© Collection Le Chasse-Marée

En lisant votre histoire du canal de Suez, un fait vécu sur le Pasteur (NDLR : ci-dessus à son neuvage en 1939 alors qu’il doit servir sur l’Atlantique comme paquebot), navire-hôpital qui transportait des troupes en Indochine, m’est revenu en mémoire. En mai ou juin 1955, nous ramenions en France les dernières troupes après Dien Bien Phu. Nous avions surtout des blessés et quelques cercueils. Des hommes décédés à bord furent plongés en mer – certains étant peut-être contagieux.

Alors que nous étions au mouillage, attendant notre tour pour remonter le canal, quelques-uns des soldats valides quittèrent le bord. Nous avions l’habitude de nous faire accoster par de nombreux marchands qui essayaient de nous vendre des colifichets, mais, cette fois, ils firent passer des invitations aux soldats présents pour rejoindre l’armée de Nasser qui se constituait. Les légionnaires avec leur aura et l’excellente réputation militaire dont ils jouissaient semblaient tout désignés pour encadrer la nouvelle armée égyptienne. Entre Ismalaïa et Suez, nous vîmes ainsi tout à coup des valises, suivies par des hommes, passer par-dessus bord et plonger dans le canal. Des voitures à terre les embarquaient et les dirigeaient vers Le Caire, sans doute. D’après le journal Le Monde de l’époque, ils furent entre cinquante et cent à déserter de cette façon ! Certains toutefois ne réussirent pas leur coup et reçurent de la part de leurs collègues une raclée des plus violentes.

Deux ans plus tard, je me trouvais à Hambourg sur le Boffa, un cargo des Chargeurs réunis. Tandis que j’étais de surveillance de chargement, un docker me parla de la Légion dont il avait fait partie et de son saut dans le canal. « Ils nous ont pris pour des idiots, me dit-il, et j’ai réussi ainsi que de nombreux copains à revenir chez moi en Allemagne (à l’époque, plusieurs dizaines de milliers d’Allemands s’étaient engagés dans les rangs de la Légion étrangère française, dont quelques anciens SS), en évitant la France où j’étais considéré comme déserteur. » La guerre d’Algérie n’avait pas encore commencé et ils ne voulaient pas aller faire des routes à Sidi Bel Abbès (c’était, d’après lui, ce qu’on leur avait proposé !). ◼

Retrouvez l’article sur le canal de Suez : « Passez Suez, à travers un canal et son histoire », un article publié dans le Chasse-Marée n° 328 en août 2022.