Depuis le début du XIVe siècle, la transformation et le commerce de la sardine sont très développés en Bretagne atlantique. Successivement salé, soreté (fumé), pressé, puis conservé à l’huile après la mise en œuvre du procédé Appert, ce poisson bleu, qui fréquente le littoral sud breton en bancs-serrés de juin à novembre, est au centre d’une importante activité industrielle. Dès le milieu du XVIIIe siècle, on compte 1 500 chaloupes armées du Croisic à Brest. Au tournant du XXe, il en existe 3 700, et les plus grands ports sardiniers comme Concarneau et Douarnenez n’arment pas moins de 600 et 800 unités chacun. Ainsi, la chaloupe sardinière bretonne est-elle sans doute le type de bateau de travail ayant été construit au plus grand nombre d’exemplaires en Europe.
En 1900, le type est arrivé à une sorte d’apogée, et c’est un modèle de chaloupes quasi uniforme que l’on arme à la sardine sur toute la côte – sauf aux deux extrémités, au Croisic et à Camaret, où une disposition particulière de gréement permet à ces bateaux de pratiquer également la pêche des crustacés au casier.
Le modèle standard de la chaloupe mesure à cette époque 28 pieds de tête en tête. Le maître-bau reculé ménage des entrées d’eau fines ; le bouchain, qui commence dès le pied des premiers couples de l’avant, devient très dur au maître-bau, donnant des fonds plats et creusés qui dégagent un plan de quille mince très en différence, terminé par un étambot à forte quête. A l’arrière, le bordé se referme sur l’étambot en une courbe à court rayon formant des hanches très porteuses qui améliorent la défense du bateau par mer de l’arrière. En un demi-siècle, on est ainsi passé d’un maître-couple semi-circulaire, d’un étambot sans quête et d’un faible tirant d’eau – dû à l’absence d’infrastructures portuaires – à ces formes très typées, l’étrave étant tour à tour élancée, puis rentrante vers 1890, avant de s’incliner à nouveau un peu au début du XXe siècle. Ces formes très abouties confèrent à la chaloupe sardinière une marche supérieure, en particulier au près, et des qualités nautiques inattendues pour un simple bateau creux.
Le gréement est peut-être l’aspect le plus intéressant de la chaloupe sardinière. Du début du XVIIe siècle au milieu du XIXe, il se compose d’une grand voile amurée en abord, hissée sur un mât très incliné sur l’arrière, et d’une petite -misaine carrée à l’extrême avant. Un étai passé dans un trou de l’étrave tient le grand mât. Au louvoyage et dans la brise, on hisse un taillevent étroit amuré en pied de mât au lieu de la grand voile. Vers 1860, celle-ci est abandonnée au profit du taillevent qui se développe en hauteur et devient d’usage permanent, tandis que le grand mât se redresse. A l’inverse, le mât de misaine s’incline sur l’arrière ; la misaine s’agrandit et s’apique vers 1880. Par la suite, le plan de voilure n’évoluera plus que par un apiquage croissant des deux voiles au tiers et par un allongement de la bordure de la misaine, l’ensemble – taillevent, haut, étroit et coupé plat plus misaine creuse à grand recouvrement utilisant pour la première fois les effets d’interaction entre les deux voiles au plus près, comme sur les bateaux de plaisance modernes. On notera que le taillevent est hissé au vent de son mât et la misaine sous le vent. Les mâts sont suffisamment courts et légers pour pouvoir être amenés et levés en mer pour la pêche. Une perche fourchue engagée dans la passeresse (contre-ralingue) permet de rattraper le creux de la misaine au plus près.
Dans les deux cas, la drisse fait seule office de hauban. Comme celle de la -misaine, à l’extrême avant, manque de pied dans la brise, un levier baptisé marlink, merlan, marc’h, selon les ports, permet à la fois de parfaire l’étarquage et d’améliorer la tenue du mât par un effet “barre de flèche”. Les mâts ne sont pas équipés de réas mais de conduits en bois dur nommés rakenn. Le rocambeau est souvent fait d’une branche de châtaignier ou d’orme ployée. Les deux voiles sont gambeyées à chaque virement de bord ; il faut les amener entièrement et les passer en arrière de leurs mâts respectifs, avant de les rehisser dans une position symétrique. L’usage d’un tel gréement, aussi efficace et économique qu’exigeant en main-d’œuvre, ne peut se comprendre que comme un élément d’un ensemble : la chaloupe, armée par une communauté mal pourvue en capitaux, mais riche en hommes, est montée en été par un fort équipage de six hommes. Ce nombre peut augmenter jusqu’à dix lorsque les chaloupes se livrent, à la mauvaise saison, à la pêche aux filets de raie (Tréboul), à la sardine de dérive (dans tous les ports), au filet de merlus (Le Guilvinec), au maquereau de dérive (Douarnenez, Audierne) ou même à la drague (Concarneau, Port-Louis, Etel, La Turballe) et à la senne (Saint Cado, Gâvres). Dans la plupart de ces métiers, chaque matelot apporte son capital en filets de pêche, la capacité de production augmentant avec le nombre des engins mis bout à bout et donc avec le nombre d’hommes embarqués.
Après la grande crise sardinière de 1902-1907, les marins se dotent de bateaux plus forts pour pouvoir pêcher au loin : grands sloups sardiniers pontés, ou grandes chaloupes 2/3 pontées, au Guilvinec et à Douarnenez (dites à pont a dreñv), la partie centrale étant laissée creuse pour les filets de maquereau, poisson qu’on pêche désormais plus au large. Depuis 1907, on utilise une annexe pour pêcher la sardine, mais la technique -antérieure est historiquement plus significative.
Entre la Saint-Jean et la Saint-Pierre, lorsque le “découvreur” revient au port, skotilh plein de sardines argentées, il arbore un bouquet en tête de mât. C’est le signal pour la flotte d’appareiller dès l’aube à la recherche des “apparences”, taches graisseuses, plongeon de mourskoul, ou phosphorescence nocturne -(lampreiz). Tandis que le mousse casse la rogue dans son baillot, le patron prépare un filet du bon moule, et fait abaisser les mâts, puis sortir les karennou, grands avirons de 27 et 30 pieds. Lak a-benn ! Ar gasketen en traõn da binnig ar poull ! (mettez de bout ; ôtez les bérets pour bénir le coin de pêche). Après ce geste propitiatoire, les dalch’er a-benn font avancer le bateau à petits coups de pelles, et le tiennent “debout” au vent pour que le filet se déploie dans le sillage. Tout l’équipage scrute intensément la surface alors que le patron, debout sur la chambre, lance les premières boulettes de rogue sur le filet pour faire lever le poisson. Tout l’art des “teneurs” est alors de garder la “queue” du filet dans le goulavenn, long sillage gras qui s’allonge à l’arrière du bateau et attire le poisson.
Quand la sardine va “lever”, on cherche à apercevoir bourbouilh (petites bulles) et bervenn (mousse). Le patron baille alors la rogue à pleines poignées du côté du filet opposé au poisson, jusqu’à ce que le banc de sardines “tape” dans la fine nappe bleue et s’y maille. Dès qu’un filet est plein, le patron commande en all ! (un autre) et amarre un second filet au premier, et ainsi de suite. Pêche terminée, filets “halés dedans”, on remâte la chaloupe et c’est le début d’une véritable régate pour arriver parmi les premiers à la vente et bénéficier ainsi d’un meilleur cours, tandis que l’équipage débesque rapidement les filets. La sardine est achetée à la volée, du bout du môle, par les commises des usines ; reste alors à la porter “à la friture” par paniers de deux cents poissons. Pêche vendue, bateau nettoyé par le mousse, la chaloupe appareille pour un mouillage forain. Là, les hommes parlent de la pêche du jour, tandis que le mousse fait cuire la cotriade. Puis ils s’enveloppent dans leurs grands kapo-braz blancs pour passer la nuit sous la misaine déployée en tente sur un aviron (kobanet).