas faux de parler d’une tradition millénaire, sa perception contemporaine s’est forgée au cours de l’ère Meiji et l’ouverture politique et culturelle du Japon vers l’Occident. Elle entre dans une phase « spectaculaire », au sens propre du terme, après la Seconde Guerre mondiale, quand le travail des ama est mis en scène pour les touristes. 

À Pearl Island, plusieurs fois par jour, des ama, qui ont désormais revêtu leur nudité d’une tenue traditionnelle blanche (isogi), se préparent sur le bateau, avant de se jeter à l’eau. Ces kanko ama, « ama de tourisme », effectuent plusieurs plongées en apnée pour le grand plaisir du public.
©Vincent Guigueno

L’un des premiers chapitres du livre de Maraini s’intitule « Alla ricerca dei veri ama ». Avant de se rendre sur l’île d’Hegura, il effectue un tour des côtes du Japon à la recherche des authentiques ama. Maraini écrit que l’« un des groupes les plus connus de femmes ama est celui qui travaille à Toba, non loin de Nagoya, dans la province de Shima, dans les fermes marines fondées par Kokichi Mikimoto, l’inventeur de la technique qui permet de cultiver les huîtres perlières. Tous les guides du Japon consacrent des pages entières de textes et de photographies à ces ama. » 

Maraini se rend donc à Toba où il juge très sévèrement le spectacle qui lui est donné à voir : « Les ama de Toba, écrit-il, n’avaient rien à voir avec les divinités mythiques de la mer dont m’avaient parlé des amis japonais ; c’étaient de bonnes ouvrières employées à l’heure pour plonger quelques mètres sous l’eau, dans les rades tranquilles de la mer d’Ise, où se trouvent les parcs à huîtres. […] J’étais bien loin des hommes et des femmes de la mer dont j’étais – peut-être de manière trop romantique – tombé amoureux. Des ama travaillaient même uniquement pour les touristes ; une guide emmenait les visiteurs en bateau sur un site de plongée et là – pendant que les femmes se mettaient à l’eau engoncées dans une blouse et des caleçons qui faisaient penser aux costumes de bain en vogue à Ostende ou Viareggio il y a cinquante ans – on expliquait les différentes techniques de la culture perlière, en débitant dans un anglais approximatif un boniment appris par cœur. »

Deux équipes se relaient pour assurer le spectacle

Me voici donc arrivé à Toba où, selon Fosco Maraini, il est inutile de perdre son temps à la recherche de vraies ama. Je dois rencontrer Chris, un Canadien qui travaille pour la firme Mikimoto. Rendez-vous a été pris sur Pearl Island, qui est à la fois un lieu de mémoire dédié au fondateur de l’entreprise, Kokichi Mikimoto (1858-1954), un musée des perles et une bijouterie géante. Sept fois par jour, à heure fixe, le public venu visiter l’île peut assister à un spectacle bien rôdé depuis une tribune construite spécialement dans les années 1970. Trois ama en tenue traditionnelle les saluent depuis un bateau avant de se jeter à l’eau. Elles effectuent ensuite, sous les applaudissements et les exclamations, plusieurs plongées en apnée pour ramasser des huîtres qu’elles placent dans un panier en bois (isoôke). Une voix off explique que les ama ont été employées par la firme dans le développement de la culture de perles artificielles qui a fait sa réputation depuis la fin du XIXe siècle. Au bout d’une dizaine de minutes, le bateau revient et récupère les plongeuses, qui saluent à nouveau la foule ébahie. 

De nombreuses festivités liées à la mer (matsuri) mettent également en scène des ama, dans un mélange de rituel shinto et de fête populaire, comme ici pendant le festival Shiokake en juillet 2023.
©Vincent Guigueno

Grâce à Chris, je peux pénétrer dans les coulisses du show et faire une rotation à partir du bateau. Il m’entraîne vers le vestiaire des ama et le ponton où le bateau accoste. Je salue les trois femmes qui prennent place à bord, nettoient leur masque et ajustent leur tenue. Chris m’explique que les plongeuses de Mikimoto sont recrutées parmi de vraies ama qui, pour des raisons personnelles, souvent familiales, choisissent d’exercer à temps plein ou à temps partiel ce métier de kanko ama
(« ama de tourisme »). Deux équipes se relaient, été comme hiver, pour assurer le spectacle qui avait tant déplu à Fosco Maraini. L’assimilation des ama à de simples pêcheuses de perles est l’un des clichés les plus tenaces qui fait obstacle à la compréhension de leur histoire et de leur travail. 

Si Mikimoto constitue souvent le seul contact avec les ama pour de nombreux touristes, il existe selon Chris bien d’autres manières de les rencontrer dans les environs de Toba. Les brochures de l’office de tourisme dressent la liste de plusieurs fêtes, matsuri en japonais, auxquelles participent des ama de la péninsule. Elles sont encore quelques centaines, réparties en petits groupes, basés dans une vingtaine de ports de pêche, qu’il serait possible d’apercevoir, certaines partant en mer depuis la côte pour plonger assez près du bord. Cette pratique, dite kachido, se distingue d’une autre technique de pêche à partir d’un bateau, appelée funado. 

Le musée d’ethnographie maritime, fondé en 1971 dans la région de Toba, rassemble la plus grande collection du Japon sur les ama. Les affiches, dioramas, films, comme le matériel et les tenues des plongeuses, voisinent avec une ama goya traditionnelle (hutte en paille), construite par des plongeuses elles-mêmes.
©Vincent Guigueno

Deux étapes s’imposent sur la route côtière sinueuse qui relie Toba à Shima : un restaurant, mais d’abord un musée d’ethnographie maritime (Sea-Folk Museum), situé au bord d’une falaise, à une dizaine de kilomètres de Toba. Fondé en 1971, il se déploie dans plusieurs bâtiments en bois construits au début des années 1990 par l’architecte Hiroshi Naito. Ce dernier s’est inspiré d’entrepôts et de greniers traditionnels, les naya, pour concevoir les espaces d’exposition et de conservation. L’un d’entre eux présente une impressionnante collection de quelque quatre-vingt-dix bateaux en bois de toutes les côtes du Japon. Avec ses poutres qui forment des arches paraboliques, le bâtiment principal rappelle aussi bien le squelette d’une baleine que les membrures d’un bateau. En pénétrant dans le hall, le visiteur est accueilli par un kakemono d’une dizaine de mètres, sur lequel est projeté l’image animée d’une ama en action. Le rouleau est à l’échelle de la profondeur de leurs plongées.

La « spectacularisation » des ama depuis la fin de la guerre 

Le fondateur et ancien directeur du musée, aujourd’hui décédé, Yoshihata Ishihara, a été en 2007 à l’initiative de la candidature au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. D’importantes sections du parcours sont donc consacrées aux ama, sur lesquelles le musée possède la plus grande collection au Japon. À l’aide de dioramas à l’échelle 1, de films et de nombreux objets, le visiteur apprend tout sur la vie et le travail des ama de Toba et de Shima. La présentation insiste sur la culture matérielle en détaillant leur tenue, traditionnelle puis en néoprène, et leur équipement : lunettes et masques de plongée (isomegane), jauges (sunbou) qui permettent de ne pas pêcher des ormeaux trop petits, bouées et paniers (tanpo et isoôke), différents couteaux (nomi) pour décrocher les mollusques des rochers. Une hutte (ama goya) a été reconstituée afin de montrer le lieu où les ama s’équipent, se réchauffent, se restaurent. Les textes et les films insistent sur l’importance de l’ama goya dans la sociabilité des femmes de différentes générations, hors du foyer familial. Le conservateur précise que cette hutte en paille a été construite par de vraies ama, immortalisées sur une photo prise au moment de l’inauguration. 

Le musée de Toba organise régulièrement des rencontres avec des ama venues de tout le Japon pour porter la candidature de leur culture au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
©Vincent Guigueno

Le musée ne néglige pas l’histoire culturelle et populaire des plongeuses, dont les silhouettes sont disponibles sous forme de cartes postales dès l’entre-deux-guerres. Guides de voyage et affiches de cinéma permettent de mesurer l’ampleur du phénomène de « spectacularisation » des ama, en particulier depuis la fin de la guerre et le développement du tourisme. L’une des affiches représente Momoe Yamaguchi, une chanteuse et actrice extrêmement populaire des années 1970, qui interprète Hatsue, le premier rôle féminin d’une des nombreuses adaptations du Tumulte des flots de Yukio Mishima (1925-1970). Publié en 1954, l’année du voyage de Maraini vers Hegura, le récit met en scène une romance à Utajima, une île fictive pour laquelle Mishima s’inspire de Kamishima, située au large de Toba, où il avait séjourné. Toutes les femmes de l’île sont plongeuses, mais il n’y a chez Mishima aucun lyrisme sur leur travail, au contraire : « Lorsque la saison des plongées arrivait, écrit-il, les jeunes filles la regardaient exactement avec la même angoisse que les filles des villes ressentent à l’approche des examens de fin de cours. […] Toutes les jeunes filles sans exception avaient peur et l’arrivée du printemps signifiait seulement que l’été détesté était proche. » En revanche, les adaptations cinématographiques, dont des photogrammes décorent aujourd’hui les sentiers de randonnée de Kamishima, jouent explicitement sur l’imagerie folklorique des ama. 

Une autre section du musée concerne les relations entre les communautés de pêcheuses et les temples shinto de la région, en particulier celui d’Ise Jinguû, qui compte cent vingt-cinq sanctuaires. Chaque année, les pêcheuses de Kuzaki, le village le plus à l’est de la péninsule, offre de grandes quantités d’ormeaux (awabi) qui servent à la confection de noshiawabi, des lanières séchées préparées par les moines. La légende raconte qu’il y a 2 000 ans, la fondatrice du sanctuaire, la princesse Yamatohime-no-mikoto, aurait rencontré une femme plongeuse nommée Oben. L’abondance et la qualité des produits de la mer auraient décidé la princesse à choisir ce lieu pour honorer la déesse du soleil, Amaterasu. « Les dieux aiment l’awabi », me glisse malicieusement Daizo Hiraga, le conservateur du musée. Les hommes aussi manifestement, puisque l’awabi est très prisé au Japon, mais aussi en Chine et en Corée. 

Le temple Aonominesan Shokuku-ji, situé dans une forêt non loin de Shima, abrite des ex-voto marins.
©Vincent Guigueno

Quittant le musée, nous reprenons la route côtière pour atteindre le petit port d’Osatsu, où nous devons déjeuner dans l’ama goya Hachiman – le nom du dieu protecteur du Japon. Ce bâtiment assez simple est construit en bois, tôles ondulées et tubes d’acier. Il n’a pas grand-chose à voir avec la hutte reconstituée dans le musée de Toba. Beaucoup plus spacieux, il peut accueillir des groupes de touristes venus déguster des produits de la mer ultrafrais, grillés sur un foyer traditionnel (kamado) autour duquel ils prennent place. Ils peuvent commander de l’awabi, un plat assez cher, mais aussi des escargots de mer (sazae), des praires (asari), des coquilles Saint-Jacques (hotate), des langoustes… 

Dans l’ama goya Hachiman, des ama font griller fruits de mer et poissons très frais sur un foyer traditionnel (kamado), identique à celui qu’elles utilisaient autrefois. Désormais, elles cuisinent pour les touristes.
©Vincent Guigueno

Les touristes ne viennent pas seulement se restaurer. Ils veulent partager une expérience du lieu et rencontrer des femmes plongeuses. Nous sommes accueillis par Hiromi, qui précise que le service est fait par d’authentiques ama, ayant pour certaines quarante à cinquante ans de pratique. Tandis que deux femmes s’activent autour du foyer, Hiromi nous parle des ama, de leur technique de pêche, du matériel qu’elles utilisent. L’histoire lue dans les livres ou vue au musée est ici incarnée par des femmes âgées qui cuisinent, racontent leur vie et dansent pour les touristes, à qui elles proposent d’entrer dans le cercle. Les enfants répondent volontiers à l’invitation. La fondatrice de l’établissement, Reiko Nomura, quatre-vingt-onze ans, vient nous saluer. Je l’interroge sur l’histoire du lieu. Comme les autres restaurants qui proposent cette expérience, Hachiman a été inauguré il y a une vingtaine d’années, après que des touristes américains ont demandé à partager un repas avec les ama. Hachiman accueille aujourd’hui des groupes venus du Japon, d’Europe et d’Asie du Sud-Est. Le repas est excellent mais je reste un peu sur ma faim. Les échanges sont forcément assez limités quand les ama doivent gérer des contingents de touristes plus ou moins pressés. 

Je suis arrivé à Shima depuis quelques jours et je n’ai toujours pas rencontré de vraies ama en activité. Il est évidemment hors de question de les interroger ou de s’inviter à bord d’un bateau sans truchement. Depuis trois ans, je corresponds avec Camille, une Française immigrée au Japon depuis une douzaine d’années. Elle travaille pour la mairie de Shima, en particulier dans les écoles, où elle enseigne l’anglais. C’est grâce à Camille que je vais enfin faire des rencontres authentiques. 

Ce matin, nous sommes invités au port de Shijima, dans la maison d’Higashi Hisano, une ama née en 1929, qui a pratiqué la pêche en apnée entre 1950 et le début des années 2000. Je réalise que si Fosco Maraini avait été plus curieux, il aurait pu rencontrer et photographier Higashi. Nous sommes accompagnés par Kaoru, une plongeuse de trente-neuf ans, qui, tout en servant le thé, interroge son aînée sur les conditions de vie et de travail après la Seconde Guerre mondiale. Higashi nous raconte qu’à l’époque toutes les femmes avaient vocation à devenir plongeuse. Elles recevaient leur matériel, en particulier la bouée, à l’occasion de leur mariage. Jusqu’au décès de son mari, qui exerçait le métier de charpentier de marine, Higashi n’a pas vu la couleur de l’argent que son travail lui rapportait. Le revenu de sa pêche était en effet remis à sa belle-famille, avec qui elle cohabitait.

Dans une maison du petit port de Shijima, Higashi Hisano, une ama née en 1929, et Kaoru, une jeune plongeuse de trente-neuf ans, racontent leur expérience et leur pratique du métier à quelques décennies d’écart.
©Vincent Guigueno

Il y a onze ama encore actives à Shijima… dont six hommes

La place des ama dans la famille et la société japonaises fait l’objet de nombreuses études, montrant une relative émancipation dans une société très patriarcale. Higashi a commencé sa carrière avant l’apparition des combinaisons en néoprène. Elle plongeait alors nue ou en isogi, comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Elle se souvient des regards des touristes américains venus les observer. Higashi évoque les risques du métier quand il fallait plonger en étant reliée à un panier flottant par une corde, qui pouvait se coincer dans un rocher, une algue, et entraîner la noyade. Cela a failli lui arriver à plusieurs reprises en début de carrière. Higashi ne plonge plus depuis une vingtaine d’années mais elle aime visiblement raconter son histoire au voyageur de passage.  

Nous lui montrons une photo prise au musée de Toba. Elle rit en se reconnaissant parmi les femmes qui ont participé à la construction de l’ama goya en paille du musée, au début des années 1990. À l’issue de la rencontre, Kaoru tient à nous montrer l’ama goya de Shijima. C’est un local très simple, en tôle ondulée, dans lequel sèchent des combinaisons de plongée. Comme à Osatsu et au musée de Toba, on retrouve au centre un foyer traditionnel où le repas était cuit. Kaoru n’appartient pas à une lignée d’ama. Elle est venue d’Osaka, où elle était vendeuse, il y a une dizaine d’années. L’arrivée de jeunes urbaines sans attaches particulières avec les régions côtières est souvent mise en avant pour compenser la forte réduction des effectifs d’ama. La rencontre avec Higashi et Kaoru montre l’importance de la transmission des récits et des savoirs entre femmes. Dans le beau documentaire Ama-San (2016) tourné à Wagu, un autre port de Shima, la réalisatrice portugaise Claudia Varejao insiste sur cette transmission, jusque dans la manière de nouer la coiffe blanche qui distingue les ama, et sur laquelle elles dessinent des symboles – une étoile (seiman) ou un treillis (doman) – pour conjurer les dangers du métier. 

Quand nous interrogeons Kaoru sur le nombre de plongeuses encore actives à Shijima, elle répond qu’il en reste onze… dont six hommes. Alors que leur promotion depuis les années 1950 repose exclusivement sur l’image des femmes, la présence d’hommes est connue, à défaut d’être montrée. Fosco Maraini reproduit ainsi les deux kanjis « homme » et « mer » qui désignent l’ama masculin. Je ne suis donc pas surpris d’apprendre que c’est un homme qui veut bien m’accueillir sur son bateau pour l’accompagner à la pêche. Teppei Tamagawa n’est pas un ama traditionnel. Originaire de Shima, il est né à Okinawa et a vécu un temps entre le Japon et le Népal, où il a rencontré sa femme Nozomi, elle-même plongeuse. Tous les deux parlent anglais, ce qui permet de dialoguer avec plus de fluidité. 

Aujourd’hui, des hommes plongent aussi. C’est le cas de Teppei Tamagawa que l’on voit ici se préparer avant d’aller à la pêche ; il nettoie son casque avec un mélange d’algues et d’herbes dans son ama goya.
©Vincent Guigueno

Les Tamagawa ont accepté que je les suive en mer, grâce à l’entremise de Camille. Nous nous retrouvons au matin à Nata, un minuscule port de Shima, où Teppei, Nozomi et Katsumi, une femme de quatre-vingt-trois ans, s’apprêtent à plonger. Il y a encore neuf ama à Nata, dont deux hommes. Teppei se prépare dans l’ama goya. Il nettoie les masques à l’aide d’un mélange d’algues et d’herbes, tandis que Nozomi s’active près du treuil qui va permettre de mettre à l’eau leur canot. Nous quittons le port, protégé par des tétrapodes de béton, pour rapidement abandonner Katsumi, puis Nozomi. Les deux femmes vont passer deux heures dans l’eau, seules. Teppei veut plonger dans des eaux plus profondes, au moins une dizaine de mètres, et jette l’ancre au milieu de la baie. 

Tout en se préparant, il me montre l’ensemble de son équipement : la bouée sur laquelle sont noués plusieurs filets, les couteaux, la jauge. Il n’y a aucun système de quotas pour limiter les prises. Seule une période d’interdiction, de septembre à décembre, et la limitation des plongées, en nombre et en durée, protègent les espèces pêchées à Shima, principalement l’ormeau noir (kuroawabi), le plus cher, et l’ormeau blanc (megaiawabi). Selon la saison, les ama pêchent également d’autres fruits de mer, des concombres de mer (namako), ainsi que des algues. Teppei m’explique qu’il limite sa pêche à deux heures par jour, là où d’autres communautés d’ama plongent deux fois. Il se présente volontiers comme un chasseur-cueilleur qui prélève ce dont il a besoin pour vivre afin de préserver la ressource. 

Ce jour-là, Nozomi, la femme de Teppei, également plongeuse, l’accompagne, ainsi qu’une autre ama, âgée de quatre-vingt-trois ans. Teppei limite ses plongées à deux heures par jour, ce qui reste malgré tout éprouvant, puisqu’il lui arrive de perdre 3 kilos en deux jours consécutifs de plongée. Il pêche principalement l’ormeau noir (kuruoawabi) et l’ormeau blanc (megaiawabi).
©Vincent Guigueno

Teppei est à l’eau depuis une bonne heure. Je peux l’observer depuis le bateau et sous l’eau, puisqu’il m’a permis de nager auprès de lui. La régularité de son rythme de plongée est impressionnante : il enchaîne des apnées d’environ une minute, suivies d’un temps équivalent de récupération, pendant lequel il met ses prises dans les filets du tanpo. Au bout de deux heures il remonte à bord et me montre sa pêche – des ormeaux, des escargots de mer, quelques oursins – qu’il dépose dans un mini-vivier caché sous le pont de la barque. Teppei est fatigué. Il peut perdre jusqu’à 3 kilos en deux jours de plongée consécutifs. Je remonte l’ancre et nous faisons route vers le port de Nata, en récupérant au passage Nozomi et Katsumi. 

Le lendemain, je retrouve Teppei à la criée de Nakiri, où il a déposé sa pêche dans un vivier. Il est 6 heures du matin. Deux chalutiers débarquent leurs poissons, les bacs se remplissent d’isaki (un poisson à chair blanche, de la famille des Haemulidae, chicken grunten en anglais), dont c’est la saison. Teppei est venu assister aux enchères qui se déroulent chaque matin selon un ballet bien réglé. Les acheteurs marquent leur prix à la craie sur une tablette de bois qu’un employé de la criée collecte et pose sur son pupitre, dans un claquement qui fait penser au bruit des dominos. L’offre la plus élevée remporte le lot. Tout va très vite et les ormeaux de Teppei trouvent preneur à 15 000 yens le kilo, soit environ 100 euros. Il me propose de visiter ensuite la criée où, parmi les acheteurs, nous croisons son père, venu chercher du poisson pour son commerce de traiteur. Au retour du Népal, Teppei a pu compter sur sa famille, bien implantée dans la communauté locale, en particulier à la coopérative des pêcheurs, qui gère la criée. Il a ainsi bénéficié de la licence de sa grand-mère afin de s’installer comme pêcheur en apnée. 

Aujourd’hui, le prix est bon, mais les bacs d’ormeaux ne sont pas très pleins. Comment Teppei voit-il l’avenir de son activité alors que les stocks semblent s’épuiser ? Ceux-ci sont en effet menacés par de multiples phénomènes : la modification du Kuroshio, le courant « noir » dont les eaux chaudes remontent vers l’archipel nippon, la raréfaction des algues, qui constituent la nourriture des ormeaux… En 2022, deux espèces d’awabi ont été classées en danger sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Teppei est sceptique sur les expériences de réensemencement menées par des biologistes marins pour contrer le phénomène. L’évocation fréquente par les ama d’une abondance perdue signale aussi des périodes de surpêche, peut-être liées à l’introduction des combinaisons en néoprène dans les années 1970.

Aiko partage désormais la vie des pêcheuses

Conscient de la fragilité des ressources qu’il exploite, Teppei se prépare à une vie professionnelle pluriactive, et envisage de se lancer un jour dans le négoce de poissons et de fruits de mer. En l’accompagnant à la criée et chez lui, j’ai compris que le temps de la pêche en apnée, celui que les photographes ont capté et projeté dans le monde entier depuis les années 1950, ne représente qu’une partie, certes la plus intense, de la vie des ama. Il faut élargir la focale et s’intéresser à leurs modes de vie au sein des populations côtières du Japon. Naguère les amas étaient des épouses, des mères de famille, des cultivatrices de riz. Aujourd’hui, elles peuvent être mariées ou célibataires, restauratrices dans un ama goya, aubergistes, et même photographe comme Aiko Ôno rencontrée à Toba alors que je m’apprêtais à reprendre le train de la ligne Kintetsu pour Nagoya. 

Arrivée en 2015, grâce à un programme d’accueil de jeunes urbains dans la péninsule de Shima, elle s’est révélée être une excellente plongeuse. Aiko partage désormais la vie de la communauté des pêcheuses d’Ijika dont elle veut donner une vision à la fois ethnographique et artistique. N’est-elle pas une vraie ama, n’en déplaise à Fosco Maraini qui avait rebroussé chemin à Toba pendant l’été 1954 ? Voir les coulisses du spectacle de Mikimoto, visiter le musée maritime, déjeuner dans un ama goya, participer au Shiokake matsuri, rencontrer Aiko, Higashi, Kaoru, Katsumi, Nozomi et Teppei permet de sortir de ce schéma binaire et nostalgique, dans lequel une activité humaine serait, ou non, authentique. Je suis heureux d’avoir voyager jusqu’à Shima pour découvrir de « vraies » ama. ◼