
Comment faire un film sur l’hécatombe sans fin en Méditerranée centrale, dont les chiffres hallucinants – 30 000 morts en une décennie – ne mobilisent plus l’opinion publique ? C’est une préoccupation constante de l’association sos Méditerranée qui multiplie les initiatives culturelles, en particulier l’accueil de documentaristes sur ses navires. L’année dernière, Muriel Cravatte avait ainsi présenté le bouleversant Mothership dans plusieurs festivals.
« Quelque chose » à l’horizon
Jean-Baptiste Bonnet n’est donc pas le premier à monter à bord de l’Ocean Viking. Sans repérages, le réalisateur de Save Our Souls a passé six semaines en mer avec sa caméra et son micro, partageant la vie et les incertitudes de l’équipage et des rescapés. Le film est découpé en trois temps : l’attente, le sauvetage, le retour. Dans la première partie,
Bonnet multiplie les plans de sauveteurs exerçant une veille attentive, apprenant à déjouer les pièges du soleil sur la mer qui finissent par faire croire qu’il y a « quelque chose » à l’horizon.
Vient ensuite le temps du sauvetage, filmé dans sa continuité à bord de l’un des trois semi-rigides qui s’approchent avec précaution d’un pneumatique, en partie dégonflé. Le réalisateur se concentre sur le protocole qui permet aux sauveteurs d’éviter qu’une situation déjà délicate ne dégénère à cause d’un mouvement de panique de naufragés exténués, déshydratés, angoissés. Dans un entretien, Bonnet explique qu’il avait filmé un exercice de sauvetage de masse, coupé au montage. Quand l’événement « réel » survient, il sait où se placer dans le semi-rigide et anticiper la montée à bord des naufragés. Une secouriste les compte : ils ne sont encore que des numéros, des hommes, des femmes, des enfants qui viennent d’échapper à une mort certaine.
La troisième partie, la plus longue, documente les évolutions de la relation entre sauveteurs et naufragés. Celle-ci est d’abord très directive, presque militaire : il s’agit de boire, de manger, de se reposer. Une représentante de la Croix Rouge italienne donne les premières informations sur ce qui va se passer à l’arrivée, prévue quelques jours plus tard à Salerno. Au fil des heures et des jours, l’effet de sidération passé, les naufragés livrent leurs témoignages, en particulier le difficile récit des atrocités subies en Libye. La caméra enregistre ces échanges qui restaurent l’humanité des naufragés par la parole, souvent tragique mais parfois plus légère, par exemple quand un sauveteur tente d’indiquer sur une carte du monde où est situé Douarnenez, son port d’attache.
Les naufragés quittent le bord comme ils y sont montés, un par un. Le navire repart. Bonnet ne prétend pas que son film fera changer les politiques publiques italiennes ou européennes. Il témoigne, avec sobriété, des moments d’humanité dont des marins, des soignants et des exilés sont les protagonistes : un huis clos auquel le navire est propice, un temps suspendu entre la mort évitée de justesse et la reprise de la longue route de l’exil. Vincent Guigueno
Le film sera diffusé sur France 2 dans « 25 nuances de doc » à l’automne.
Publié dans Le Chasse-Marée 346 – Août-Septembre 2025