© Nathalie Couilloud
Le Chalet, aujourd’hui à Saint-Mammès (Seine-et-Marne) est un automoteur de type Freycinet (38,74 mètres sur 5,05 mètres), construit en Hollande. © Nathalie Couilloud

Par Nathalie Couilloud – À Saint-Mammès, Joseline Tavernier a toujours un pied sur Le Chalet, un automoteur de type Freycinet en acier riveté, commandé en 1930 par son grand-père paternel. Elle a passé sa vie à bord et, à 92 ans, souhaite que ce bijou de famille, témoin du labeur de trois générations, soit conservé « dans son jus ». L’Association fluviale entre Seine et Loing (AFSL) veille à ses côtés et l’a déjà fait protéger au titre des Monuments historiques.

Plusieurs bateaux sont amarrés aux quais de Seine et de la Croix-Blanche, de part et d’autre du pont qui relie Saint-Mammès à Champagne-sur-Seine. Au confluent de la Seine et du Loing, Saint-Mammès est un grand village de mariniers situé à 80 kilomètres en amont de Paris. Les bateaux qui arrivaient du canal du Loing (et au-delà du canal de Briare qui permettait de remonter depuis la Loire) prenaient ici un pilote, indispensable pour naviguer sur la Seine. Ce point de jonction stratégique a connu une intense activité : en 1933, 25 000 bateaux, et près de 3 millions de tonnes de marchandises, sont passés par Saint-Mammès…

Aujourd’hui, le transport fluvial n’a plus grand-chose à voir avec cette glorieuse époque, mais le village abrite toujours de nombreuses familles de mariniers qui ont choisi de s’y établir à la retraite. C’est le cas de Joseline Tavernier qui a mis pied à terre rue Grande, dans la maison de ses grands-parents maternels, en 2004.

Ci-dessus : sa propriétaire, Joseline Tavernier, dite Josie, a passé sa vie à bord. © Nathalie Couilloud

Pas sûr d’ailleurs qu’elle ait vraiment débarqué, car c’est sur son Chalet qu’elle reçoit, amarré au quai de la Croix-Blanche. Son automoteur (attention à ne pas dire péniche, « la péniche, c’est un bateau en bois ! »), de type Freycinet, est en acier riveté, et il vient de loin : il a été construit au chantier Velthius Groningen, aux Pays-Bas, en 1930. C’est son grand-père, Octave Tavernier, qui l’a commandé en 1929 pour ses deux fils, Octave, l’aîné (le père de Joseline) et Désiré, le plus jeune ; un troisième frère, Nicolas, travaillait déjà sur son propre bateau.

« Mon grand-père était d’une famille de bourgeois. Quand ses parents ont voulu le marier, ça ne lui a pas plu, alors il est parti en douce, sans argent, avec sa musette, sur le trimard. Il s’est loué comme charretier, dans le Nord, du côté d’Arras, et il est devenu marinier comme ça. »

Cet aïeul aventurier est décédé en 1932 au bateau. Comme il était paralysé à la fin de sa vie, le père de Joseline était resté célibataire pour s’occuper de lui. « Quand il est mort, mon père s’est marié. C’était en 1933, il avait 33 ans. Au début, il travaillait avec son plus jeune frère, Désiré, mais mon oncle a trouvé à se marier, et avec le remboursement du bateau, ce n’était pas rentable pour deux couples. Mon oncle a repris un autre bateau. »

Le père de Joseline part travailler « à la pioche » sur le Rhône

Joseline, elle, est née à Fontainebleau en 1934. « On y est resté une dizaine de jours avec ma mère, puis elle est revenue au bateau avec le paquet et on est reparti ! Mon frère est né après dans les Vosges mais sur le bateau. Papa était du Nord et maman du Berry, de Saint-Amand-Montrond. Tous les deux ont navigué avec les chevaux dans leur jeunesse. Maman, c’était sur un berrichon, avec des ânes et des mulets. Ils étaient sept enfants, avec les parents, ça faisait neuf ! »

Les parents de Joseline Tavernier dans la pièce de vie du Chalet ne s’autorisaient que très peu de loisirs. © Collection Joseline Tavernier

Autant dire que l’automoteur hollandais, c’était le grand luxe. Mais il a fini par revenir cher : avec la dévaluation du franc face au florin, ses parents avaient coutume de dire qu’il « leur avait coûté le prix de trois bateaux ! » À l’origine, il était équipé d’un moteur Bolnes de 70 chevaux, vite remplacé par un Bolnes de 90 chevaux, puis en 1955 par un Willeme 8 cylindres de 220 chevaux, toujours à poste. Ce sont à peu près les seules modifications que Le Chalet a subies depuis 1930.

Et pourtant, il a connu la guerre. Le père de Joseline, qui travaillait alors dans l’est de la France, ne voulant pas avoir à faire avec les Allemands, est parti travailler un temps sur le Rhône « à la pioche ». Mais il n’a pas pu échapper longtemps à l’occupant. Joseline se souvient d’un voyage pour Strasbourg, où son père transportait des carlingues d’avions, qui avaient été abattus et qui devaient être réparées en Allemagne : « On était quatre bateaux français réquisitionnés, on naviguait en convoi, avec un Allemand à bord pour nous surveiller. Une fois arrivés à Strasbourg, on nous a dit : “Maintenant, vous partez en Tchécoslovaquie”. Finalement, on n’y a pas été, mais on a travaillé entre l’Allemagne et la Belgique pour transporter du sable et des cailloux pendant le reste de la guerre. »

Le Chalet a travaillé dix-huit ans pour le transport des agrégats sur la Basse-Seine, entre Rouen et Le Havre, à partir de 1947.
© Collection Joseline Tavernier

Au sortir du conflit, Joseline est mise en pension à Chauny dans l’Aisne. « J’ai rejoint mes parents à 16 ans. La dernière année, j’ai été un an sans revenir parce qu’il y avait eu un petit accrochage… J’avais raté mon certificat d’étude et papa voulait me mettre dans une école au Havre pour que je le repasse. J’ai dit non. J’avais fait trois ans à Chauny, je ne voulais pas changer. Maman a dit : “Tu ne veux pas quitter Chauny, eh bien tu seras un an sans nous voir !” » En matière de caractère, elle a de qui tenir…

Cette année-là, on lui a proposé une place chez un notaire ; comme elle était mineure, il fallait l’autorisation des parents. « Ils ont dit non, et je ne l’ai jamais regretté. » Joseline évoque parmi les bons souvenirs de sa jeunesse l’école de danse de salon qu’elle fréquentait le samedi au Havre quand le bateau s’arrêtait à Jumièges (Seine-Maritime) sur la Seine. « Valse, tango, cha-cha-cha… J’ai toujours aimé danser. J’avais des camarades, mais ça ne m’a jamais intéressé de me marier. Je cherchais de bons cavaliers, là, oui, c’était formidable, mais après, on repartait chacun de son côté ! Vous savez, les oiseaux comme moi, il n’y en a pas beaucoup ! J’ai toujours été très indépendante. Je le suis toujours, mais maintenant il n’est plus question que je me marie ! »

Le Chalet sur la Seine, à hauteur du Vieux-Port, dans l’Eure, en 1956.
© Collection Joseline Tavernier / AFSL

Au décès de son père, en 1975, elle a repris le macaron, avec un cousin, en gardant sa mère à bord, puis « avec un capitaine marinier à la retraite qui venait avec moi quand on avait un voyage. On transportait du sable, des céréales. Dans le Nord, on prenait de la farine en sac, il fallait que les cales soient bien propres, on mettait un papier gris pour la protéger. On a transporté aussi du sucre, pas raffiné, en vrac. »

On ne sait plus très bien si ses souvenirs se rapportent à l’époque où elle était capitaine ou quand elle était encore avec ses parents. Pour les agrégats, c’était avec son père : « On chargeait plein bac, comme on disait, mais on laissait les panneaux ouverts, on ne recouvrait que quand il y avait une tempête. D’ailleurs, on a failli aller au fond une fois, en entrant à Honfleur, il y avait une tempête. On avait chargé moins lourd, et les panneaux étaient fermés, les paquets de mer passaient par-dessus le pont. Mon père a repris les commandes parce que le pilote de mer était paniqué. “On n’est pas en sûreté…” qu’il répétait ! La mer nous prenait par le travers, on a eu une très grande peur. Heureusement que le bateau était solide… »

Ferraille, ciment, sable, charbon – anthracite, coke, gaillettes… – se sont succédé dans les cales pour une charge maximale de 346 tonnes. « Mes parents ont travaillé très dur pour rembourser le bateau, c’était travail-travail, il n’y avait pas de sortie. Quand j’ai commencé, je ne pouvais pas faire grand-chose, mais ils m’ont habituée à ça tout de suite. C’était la vie comme ça… » Deux escapades touristiques, en Bretagne et à Lourdes, ont seules rompu le fil de l’eau.

Elle ne s’y attarde pas, mais évoque avec plaisir les haltes à Jumièges, quand Le Chalet stationnait en pleine campagne. « Il y avait des amis à terre qui avaient des poules, des vaches, on avait du bon lait, et des pommes. Papa est venu pour un contrat de trois mois en 1947, et on est resté dix-huit ans sous contrat pour faire les agrégats entre Rouen et Le Havre. Après, mon père a fait du divers. »

Saint-Mammès dans les années 1970 accueillait encore de très nombreux bateaux. C’est ici qu’ils prenaient un pilote pour naviguer sur la Seine. © Collection AFSL

Joseline, elle, a travaillé jusqu’en 2004, en ralentissant sur la fin pour garder le permis d’exploitation, car il était impensable de laisser tomber le bateau de famille. « Je vous fais visiter, mais c’est un peu le bazar, lance-t-elle. J’aime peindre, j’aime vivre dehors, jardiner, travailler sur le bateau, mais le ménage, alors là… » Une descente très raide se précipite dans un séjour, baigné d’une lumière tamisée par les rideaux en crochet, ouvragés par sa mère, qui ornent les hublots. Devant la cheminée en marbre rouge, posé sur le lino, un vieux radiateur électrique, naturellement vintage, vit ses dernières heures. Une statuette de Saint-Antoine de Padoue veille sur des meubles faits sur mesure, pas si en désordre que ça, où le temps semble arrêté depuis des lustres. Dans la cloison arrière, des portes s’ouvrent sur deux cabines, si exiguës qu’elles n’accueillent qu’un lit et une table de chevet.

Dans la coquette timonerie, qui abrite cuisine, télévision et plantes vertes, elle fait remarquer le plancher abaissé devant le macaron pour que son père – 1,80 mètre – ait la hauteur sous barrots. Devant, le pont semble immense : les écoutilles (panneaux de bois qui recouvrent la cale) sont soigneusement bâchées, et le bachot (annexe) repose à l’envers dessus.

Franckie Gontier, Miguel Biard et Joseline Tavernier en train d’ausculter les panneaux d’écoutille en 2021.
© Collection AFSL

Bérengère Biard, la trésorière de l’Association fluviale entre Seine et Loing (AFSL), dont le mari est aussi d’une famille marinière, connaît bien Josie Tavernier et son attachement viscéral au bateau. Avec l’association, créée en 2020, elle a monté le dossier de classement du Chalet au titre des Monuments historiques fin 2022. Pour rédiger le rapport d’expertise, destiné à la Direction des affaires culturelles (DRAC), Célestin Delaporte (lire encadré) s’est longuement entretenu avec Josie, dont la personnalité et l’énergie l’ont fortement marqué : « Je pense n’avoir jamais rencontré une personne avec un tel tempérament et un tel attachement à son bateau… »

En 2023, l’AFSL s’est aussi occupée de faire convoyer l’automoteur entre Saint-Mammès et Saint-Thomery où il a été mis sur cale pour être caréné et soumis à l’expertise décennale. Le prochain projet de l’association est de mettre sur pied un chantier participatif autour de la réfection des panneaux d’écoutille. Bien que régulièrement entretenus par les mariniers, père et fille – « Tous les ans, je les goudronnais en plein soleil pour que ça entre bien dans le bois, ça sentait bon… » –, certains de ces panneaux en bois sont abîmés et doivent être remplacés.

« Les panneaux sont en pin sylvestre, qu’on appelle sapin rouge du nord. »

Franckie Gontier, un jeune menuisier, est chargé du chantier pour l’association. « Je suis devenu menuisier, parce que le métier de charpentier fluvial n’existe plus, car il n’y a quasiment plus de bateau en bois. J’ai toujours connu Josie parce que je suis de Saint-Mammès. Mes parents sont encore exploitants et ma sœur a épousé un marinier, elle a repris le flambeau. Pas moi… je suis passé à côté de mon destin ! »

La marquise, ou timonerie, avec le macaron, des plantes vertes et la vue dégagée sur l’avant et le pont. © Nathalie Couilloud

Le jeune homme s’intéresse de près à ce projet sur les écoutilles : « Le bois était sans doute plus économique pour les parties qui n’étaient pas immergées. Les panneaux sont en pin sylvestre, qu’on appelle sapin rouge du Nord. C’est un bois assez compact et dense, donc plus solide et résistant. Ses canaux naturels, où circule la sève, sont très ouverts, ce qui permet de bien l’imprégner quand on le traite au goudron de Norvège. C’est aussi un bois plus léger que le chêne. Pour des écoutilles qu’on va manipuler dans les chargements, c’est pratique. À chaque fois que je rencontre Josie, on trouve de nouveaux détails sur les panneaux. Ils sont numérotés et gravés avec des chiffres romains, pour pouvoir être remis au bon endroit. Il y a beaucoup de détails qu’on ne voit pas au premier abord ; par exemple, sur les hiloires, il y a un anneau pour pouvoir les emboîter. »

Pour le chantier participatif, la pose des présintes (bandes de tissu entre les panneaux d’écoutille) et le goudron pour étanchéifier pourraient être réalisés par des bénévoles, car les membres de l’afsl ont à cœur de « mener une démarche collective et ouverte » autour de ce bateau du patrimoine. Bérengère Biard aimerait y impliquer des professionnels, des artisans d’art et toutes les bonnes volontés qui le souhaiteraient : « Notre objectif, c’est de faire découvrir la singularité de l’histoire batelière au travers des vestiges existants et d’en assurer la sauvegarde. »

« Il y a un vrai engagement autour de Josie pour sauver ce bateau… »

Le dossier de chantier participatif a été présenté en mars 2023 aux services de la drac, du Conseil départemental de Seine-et-Marne, et à un représentant de la Fondation du patrimoine. « Dès que Josie a obtenu le renouvellement du titre de navigation, on fera la demande de subventions, et on s’occupe d’organiser le chantier », explique Bérengère, qui espère pouvoir le réaliser l’an prochain. « Il y a un vrai engagement autour de Josie pour sauver ce bateau… »

Joseline Tavernier, Bérengère Biard, trésorière de l’AFSL, Franckie Gontier, menuisier, et François Carrant, secrétaire de l’association. © Nathalie Couilloud

Ça tombe bien, car Le Chalet, c’est toute sa vie : « Quand je vais fermer les yeux, je veux que le bateau tienne, qu’on ne le déchire pas », dit-elle. Mais il n’est pas question pour autant de faire n’importe quoi : le conserver, c’est le laisser dans l’état où il était quand elle est montée dessus encore dans les langes. « J’en ai vu des bateaux qui ont été achetés… Ils ajoutent une grande fenêtre là, un autre truc ici… Moi, je leur dis : “N’en faites pas une cathédrale !” Jamais ça sur le mien ! Sinon, c’est pas la peine d’acheter un bateau, autant acheter une maison ! » ◼

Encadré – Les panneaux d'écoutille

Un article publié dans La Vie batelière du 15 juin 2022 décrit les écoutilles du Chalet. En voici un extrait : « Le panneau mesure en moyenne 6,05 mètres et il est composé de trois planches de
2 mètres de largeur sur 2,05 mètres de longueur. Chaque panneau repose de chaque côté sur les godes et est enchâssé sous le chaperon du sommier en partie haute. En partie basse, il est posé sur le dung-bord (la dernière traverse assurant une butée) et retenu par un loquet en fer avec anneau : cet anneau s’insérait dans un ancrage fixé sur le dung-bord, une goupille venant garantir le maintien. »
Pour assurer l’étanchéité, une bande de tissu, sorte de toile de jute, appelée présinte, est fixée entre chaque écoutille. « La sangle est disposée de manière à faire un dôme en son centre. Elle est fixée dans un feuilleret à queue d’aronde pratiqué au rabot (du type Guillaume) sur la face extérieure et les deux bords des planches constituant les panneaux. La présinte est clouée avec des dachettes et recouverte d’une couche de goudron végétal. »

La présinte, une bande de tissu, genre toile de jute, est fixée entre chaque écoutille pour assurer l’étanchéité. © Simon Desselle/AFSL