Été 1877 : Denis Provost, dit “Toutou”, appareille dans la plus grande discrétion pour la Galice, sur un vieux lougre doté d’un vivier. A Vigo, il distribue des casiers aux pêcheurs locaux, leur demandant de pêcher la langouste, peu -prisée sur ces côtes. Bien vite imité, ce marin entreprenant est à l’origine du destin qui va lier le nom de Camaret à celui de la langouste. Les “dundées d’Espagne” qui se livrent à ce commerce ne sont encore que d’anciens harenguiers rachetés dans les ports du Nord, mais bientôt les chantiers camarétois assureront la -totalité des constructions des sloups et dundées langoustiers, qui vont désormais -pratiquer eux-mêmes la pêche.
Si dès 1890 des bateaux de Camaret et de Sein ont déjà poussé jusqu’aux Glénan et à Belle-Ile, en 1898, c’est toute la flottille qui descend vers le Sud pour mouiller ses casiers sur le plateau de Rochebonne, à l’initiative de Toussaint Garrec. Cette première campagne est un succès, mais les sloups demi-pontés s’avèrent inadaptés à l’allongement des marées et à l’éloignement des abris. Des sloups pontés à vivier d’une dizaine de tonneaux sont alors mis en chantier, mais ils demeurent encore des bateaux à tout faire. C’est la crise sardinière qui pousse les pêcheurs de Camaret à se spécialiser vraiment dans la langouste. En 1902, le patron Pierre Douguet appareille le premier sur l’Aventurier vers les côtes anglaises dont il ignore tout, et s’arrête dans les Scilly, où il fait bonne pêche.
C’est le début d’une grande aventure pour les Camarétois ; ceux-ci mettent au point un remarquable type de voilier qui deviendra célèbre pour ses -qualités nautiques et sera très vite adopté à Audierne, à Léchiagat, à Lesconil et à Lomener (Morbihan). Bientôt les grands langoustiers de Camaret pêchent du Maroc au Portugal, du golfe de Gascogne à la Cornouailles britannique, et de l’Irlande à l’Ecosse. Les premiers dundées, spécialement conçus pour ces campagnes lointaines, sont lancés en 1910-1911. En 1911, Camaret s’affirme comme le premier port de crustacés en France en mettant sur le marché 285 000 tonnes de langoustes et homards. Plus de sept chantiers sont en activité ; le constructeur le plus réputé, François Keraudren, emploie jusqu’à 60 charpentiers en 1914.
En 1931, la flottille camarétoise qui a souffert de la guerre est de nouveau à son apogée avec 151 sloups de 20 à 24 pieds de quille de 10 à 20 tonneaux ; 70 grands sloups de 25 à 35 tonneaux qui font la renommée du port (40 à 30 pieds de long, 26 à 29 pieds de quille, arrière à voûte et vivier à goulot unique, 172 m2 de voilure) ; et, enfin, 60 dundées de 36 à 41 tonneaux. Le gros des effectifs mesure de 14,50 à 15,50 mètres de tête en tête (voûte non comprise) pour 30 à 32 pieds de quille et 5,40 mètres de bau.
Tous ces voiliers se distinguent par une remarquable élégance de formes et un aspect très marin. L’étrave est haute et puissante. L’inflexion caractéristique de la tonture place la hauteur minimale du franc-bord aux 3/4 de la longueur, très en arrière. L’étrave s’incline sur l’avant après 1914, alors que l’arrière présente un élancement considérable : une telle finesse des formes arrière est inattendue sur un bateau de travail. La voûte, longue et rasante, se termine par un tableau large et presque plat. Le brion peu immergé s’oppose à un étambot profond doté d’une quête considérable. Cette forte différence de tirant d’eau entre l’arrière et l’avant, confère au langoustier ses remarquables qualités évolutives, essentielles pour le travail sur les casiers. Extrêmement marin, il possède également des capacités hors pair pour tenir la cape. On dit que le vivier, dont le pont est placé juste en dessous de la flottaison, joue un rôle dans cet excellent comportement à la mer. Solidement relié aux flancs du bateau par deux “coursives” endentées dans la membrure, le vivier est fermé aux extrémités par de puissantes cloisons appelées “en-têtes”. L’étanchéité de ce “puits”, où toutes les prises sont conservées et qui sert de lest liquide, doit bien entendu être parfaite, de même que sa position dans le bateau.
Le grand mât est emplanté dans le -goulot du vivier. Les langoustiers gréent des guis à rouleau manœuvrés à l’aide d’un palan de bastaque, un flèche quadrangulaire au-dessus de la grand voile, et, en pêche, une trinquette “autovireuse” sur casse-gambe, remplacée en route par une “trinquette ballon” ; sur le long bout-dehors, presque horizontal et dont la sous-barbe est raidie à bloc, on peut envoyer, selon le temps, quatre focs différents (la surface du plus grand peut être supérieure à celle de la grand voile). Le tapecul est envergué sur un gui franc gréé sans queue de malet.
En janvier, certains bateaux arment pour une campagne de deux mois au Portugal ; si la pêche est bonne, ils y retournent, avant de monter en Angleterre. Début mai, les sloups arment pour Sein, Belle-Ile, Rochebonne, l’île d’Yeu. En juin, toute la flottille part outre-Manche jusqu’en novembre. Après un mois en Cornouailles anglaise, elle revient à Camaret et, trois ou quatre jours d’escale plus tard, repart sur les mêmes côtes, jusqu’à la mi-novembre. La plupart des bateaux sont alors désarmés. Les plus petits arment aux filets de raie, à la senne à mulets ou vont pêcher le homard en mer d’iroise. A la fin décembre, tous les voiliers sont de retour.
Les casiers utilisés sont des cages cylindriques, en bois léger dits paner-hir (1 mètre sur 60 centimètres) ; à chaque bout, un entonnoir latéral en filet (barbout permet l’entrée, mais non la sortie de la langouste). Ils sont gréés par couple, sauf chez les pêcheurs du raz de Sein qui ajoutent un troisième casier à leur orin. Celui-ci est soulagé par 3 à 7 témoins répartis sur toute sa longueur à cause des courants qui coulent les bouées. Un sloup moyen vers 1925 embarque une cinquantaine de casiers dans son faux-pont.
C’est le mousse, premier levé, qui boëtte les premiers casiers, avec du grondin frais, de préférence. L’équipage cherche les fonds propices et peut parfois s’user les mains pendant des heures sur la ligne de sonde. Le mouillage des casiers doit être rondement mené. Après deux heures, ils sont relevés, reboëttés et mouillés à nouveau (trois ou quatre levées par jour en été). Quand le vent manque, on mouille les casiers à partir des deux canots dont sont équipés les grands sloups et les dundées. Quand le soir tombe, tous les casiers sont relevés et lorsque le fond s’est révélé riche, le voilier mouille une bouée à feu et tient la cape à proximité.
La crise mondiale de 1931 éprouve le commerce langoustier et la construction locale. En 1936, les premiers culs carrés apparaissent. Ce sont de fortes unités à moteur qui préfigurent les langoustiers modernes, tout en conservant encore une voilure importante. Pour la première fois, les formes de coques s’adaptent bien à la motorisation, qui a d’abord été expérimentée sur les canots annexes. Les anciens sloups abandonnent le plan de voilure traditionnel qui était resté inchangé jusqu’après 1945 : le bout-dehors est supprimé, on ne hisse plus qu’une trinquette ballon et une petite grand voile à corne. Souvent, une timonerie est érigée à l’arrière.
Aujourd’hui, il ne reste plus de cette magnifique flottille camarétoise que quelques épaves qui achèvent tristement de mourir sur le Sillon…