
Le Bureau d’enquête sur les événements de mer (bea Mer) a publié son rapport mi-mars sur le naufrage de la goélette de charge De Gallant aux Bahamas, en mai 2024, qui a fait deux victimes. Nous en publions de larges extraits pour comprendre, au-delà des circonstances du drame, les conclusions des enquêteurs, dont le rôle n’est pas de juger, mais d’émettre des « enseignements » pour que de tels accidents ne se reproduisent pas.
Le rapport débute par le résumé de l’événement. « Le 11 mai 2024, le voilier cargo De Gallant, gréé en goélette franche aurique, appareille de Santa Marta, Colombie, chargé de 22 tonnes de marchandises. Son équipage est constitué de huit personnes, soit quatre marins professionnels et quatre passagers. Sa destination est Horta aux Açores. […] Le 20 mai au soir, De Gallant passe à l’ouest de l’île Great Inagua, sous grand-voile, misaine, trinquette, foc et clinfoc. Comme à l’habitude, les deux flèches ont été affalés avant la nuit. Le vent est d’est pour 10 nœuds, le voilier avance à 70 degrés du vent à moins de 2 nœuds.
« Vers 00 h 15 heure locale le 21 mai, le second, inquiet de la présence d’orages sous l’horizon dans le sud, réveille le capitaine. Après avoir téléchargé les derniers fichiers météo et observé au radar, le capitaine retourne se coucher après avoir fait mettre les drisses sur le pont pour affaler le clinfoc et la grand-voile si besoin. Cependant, les orages étant sous le vent, il ne perçoit pas d’urgence.

À 02 h 00, le capitaine prend le quart avec un matelot et deux passagers. Il reprend la veille radar, et fait route au nord pour s’écarter d’un écho douteux dans le nord-ouest. Le vent a légèrement forci, la mer est toujours calme mais la température a fraîchi. Vers 03 h 15, les premières gouttes de pluie tombent sur le navire. Le capitaine décide d’affaler le clinfoc et la grand-voile et demande d’aller réveiller le quart au repos. Soudainement, vers 03 h 20, une première violente rafale couche le voilier à 90 degrés, de l’eau s’engouffre dans le carré laissé ouvert. La force du vent est telle qu’il s’avère impossible pour l’équipage d’affaler le clinfoc.
Le capitaine ordonne l’abandon
« Le voilier, tribord amure, vient dans le vent et se redresse partiellement. Le capitaine libère les écoutes et retenues de grand-voile et misaine, démarre le moteur, met la barre toute à gauche et décide d’assécher. Pour cela il se rend en machine en laissant ouverte l’échappée qui se trouve à bâbord. Une deuxième rafale survient alors qui couche à nouveau la goélette. La machine est immédiatement envahie et le capitaine a juste le temps d’en sortir.
« Le navire commence à s’enfoncer par l’arrière. Le capitaine ordonne l’abandon et fait distribuer les combinaisons de survie que l’équipage, regroupé sur l’arrière tribord contre le deck-house, a à peine le temps d’enfiler. Deux balises de détresse sont déclenchées, et le capitaine lance les messages de détresse. Alors qu’il s’élance pour libérer les radeaux, le navire coule soudainement vers 03 h 30 […]. Six personnes rejoignent les radeaux libérés par les largueurs hydrostatiques. Deux matelots professionnels sont portés manquants. Quarante minutes plus tard, le vent tombe et la mer est de nouveau calme. À 06 h 45, les survivants sont repérés par les gardes-côtes américains qui ne retrouvent pas les deux disparues malgré d’importants moyens mis en œuvre. »

Le navire, la composition de l’équipage, le déroulement du voyage, l’intervention des secours sont ensuite décrits. Le choix du pavillon, celui des Vanuatu, est étudié. « En 2018, l’armement a contacté le Guichet unique du registre international français (rif) pour envisager le passage de la goélette sous ce pavillon. Les conditions d’exploitation définies par l’armement auprès du rif ciblaient le transport de marchandises et de passagers dans une limite de douze personnes. L’importance des travaux à réaliser pour répondre aux exigences réglementaires françaises associée à une faible rentabilité n’ont pas permis de concrétiser ce souhait. »
Au cœur d’une supercellule tropicale
La situation météorologique est retenue comme un « facteur contributif de l’accident ». Le voilier « a été confronté à une supercellule tropicale dont la position est imprévisible. Le navire est arrivé sur la trajectoire de la supercellule au moment où elle était en pleine phase de maturité […]. La survenue de ces cellules peut être anticipée par les modèles. Cependant, la position exacte et les zones des phénomènes les plus violents ne peuvent être déterminées. Dans ce contexte, le marin doit naviguer avec une prudence particulière, notamment lorsqu’il observe des orages et que la journée a été particulièrement chaude. La variation de la pression atmosphérique du baromètre et l’observation d’un changement brutal de la température peuvent être les signes de la naissance ou de la proximité d’une supercellule orageuse notamment dans les zones tropicales. »

Voyons maintenant ce qui concerne le gréement du navire de 28 mètres, gréé en ketch à sa construction en 1916. « La surface de voilure portée par le
De Gallant au moment du naufrage était de 356 mètres carrés. En l’absence de tout dispositif moderne, la manœuvre de cette voilure nécessite beaucoup de force physique. Le navire étant destiné à courir des courses de grands voiliers, le gréement de goélette, plus toilé que celui de ketch, a été adopté en 1986. Le navire était alors servi par un équipage allant jusqu’à vingt personnes soit huit permanents et douze stagiaires.
« À bord de la goélette, seul le capitaine a une expérience significative de navigation sur ce navire. Le second capitaine a bien embarqué à bord des goélettes de la marine nationale mais c’est son premier embarquement à bord du De Gallant. Les autres marins sont encore en phase d’apprentissage, rendue d’autant plus difficile que le De Gallant n’est pas équipé de dispositifs modernes d’assistance à la manœuvre des voiles, de type winch ou enrouleur, qui permettent de compenser un équipage réduit et d’atténuer la force nécessaire pour les manœuvrer. À bord du De
Gallant, les passagers, bien qu’ils puissent parfois prêter main-forte, demeurent avant tout des passagers. Ils ne peuvent être comptabilisés dans l’exploitation du navire, notamment pour exécuter des manœuvres d’urgence cruciales visant à sauver le navire.

« […] En tout état de cause, le gréement du navire requiert une telle anticipation des manœuvres qu’il apparaît difficile pour les besoins d’une traversée océanique que le navire puisse naviguer sous voiles sans la participation des passagers. La voilure du De Gallant était bien adaptée à une navigation diurne. Toutefois, pour une navigation de nuit, elle pouvait sembler légèrement surtoilée au regard de l’équipage réduit. Le clinfoc, en particulier, est difficile à affaler et à ferler, nécessitant l’envoi de personnel à l’extrémité du beaupré. De plus, son centre de poussée vélique, situé très haut, accentue la gîte.
« De nuit et dans des conditions orageuses, la prudence est de mise, le navire doit être prêt à faire face à toute situation en adéquation avec son environnement en disposant de marins professionnels disponibles en nombre et qualité à tout instant pour la manœuvre. C’est particulièrement vrai pour le
De Gallant, navire ne disposant d’aucun automatisme pour la gestion des voiles, comme peuvent l’être les navires construits actuellement. » Conclusion : « Sans aide mécanique, la manœuvre d’un gréement traditionnel de goélette est épuisante pour un équipage réduit. »
Tous les rescapés entendus
Autre « facteur contributif de l’accident » selon le BEA, le dispositif de décharge à la mer : « Lorsque le navire s’est redressé, les dalots n’ont pas évacué suffisamment rapidement l’eau de mer accumulée, entravant un redressement complet de celui-ci. » L’envahissement du compartiment moteur – l’eau de mer s’est engouffrée par l’accès à la machine, laissé ouvert après le démarrage du groupe pour assécher le poste équipage après le premier coup de gîte – est aussi retenu comme contributif.

Avant de conclure son rapport, le bea ajoute qu’il a entendu tous les rescapés, à l’exception d’un passager, et précise que « l’armateur, de son côté, ne souscrit pas à la présente analyse, en particulier sur l’adéquation de l’équipage et de l’utilité de disposer de systèmes modernes de commande à distance au regard de son exploitation ».

Les conclusions reprennent les points abordés, soulignant aussi que « la décision prise très rapidement par le capitaine d’évacuer le navire a certainement permis de sauver la majorité des personnes à bord ». Mais elles estiment aussi que « l’armateur a dû faire face à la difficulté de concilier les contraintes économiques avec les exigences opérationnelles, en raison du volume très limité de marchandises transportées et de la durée prolongée des traversées.
Le navire, de conception ancienne, aurait nécessité un équipage plus important comme cela était le cas au moment de sa construction. Cependant, le coût élevé de la main-d’œuvre actuellement ne permet plus la même approche qu’au début du xxe siècle. Démuni d’automatismes, il s’agissait d’un navire ancien mais qui ne pouvait pas être armé à « l’ancienne ».
Parmi les dix « enseignements » sur lesquels se referme le rapport, le neuvième est sans doute celui qui résume le mieux le point de vue des enquêteurs : « Privilégier l’emploi de voiliers-cargos modernes à celui de navires anciens recyclés »… Un avis qui va faire réfléchir dans le cercle, de plus en plus confidentiel il est vrai, des marins qui embarquent du fret sur des bateaux traditionnels pour de longues traversées. Gwendal Jaffry
Publié dans Le Chasse-Marée 344 – Avril-Mai 2025