Par Philippe Urvois – Composée de barrots, de barrotins, d’élongis, d’hiloires et de divers renforts, la structure de pont d’un bateau en bois doit être optimisée au plus juste pour résister au temps et aux efforts auxquels elle est soumise. Marcel Stagnol, architecte naval, nous explique comment il procède.

1/ la conception

Le pont ne peut être assimilé à un simple plancher. Il joue un rôle très important dans la structure du bateau et doit résister à des efforts de flexion, de compression, et de traction. Les contraintes qu’il subit augmentent bien évidemment avec la taille du bateau et diffèrent selon son usage : sur un chalutier ou un bateau de charge, par exemple, il faut intégrer les fortes tractions générées par certains apparaux (comme les treuils) ou l’effort de compression dû au poids du poisson ou du fret en pontée, qui peut parfois atteindre plusieurs tonnes par m². Sur un voilier, les forces de traction sont plutôt exercées sur les points d’ancrage de l’accastillage et du gréement tandis que le pied de mât agit en compression.

S’ils sont mal appréhendés, tous ces efforts peuvent générer de la casse ou des déformations. Celles-ci apparaissent souvent au niveau de la liaison du pont et de la coque, qui se fait par assemblages dans le cas d’une construction bois, par soudure sur un bateau métallique et par collage et stratification sur une coque en polyester.

C’est à l’architecte qu’il revient de tenir compte de l’ensemble de ces paramètres, dès la conception du bateau. Son travail débute par le dessin d’un plan général de celui-ci, qui comporte une représentation du pont vu du dessus, tel qu’il apparaîtra une fois terminé : cette vue intègre sur un voilier l’emplacement du mât, la place des capots, des winchs, des points de tire des écoutes, des cadènes et la découpe du rouf, s’il y en a un.

 

La charpente du pont de la Belle Étoile, réplique d’un dundée langoustier de Camaret.

Ce plan ne donne pas encore d’indications précises sur la structure sous pont. Rappelons que, sur un bateau bois, celle-ci est principalement constituée de barrots, des pièces de charpente qui relient à intervalle régulier (ou maille) un flanc du bateau à l’autre, en prenant appui sur les bauquières. Leur forme courbe a pour effet de renforcer leur résistance et de donner au pont un bouge facilitant l’écoulement de l’eau. Au niveau de la découpe du rouf, des élongis servent- à supporter des barrots coupés, ou barrotins. Ceux-ci assurent la liaison entre les élongis et la bauquière. C’est sur toute cette charpente que va reposer le bordé du pont.

COUPE TYPE ET ÉCHANTILLONNAGES MOYENS

Les premiers éléments sur cette structure sous pont sont fournis par la coupe type du bateau qui définit ses échantillonnages moyens au maître-bau. Ce document indique notamment la section des barrots, celle de la bauquière ainsi que l’épaisseur du pont. « Il précise également le bouge du pont qui correspond en plaisance à environ 3 à 4 % de la largeur du bateau au maître-bau et à 4 ou 5 % à l’étrave, indique Marcel Stagnol, architecte naval du Cabinet SDA, basé à Quimper. Il est plus important à l’avant par souci esthétique mais il peut également être constant, comme sur les bateaux de pêche. »

Plans de Skål, cotre de plaisance de 1930. Le plan de profil au maître-couple précise notamment l’échantillonnage moyen des barrots. Le plan de pont montre la place de l’accastillage, des ouvertures et superstructures. On retrouve la trace de ces éléments sur le plan de charpente ; ainsi le barrot arrière est doublé au niveau de la barre d’écoute.

Comment l’échantillonnage des barrots a-t-il été déterminé ? « À l’origine, par l’expérience, et maintenant par l’informatique, poursuit l’architecte. Les professionnels ont notamment à leur disposition des logiciels de calcul de structures par éléments finis, mais ils sont chers et relativement pointus. Avant l’arrivée de l’informatique, on tra-vaillait par abaques, ou on utilisait des tableaux établis par les sociétés de classification depuis la fin du xixe siècle. À partir d’une valeur exprimée en mètres cubes et résultant de la multiplication de la longueur du bateau par sa largeur et son creux – informations figurant sur le plan général du bateau –, ils indiquent la maille et la section de barrot adaptées. L’essence de référence est en général le chêne mais il existe aussi des tableaux de correspondances entre les différents bois. Les résineux, légers et résistants, sont fréquemment utilisés en plaisance. Ces tableaux n’intègrent évidemment pas les barrots en lamellé-collé que nous utilisons aujourd’hui pour les constructions de plaisance en bois moderne, qui sont, à résistance égale, plus fins et plus légers. »

Une fois définie la maille et la section des barrots, l’architecte dessine précisément le plan de structure du pont en positionnant aussi les élongis et les barrotins. « La section des élongis doit être légèrement plus forte que celle des barrots et peut aussi être déterminée par les tableaux des sociétés de classification, poursuit Marcel Stagnol. En revanche, celle des barrotins peut être plus faible même si, dans la pratique, elle est souvent équivalente à celle des barrots. »

RENFORTS OBLIGATOIRES AU-DELÀ DE 12 MÈTRES

À ce stade de la réflexion, l’architecte n’a encore défini qu’une structure type qu’il doit affiner en fonction des contraintes ponctuelles dues à l’accastillage ou au gréement du bateau sur lequel il travaille. « Sur un voilier, la section du barrotage est augmentée d’au moins 50 % devant et derrière le mât, indique Marcel Stagnol. Elle peut également être plus forte au niveau de la barre d’écoute de grand-voile, dans la zone d’implantation des winches et des rails d’écoute. Et si les contraintes sont vraiment importantes, on peut aussi rajouter un barrot intermédiaire. L’optimisation du barrotage doit alors être calculée, mais ce n’est pas franchement nécessaire pour les voiliers de moins de 12 mètres. »

Extrait d’un tableau permettant de définir l’échantillonnage des barrots, la maille et l’épaisseur du
bordé de pont à partir d’une valeur N (longueur de coque X largeur X creux).

Au-delà de cette taille, l’architecte doit également prévoir de consolider la structure sous pont avec des renforts qui peuvent être verticaux ou horizontaux. Des courbes viennent par exemple renforcer la liaison entre certains barrots et les bauquières ou entre certains barrots et des membrures. Des équerres métalliques peuvent également être fixées par des tire-fond ou des boulons sur un barrot et la bauquière, notamment au niveau des cadènes. « On emploie aussi, parfois, des tirants métalliques, ajoute Marcel Stagnol. Tous ces renforts sont placés aux endroits qui subissent des contraintes importantes : devant et derrière l’étambrai (au passage du mât), à la barre d’écoute de grand-voile, aux coins des écoutilles ou à l’arrière d’un bateau à voûte avec une barre d’écoute, par exemple.

On peut enfin noter que, sur des bateaux de pêche ou de charge, la structure du pont est parfois consolidée sur toute sa longueur par des hiloires renversées [disposées sous les barrots et soutenues par des épontilles] et par une contre-bauquière. » Toutes ces informations seront, au final, reportées sur un plan de structure du pont, coté, qui va être communiqué au charpentier de marine. Ce sera sa feuille de route.

 

2/ La réalisation

Les charpentiers fabriquent la structure sous pont en suivant un plan établi par un architecte (CM 258). Ce travail demande de la précision et un certain savoir-faire, notamment au niveau des assemblages.

La construction de la structure sous pont d’un bateau bois démarre après la pose des serre-bauquières puisque les barrots du pont vont être assemblés à celles-ci. Pour mener à bien ce chantier, surtout lorsqu’il s’agit d’un bateau d’une certaine taille, le charpentier se réfère à des plans fournis par un architecte qui a préalablement défini cette structure (CM 258). Il connaît ainsi le nombre, les dimensions et l’emplacement des barrots, des barrotins, des élongis et des divers renforts qui vont la constituer.

Une des courbes renforçant la liaison des barrots aux endroits très sollicités.

C’est d’une telle feuille de route, fournie par l’architecte François Chevalier, dont dispose aujourd’hui Sébastien Gaonac’h. Avec son collègue Mickaël Barbot, ce jeune charpentier travaille depuis un an et demi à la restauration du 8 m JI Bluered, dessiné par Charles E. Nicholson et lancé en 1924 à Gos-port (Angleterre). La coque de ce voilier a d’abord été restaurée en profondeur dans un hangar de Combrit (Finistère) et l’ancienne structure du pont en contre-plaqué latté a été entièrement repensée tout en lui gardant sa configuration d’origine, sans superstructures (« flushdeck »).

DES BARROTS AUX FORMES AFFINÉES

Les deux charpentiers repartent donc maintenant de zéro. « Ce voilier de 14 m de long comporte quarante-quatre barrots et barrotins espacés en moyenne de 25 cm, commente Sébastien, face au plan. Quinze d’entre eux sont de plus forte section que les autres (48 mm de large pour 76 mm de haut). Ils sont situés au niveau des écoutilles – capot avant, claire-voie et cockpit – et au niveau du pied de mât, de la mèche de safran et des winchs. La section des autres barrots et barrotins diminue au fur et à mesure que l’on progresse vers les extrémités du voilier, car les contraintes sont moins importantes à ce niveau. Cela permet aussi de gagner du poids dans les hauts. » L’architecte a cependant évité de multiplier les pièces uniques pour faciliter le travail des charpentiers : on compte ainsi dix-sept barrots intermédiaires de 35 mm de large pour 60 mm de haut et, à la proue et à la poupe, dix barrots de 29 mm de large pour 45 mm de haut.

« Sur ce bateau de régate, la section de tous les barrots et barrotins est également affinée au niveau du plat-bord, ajoute Sébastien. À leurs extrémités, leur hauteur est égale à leur largeur, qui reste constante. »

Quatre élongis de 48 mm de large pour 72 mm de haut sont également prévus de chaque côté du bateau, correspondant aux trois écoutilles et à la descente. Le plan indique aussi huit remplis qui relient certains barrots par des assemblages à mi-bois ou en queue-d’aronde et sur lesquels vont être fixées les pièces d’accastillage, dont les winches. À cela s’ajoute une série de petits remplis placés entre la bauquière et le bordé pour fixer le rail d’écoute du foc.

Toujours de chaque côté du bateau, sept courbes (au niveau des écoutilles et du pied de mât) renforcent par ailleurs la liaison des barrots et de la bauquière, tandis que quatre équerres métalliques viennent s’appuyer sur les barrots et les membrures (une au niveau du pied de mât, deux au niveau du cockpit et une au niveau des bastaques).

Le chantier va durer un mois et mobiliser deux charpentiers. Il démarre par la réalisation des gabarits de bouge pour tracer la courbe des barrots selon la méthode dite « du quart de nonante » (lire encadré). La fabrication des barrots de plus forte section peut alors commencer, les charpentiers posant en priorité ces pièces parce qu’elles contribuent à la rigidité de l’en-semble de la coque. Toute la structure sous pont va être réalisée en pin d’Oregon, résistant et de faible densité. « Les pièces sont d’abord débitées dans un massif à la scie à ruban en laissant un ou deux milli-mètres de gras, indique Sébastien. Puis elles sont affinées à la toupie, qui copie le gabarit. Le milieu de chaque barrot est ensuite matérialisé au crayon, sur son chant supérieur. »

UNE MISE EN PLACE AU CORDEAU

Une fois façonnés, les plus gros barrots sont positionnés. « Dans ce cas précis, nous avons commencé par celui qui se trouve en pied de mât, poursuit Sébastien. Il faut travailler avec minutie et de préférence à deux. Un cordeau est d’abord tendu de la proue à la poupe pour matérialiser l’axe de la coque puis l’emplacement du barrot est tracé sur les bauquières, en se référant aux cotes du plan. Le barrot est ensuite placé en veillant- à ce que le repère tracé sur son chant supérieur soit correctement aligné par rapport au cordeau. »

Régulièrement, Sébastien Gaonac’h vérifie que les différentes pièces de la structure sous pont sont bien positionnées. Il se réfère en permanence aux cotes du plan et contrôle leur alignement par rapport à un cordeau matérialisant l’axe du bateau.

Il faut alors relever les angles que fait le barrot par rapport à la serre à l’aide d’une fausse équerre, afin de tracer les assemblages, en demi-queue-d’aronde. Ces derniers sont réalisés sur place à la scie et au ciseau, en commençant par la partie mâle.

Le barrot est ensuite ajusté, mais aussitôt démonté pour être poncé, chanfreiné au niveau de sa partie inférieure afin d’éviter d’occasionner des blessures et, enfin, enduit de vernis glycéro. Il peut alors être définitivement fixé avec de la colle époxy et un tire-fond qui le traverse pour venir se visser dans la bauquière.

La pose des autres barrots de forte section se poursuit ensuite, en suivant le même processus et conformément aux indications du plan. Pour tous les barrots situés devant le maître-bau, la pointe la plus aiguë de la demi-queue-d’aronde est orientée vers la proue alors qu’elle est tournée vers la poupe pour la moitié arrière du bateau. Cette disposition permettrait à ces assemblages de mieux résister aux contraintes qu’ils subissent.

Les premiers élongis, rectilignes, sont ensuite façonnés, posés « à blanc » avec un assemblage à queue-d’aronde et légèrement rectifiés pour suivre le bouge du pont. Puis ils sont poncés, chanfreinés et définitivement collés, en étant maintenus par des serre-joints. « Sur Bluered, le cockpit est de forme arrondie, poursuit Sébastien. Des élongis incurvés ont donc été réalisés en lamellé-collé, sur marbre-, avec trois plis de pin d’Oregon. »

Les charpentiers ont ensuite posé les barrotins, puis les barrots de faible section. La structure sous pont est désormais en place. Les remplis sont alors positionnés ainsi que les équerres et les courbes. Celles-ci sont assemblées par demi-queues-d’aronde, collées et rivetées. Il reste désormais à lisser l’ensemble de la structure : l’alignement du barrotage est vérifié à l’aide d’une latte souple et éventuellement corrigé au rabot ou à la meuleuse. Le contre-plaqué du pont est prêt à être posé.