Par Georges Auzépy-Brenneur – Imaginée par l’Union du yachting scandinave, la jauge des Cruiser-Racers (CR) est créée en 1949 sous la direction du Norvégien Bjarne Aas et de l’Écossais James McGruer, deux architectes de réputation mondiale. Elle a donné naissance à quelques très belles unités de l’histoire du yachting.

Comme toutes les jauges métriques, cette nouvelle règle est destinée à faire courir en temps réel les yachts qui y répondent. Contrairement à des cadres proches comme la jauge internationale (JI) ou celle du Cruising Club of America (CCA), la CR impose des règles d’habitabilité, ses voiliers devant en outre répondre aux critères de construction du Lloyd’s. À ce propos, on pouvait lire dans un numéro du Yacht en 1965 : « Il semble que ses créateurs, ainsi que Nicholson, qui la préconisait, pensaient avoir trouvé le remède à certains abus permis par la jauge du RORC [Royal Ocean Racing Club], dont les plus criants, à en croire ses adversaires, étaient de favoriser outrageusement les bateaux les plus lents dès lors que leur rating leur était favorable, et de rendre impropres à la revente certains bateaux trop légers pour supporter d’être souqués pendant plusieurs saisons. » Dans les courses disputées en temps compensé sous les jauges du RORC ou du CCA, si les CR étaient plutôt désavantagés du fait de leurs caractéristiques, certains sont tout de même parvenus à briller comme les plans Cornu Striana, Saint-François, Jabadao ou le 11 m CR allemand Rubin.

La jauge et ses différents facteurs

Le texte du règlement de la jauge CR n’occupe pas moins de vingt-quatre pages. Pour l’analyser, j’ai choisi de comparer les deux 12 m français d’Eugène Cornu, Hallali et Striana… dont on peut seulement regretter qu’ils n’aient jamais été confrontés.
Le rating (r), exprimé en mètres, est calculé à l’aide de la formule suivante :
R=0,5Pf(L+√S-F+B+D+P+A+H+C-K)
où :
Pf = facteur de propulseur
L = longueur (en mètres)
S = surface de voilure (en mètres carrés)
F = franc-bord (en mètres)
B = coefficient de bau (en mètres)
D = tirant d’eau (en mètres)
P = coefficient de déplacement (en mètres)
A = coefficient d’élancement avant (en mètres)
H = coefficient de profil de carène (en mètres)
C = coefficient de raccourcissement de l’arrière (en mètres)
K = coefficient de quille en fonte (en mètres)

Plutôt que d’entrer dans le détail des calculs, nous allons montrer comment le choix des paramètres influe sur les capacités d’un voilier.
Facteur de propulseur (Pf) : si un yacht possède une hélice, son rating tient compte de cette valeur qui intègre le facteur d’hélice, son diamètre et l’immersion du moyeu, rapportés au tirant d’eau et au déplacement.

Le facteur d’hélice, lui, dépend du type et de la disposition de l’hélice, variant de 0,5, pour une hélice – rabattable ou non – dans un logement, à 5,25 pour une hélice rigide à deux pales positionnée en dehors de l’axe (ce cas étant retenu quand le moyeu de l’hélice est écarté de l’axe longitudinal d’au moins 5 pour cent du bau, mesuré là où l’arbre est supporté par une chaise). L’importance de ce facteur montre que les créateurs de cette jauge connaissaient bien les méfaits de la traînée d’hélice sur les performances de voiliers destinés d’abord à la course.

Hallali possédant une hélice bipale rigide latérale, très peu désaxée, son facteur était de 2. Celle de Striana, dans un logement et à deux pales orientables, était affectée d’un facteur 1. À noter que la majorité des yachts de la jauge CR avait des moteurs de puissance très faibles – moins de 30 ch pour Hallali – tout juste capables de les déhaler par calme plat ou d’assurer les manœuvres de port.

La longueur (L) : on la mesure dans un plan (dit « plan L » parallèle à la flottaison et situé à une hauteur de 2 pour cent du rating (R) au-dessus de celle-ci (cf. « Avant » et « Arrière »). Cette longueur est corrigée par une mesure à l’avant, dont le but est de taxer les formes en U (cf. « Avant ») et une mesure à l’arrière taxant un excès de forme en U et de largeur de voûte (cf. « Arrière »). La longueur à la flottaison étant limitée pour chaque classe – elle doit être comprise entre 12 m et 12,75 m pour les 12 m CR –, l’architecte n’a guère la possibilité de dessiner des élancements trop pleins ou très rasants pour augmenter la flottaison dynamique à la gîte… sauf à choisir une longueur prohibitive au détriment de la surface de voilure.
Par ailleurs, si une partie quelconque du gouvernail s’étend au-delà de l’intersection de la voûte et du plan L, la longueur correspondante est ajoutée à la longueur mesurée. Sur ce point, on peut remarquer (cf. « Arrière ») que Cornu a préféré réduire la surface mouillée en avançant au maximum le gouvernail avec une mèche très inclinée.

La surface de voilure (S) : S est affecté d’un coefficient compris entre 0,9 pour un ketch à corne et 1 pour un sloup ou un cotre bermudien. La jauge précise des minimums pour les sections, le poids et la position du centre de gravité des mâts, au-dessus du pont. Le poids minimum du mât d’un 12 m CR est de 364 kg. L’écart vertical maximum entre le dessus de la bôme et le plat-bord doit être de 1,55 m. La hauteur maximum du plan de voilure au-dessus du plat-bord (ou d’une ligne joignant les francs-bords avant et arrière) doit être 1,65 R + 1,60, soit, pour les 12 m cr, 21,40 m. Si elle est supérieure, le triple de la différence est ajouté à la hauteur du guindant de la grand-voile (M) ; si elle est inférieure, la moitié de la différence est retranchée de M. Ainsi, pour Hallali, la hauteur du plan de voilure étant de 20,30 m, le guindant de sa grand-voile, mesuré à 19,10 m, est compté :
(19,10 – (21,40 – 20,30)/2 ) = 18,55 m


La hauteur du triangle avant (I) ne peut, sans pénalité, dépasser 80 pour cent de la hauteur maximum autorisée du plan de voilure, soit, pour les 12 m CR, I=21,40 x 0,8=17,12 m. En cas de dépassement, la moitié de l’excédent est ajoutée à la mesure de hauteur du triangle avant. La hauteur mesurée du triangle avant d’Hallali étant de 18,10 m, elle est donc comptée :
(18,10 – (18,10 – 17,12)/2 ) = 18,59 m

La base du triangle avant (J) ne devant pas excéder √S, l’architecte est contraint de déterminer préalablement la valeur de la surface de voilure pour la jauge.
Enfin, le recouvrement des focs ne doit pas dépasser 1,5 J ; la ralingue de chute la plus longue de tout spinnaker ne doit pas dépasser 0,95 √I2 + J2 , la bordure ou la plus grande largeur des spinnakers ne doit pas dépasser 1,8 J, et tout spinnaker dont la largeur dépasse 1,5 J doit être symétrique et sa largeur à mi-hauteur ne peut être inférieure à 75 pour cent de sa bordure. Ainsi, nos actuels spis asymétriques et autres gennakers seraient d’emblée exclus. (cf. « Voilure »).

Le franc-bord (F) : on l’obtient en faisant la moyenne des trois mesures aux chaînes avant, arrière et milieu (dans la section, prise à 55 pour cent de la flottaison). Cette mesure, pour ne pas être pénalisé, doit être égale ou supérieure à (0,08 R + 0,25), soit 1,21 m pour les 12 m CR. Le franc-bord peut être augmenté, dans la limite de 0,667 pour cent de R, du sixième de la hauteur des garde-corps, mais il ne peut excéder (0,09 R + 0,25), soit 1,33 m pour les 12 m CR. Enfin, si le franc-bord milieu est supérieur à 0,48 x (F avant + F arrière), il ne donne aucune détaxe, ce qui impose, en pratique, une tonture concave d’une seule courbe continue.

La largeur (B) : elle est mesurée à mi-franc-bord dans la section à 55 pour cent de la flottaison et ne peut être inférieure à 0,24 x (L + 1,24). Son dépassement ouvre droit à une détaxe déterminée par une abaque. Par ailleurs, la largeur au pont ne peut être inférieure à 0,96 B.

Le tirant d’eau (D) : il est mesuré dans la section à 55 pour cent de la flottaison. S’il excède (0,16 L + 0,50), il est pénalisé. S’il est inférieur à cette valeur, et dans des limites précisément définies, il donne droit à détaxe. La base de la quille doit être rectiligne entre deux points, l’un situé à 0,05 R en avant de la section placée à 55 pour cent de la flottaison et l’autre à 0,21 R en arrière de cette même section. La quille peut avoir une pente arrière accroissant le tirant d’eau au maximum de 5 pour cent de D. La jauge impose ainsi un plan de dérive développé sur l’arrière et une semelle d’échouage rectiligne, excluant de ce fait les gouvernails suspendus.

Le déplacement (P) : il ne peut être inférieur au cube de 20 pour cent de la longueur à la flottaison, sachant par ailleurs que, pour la classe des 12 m CR, P doit être égal ou supérieur à (0,2 Lfl + 0,15) 3 . Un abaque fournit les détaxes ou les pénalités.
Coefficient d’élancement avant (A) : son mode de mesure (« cf. Avant ») autorise, sans pénalité, un bel élancement. Une étrave presque verticale est autorisée et détaxée… mais elle nuit à la longueur utile.

Profil de carène (H) : dans une section verticale située à 25 pour cent de la longueur du plan L à partir de l’avant, on mesure la distance séparant ce plan du dessous de l’allonge d’étrave (cf. « Avant »). Cette mesure, pour ne pas être pénalisante, ne doit pas être inférieure à 7,5 pour cent de la longueur du plan L. Si elle est comprise entre 7,5 et 12,5 pour cent de la longueur du plan L, elle donne une détaxe. Ainsi, la jauge impose une certaine finesse du profil de l’allonge d’étrave, qui doit être une courbe régulière sans « bosses » ni angles aigus provoquant un accroissement non équitable de la valeur de H mesurée. Par ailleurs, aucun creux n’est autorisé dans la coque au-dessous de la flottaison.

Coefficient de poupe (C) : il concerne le cas, inusité, où le tableau coupe le plan L. On peut donc le négliger dans notre étude.

Coefficient de quille en fonte (K) : les yachts munis d’une quille en fonte bénéficient d’une détaxe de 2 pour cent du rating de la classe à laquelle ils appartiennent.

Aménagements et échantillonnages

Aménagements : pour chaque classe, la jauge prescrit les dimensions minimales des éléments d’habitabilité, ainsi que les équipements de confort exigés. Ainsi, pour les 12 m CR :

– la hauteur sous barrots ne doit pas être inférieure à 1,75 m sur au moins 3 m de longueur. Cabine et salon doivent être munis de claires-voies d’une surface totale d’au moins 1,5 m2 ;
– l’espace habitable doit être doté de l’équivalent de quatre cloisons, celle à l’arrière du rouf devant être munie de portes ;
– le couchage doit être prévu pour sept adultes et ne pas comprendre plus de trois cadres en toile, les autres couchettes étant fixes ou constituées de canapé-lits avec matelas ;
– la cuisine doit être dotée d’un évier avec évacuation à la mer ou d’un récipient, d’un réchaud, pour huit personnes, avec au moins trois brûleurs et un four, de placards pour la vaisselle, etc. ;
– la caisse à eau doit faire au moins 225 l ;
– il doit y avoir des tables pour six et trois personnes, deux wc à pompe, un lavabo, un coffre à cirés, deux armoires à vêtements, deux dessertes et un coffre à bottes ;
– la surface de plancher de la cabine ne doit pas être inférieure à 3 m2 ;
– des garde-corps d’une hauteur minimale de 0,61 m allant du droit de l’étai avant au droit de l’extrémité arrière du cockpit doivent être installés ;
– un système de ventilation, un système d’éclairage naturel diurne et artificiel nocturne, des feux de navigation et un compas doivent être prévus.

Équipage : neuf personnes au maximum peuvent embarquer en course, dont trois salariés au plus.Échantillonnage et équipement : ils doivent être conformes aux standards édictés par l’International Yacht Racing Union pour la construction des Cruiser-Racers et tel qu’indiqué par le registre du Lloyd’s dans ses règlements pour la construction et la classification des yachts. Si un navire est construit dans un autre matériau que le bois et l’acier, le poids de la coque ne doit pas être inférieur à celui d’une coque identique en bois.

Finalement, les critères de cette jauge conduisent à concevoir des yachts qui ne peuvent être qu’élégants, marins, rapides, robustes et habitables… Harmonie et homogénéité sont les maîtres mots de cette classe qui dissuade toutes caractéristiques excessives.Cette comparaison amène plusieurs observations. Ainsi, malgré les différences des longueurs à la flottaison et de forme des élancements, les longueurs de jauge – qui correspondent sensiblement à la flottaison dynamique – sont quasiment identiques sur les deux bateaux. Par ailleurs, le gréement en tête de Striana est davantage taxé que le gréement 7/8 d’Hallali, et ce sont donc les diverses corrections dues aux dimensions (franc-bord, largeur et poids) qui compensent cette différence de mesure de la voilure. Enfin, il est intéressant de noter que les deux bateaux présentent un rapport entre la surface de voilure et la surface mouillée ainsi qu’un rapport entre la surface de voilure et le poids pratiquement identiques. Ces deux 12 m CR étaient très performants par vents légers, le coefficient prismatique plus élevé de Striana indiquant une possibilité de vitesse limite un peu supérieure, qu’Hallali compensait sans doute par des élancements plus volumineux.