Grand Marin, réalisé par Dinara Drukarova, est à la fois une très bonne adaptation du roman Le Grand Marin de Catherine Poulain, et une façon pour la réalisatrice et actrice russe de raconter son histoire.

On était impatient de découvrir l’adaptation cinématographique du texte de Catherine Poulain, Le Grand Marin (Éditions de l’Olivier, 2016 et CM 282), couronné par de nombreux prix à sa publication. Autant le dire d’emblée, l’exercice est pleinement réussi et permet aujourd’hui de réunir sous un même titre deux œuvres importantes, un livre et un film. Même titre ou presque… La suppression du déterminant signifie que le personnage principal, comme dans le livre, est moins le grand marin que la femme qui le rencontre. Il s’agit de la réalisatrice et actrice Dinara Drukarova, découverte par le public, encore adolescente, dans Bouge pas, meurs, ressuscite de Vitali Kanevski (1989, Caméra d’or à Cannes en 1990). Le réalisateur de ce film extraordinaire et son acteur masculin, incarcéré pour meurtre, ont disparu avec la chute de l’URSS. Pas Dinara Drukarova, qui choisit la France pour poursuivre une carrière qui fait d’elle un « espoir féminin » en 2004, dans Depuis qu’Otar est parti, réalisé par Julie Bertuccelli.

La dimension biographique du film est l’une des clefs de cette rencontre réussie avec Le Grand Marin : « Je raconte mon histoire à travers celle de Catherine Poulain. Mon départ de Russie, à vingt ans, le rapport à la vie, aux hommes, mon envie de franchir tous ces espaces et de prouver quelque chose. » Encore fallait-il « maritimiser » ces expériences. La réalisatrice a également longuement embarqué, sur des bateaux de Boulogne-sur-Mer ou d’Ostende, pour nourrir le film de son apprentissage du métier de pêcheur, à l’instar de son personnage, Lili, qui débarque sur les pontons d’Ólafsvík pour y chercher du travail. La découverte du livre du photographe Jean Gaumy Pleine Mer (2001) a également influencé l’esthétique du film.

Surnommée « Moineau » par le patron du chalutier – un sobriquet qu’elle déteste –, coiffée d’un casque trop grand, Lili apprend dans la douleur. À peine embarquée, elle se blesse gravement et doit être évacuée vers l’hôpital. Guérie, elle remonte à bord et gagne sa place : alors qu’elle dormait inconfortablement dans la timonerie, elle a droit à une couchette dans le poste d’équipage. On reconnaît ici la trame du livre de Catherine Poulain. Dinara Drukarova lui emprunte également le nom du bateau, le Rebel, celui des personnages : Lili, l’héroïne, Ian, le patron, Jude, le « grand marin », mais également Jesus, Simon… Certains dialogues sont parfois ceux du livre, au mot près. Comme dans toute grande adaptation – on pense ici à L’Armée des Ombres, texte de Joseph Kessel (1943) et film de Jean-Pierre Melville (1969) – la réalisatrice procède par soustraction, conservant l’épure d’un récit puissant auquel elle apporte son expérience de femme, d’actrice et de cinéaste.

Drukarova ajoute à la « sous-traction » le dépaysement, puisque l’action ne se déroule pas dans le golfe d’Alaska, au large de l’île de Kodiak, mais en Islande. Le film est aussi l’histoire d’un bout du monde cosmopolite – on y parle indifféremment français, anglais, islandais – habité par des personnages dont on n’apprend presque rien, en particulier sur les raisons qui les ont poussés à larguer les amarres, ni sur leurs destinations respectives, quand ils se séparent à la fin du film. Le dernier plan est celui d’un crabber en pêche dans la mer de Béring. Lili va-t-elle y retrouver son grand marin ? Partir où ? Rejoindre qui ? Ces récits de mer – le film et le livre –, outre leur vérité ethnographique, posent la question du port d’attache, qu’il soit géographique ou humain.

◼ Vincent Guigueno

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