©Nedjma Berder
Tim Vinnicombe drague depuis Boy Willie, un oyster boat centenaire.

Par Virginie de Rocquigny, photographies de Nedjma Berder – En Cornouailles, dans la rivière Fal, six mois de l’année, une poignée d’irréductibles pêcheurs continuent à draguer les huîtres à la voile sur leurs oyster boats, ou à l’aviron sur des punts, comme le faisaient leurs ancêtres. L’absence de moteur, interdit depuis 1936, et la réglementation rigoureuse ont contribué à préserver Ostrea edulis, la précieuse huître plate.

Julian Corp connaît chaque pli et repli des dizaines d’anses profondes de l’estuaire de Falmouth, en Cornouailles. Il se contente d’ailleurs de froncer les sourcils et de sourire quand ses collègues du port de Mylor le traitent de creeker, surnom donné aux habitants des grèves isolées du fond de la baie. Bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, le pêcheur ne laisse pas son bateau au port comme les autres mais mouillé au milieu d’une paisible ria bordée de forêts, qu’il faut rejoindre en empruntant une piste cabossée.

C’est un petit matin de novembre plein de brume et de fatigue. Julian charge sur son canot sa récolte de la semaine : une centaine de kilos d’huîtres qu’il s’apprête à livrer au mareyeur. À 3 livres le kilo, il s’en sortira avec quelques centaines d’euros. Son punt, ce fin canot à aviron avec lequel il drague les huîtres, s’enfonce dans la ria en direction de Truro. Au loin, dans le paysage immobile, le pêcheur de 52 ans observe Coombe Creek, où mouillaient autrefois des dizaines d’embarcations comme la sienne, et plusieurs voiliers de travail, tous destinés au dragage des huîtres. De l’intense activité de pêche de la rivière Fal ne restent que des images en noir et blanc, qui embuent les yeux de Julian quand il les regarde au pub, le soir venu, après quelques pintes. Des clichés qui lui font dire qu’il est né au bon endroit, mais pas au bon moment. Et comme l’alcool fait pleurer au moins autant qu’il fait rire les grandes carcasses sensibles comme la sienne, cachée sous des gros pulls de laine, il ajoute, gaillard : « Pourquoi je continue ? Parce que je suis un homme des cavernes ! »

Comme lui, vingt pêcheurs ont payé cette année une licence pour draguer les huîtres et les pétoncles de Carrick Roads, à la voile ou à l’aviron. Un chiffre qui baisse d’année en année. On collecte ici Ostrea edulis, l’huître plate native d’Europe, préservée dans la baie de Falmouth à l’état sauvage alors qu’elle a quasiment disparu partout ailleurs, décimée par la surexploitation et deux épizooties.

Les pêcheurs peuvent allumer le moteur pour se rendre sur le site de pêche, pas plus

La zone de pêche de Carrick Roads couvre un peu plus de 1 000 hectares, abrités des vents dominants par la péninsule du Lizard. L’usage du moteur a été interdit aux pêcheurs de la rivière Fal par un arrêté de 1936, qui a été reconduit plusieurs fois grâce à la volonté unanime de la communauté, et encore récemment, en 2016. Les règles sont simples : aucun engin mécanique n’est autorisé à bord, ni pour propulser le bateau, ni pour draguer. Les pêcheurs peuvent allumer le moteur pour se rendre sur le site de pêche, pas plus. La taille minimum de capture est fixée à 67 millimètres. La saison ne dure que six mois, du 1er octobre au 31 mars, et selon des horaires précis (de 9 heures à 15 heures en semaine, jusqu’à 13 heures le samedi). Enfin, pour chaque drague utilisée, il faut s’acquitter d’une licence de 165 livres.

Julian Corp, par un petit matin de novembre plein de brume, s’apprête à amener ses huîtres à Truro à bord de son punt.

Persiste donc dans la baie de Falmouth la dernière flottille professionnelle pêchant à la voile en Europe. En 1984, Le Chasse-Marée consacrait un article à cette pêcherie qui semblait déjà archaïque à l’époque. Les auteurs louaient la détermination de ces marins ayant permis de « conserver ces merveilleux bateaux qui furent les outils de travail des générations précédentes, et peut-être de vivre une vie un peu plus belle ». Les professionnels vivaient alors une passe difficile puisqu’ils subissaient de plein fouet l’épizootie de Bonamia, ce parasite qui a décimé l’huître plate dans toute l’Europe dès 1980. La rivière Fal a été touchée en 1982 et ses stocks ont drastiquement diminué. Le rendement est passé de plusieurs tonnes par jour à quelques dizaines de kilos, obligeant les marins à se tourner vers d’autres activités.

Interrompue pendant plusieurs années, la pêche a pourtant réussi à reprendre dans les années 1990, la parasitose n’ayant pas décimé le banc comme ce fut le cas ailleurs, notamment en Bretagne. Quarante ans plus tard, la beauté éclate toujours au visage. Dans un ballet parfaitement rôdé, quatre sloups à gréement aurique draguent les huîtres en ce matin d’hiver, selon une technique qui a peu changé en près de deux siècles. Three Sisters, 9,75 mètres, le plus grand bateau de la flottille, mené par Les Angell et deux matelots ; Boy Willie, conduit par Tim Vinnicombe, patron aussi élégant que son bateau centenaire à la coque de bois sombre, qu’il manœuvre seul en buvant du thé ; Ada, en bois lui aussi, armé par Tim Heard, et enfin Swallow, 5,48 mètres, nouveau venu et plus petit de la bande. Au loin, au plus près du rivage boisé de l’East Bank, on distingue les silhouettes minuscules de deux punts, maniés à l’aviron. Il faut se frotter les yeux pour croire vraiment au spectacle de ces voiliers de travail en activité.

La vitesse recherchée correspond à celle d’un homme au pas

Les Angell aime raconter que « dans le temps, les anciens étaient de vrais personnages », sans réaliser qu’à 71 ans, c’est à son tour d’en être devenu un. Sourire espiègle, peau rougie par le froid, Les plante ses billes bleues droit dans les vôtres et multiplie les questions sur tout un tas de sujets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Son matelot se montrant aussi taiseux qu’il est bavard, on comprend pourquoi il accepte volontiers d’embarquer les curieux de passage. Three Sisters a été construit en 1972 en polyester. Si son gréement est fidèle à celui qu’ont testé et approuvé les pêcheurs de Falmouth depuis plus d’un siècle, le bois d’origine du mât a été remplacé par du carbone. L’encornat rafistolé, trop large pour ce nouveau mât mais fonctionnel, témoigne de l’absence totale de coquetterie qui règne à bord de cet oyster boat aux voiles rapiécées.

Les Angell ne se précipite jamais mais il excelle dans les subtiles manœuvres que requiert son voilier. Ce matin, par petit temps, le patron a choisi de mettre le cap sur Mylor Bank, à l’ouest du chenal qui serpente au milieu de Carrick Roads. Pourquoi ce banc-là plutôt qu’un autre ? Le pêcheur pointe le bout de son nez en riant. Il se place au vent du banc d’huîtres, à l’ouest du chenal. Puis il choque la grand-voile et borde son foc à contre, afin de se laisser dériver en remorquant les dragues, barre calée à la cape afin de garder les mains libres pour travailler.

Les Angel, 71 ans, mène le Three Sisters, 9,75 mètres, le plus grand bateau de la flottille, construit en 1972 en polyester avec un mât en carbone.

La vitesse recherchée correspond à celle d’un homme au pas. Le plus délicat, bien que rien n’y paraisse quand on observe les gestes sûrs de cet équipage, consiste à contrôler la dérive du bateau avec précision afin de ne pas s’écarter du banc, large de quelques mètres seulement. De cette habileté dépendra le rendement de la pêche. En fonction du vent et du courant, il s’agit d’établir plus ou moins de toile, de jouer avec la drisse de pic et celle du foc pour régler l’allure. Seules deux dragues seront mouillées ce matin, le vent n’étant pas suffisant pour utiliser les quatre. Si le contrôle de la vitesse est essentiel, il faut aussi maîtriser l’angle que les dragues forment avec le fond pour espérer relever des huîtres…

Cela exige d’avoir une image mentale du fond assez précise pour ajuster ces réglages à la météo changeante et à la marée afin de déterminer la ligne optimale. Il faut imaginer le fond de Carrick Roads hérissé de récifs complexes créant de grandes structures en trois dimensions. Les dragues, larges de 70 centimètres seulement, sont halées pendant 5 ou 6 minutes, relevées à la force des bras d’un geste vigoureux, puis vidées sur deux plateaux de triage en bois, posés sur le plat-bord, au vent. À peine déchargés, les engins sont remis à l’eau et le tri commence. Les gestes s’enchaînent avec fluidité pendant toute la durée de la dérive.

Tim Heard remonte l’une des dragues sur Ada.

Couteau en main, chacun s’attaque alors au culch, cet amas violacé de coquilles délicates comme de la dentelle, de roches, d’algues et de concrétions calcaires, sur lequel s’accrochent les huîtres plates et où grouillent des crabes, des bivalves et des anémones de toutes sortes. Les et Nathan tapent d’un coup sec pour isoler les huîtres. Elles sont réparties dans deux seaux : l’un pour les plus grosses, qui seront vendues directement, l’autre pour celles que Les gardera dans son parc. Cette pratique permet de s’adapter aux fluctuations du marché. Au fil de la journée, les seaux sont transvasés dans des grands sacs de 10 kilos.

Un anneau de bronze, fourni par l’administration, permet de vérifier la taille de chaque coquille afin de respecter la norme fixée par l’Inshore Fisheries and Conservation Authority (ifca) de Cornouailles. Depuis 2014, cette instance régionale assure la gestion de la pêcherie, auparavant contrôlée par le port de Truro. Comme ses confrères, Les regrette le garde-pêche d’autrefois, qui faisait partie de la communauté. « Il utilisait un petit punt à moteur, et il passait de bateau en bateau pour contrôler le nombre de dragues, la taille des huîtres. On discutait… »

Faut-il en déduire que l’usage de la voile a permis de sauver les bancs de la rivière Fal ?

Les fonctionnaires de l’IFCA, qui sillonnent Carrick Roads une fois de temps en temps à bord d’un catamaran jaune, n’ont pas les faveurs des pêcheurs, excédés de devoir déclarer chaque jour leurs captures. « Ce n’est pas eux qui vont nous apprendre notre métier, tempête Les. On pêche de la même manière depuis plus de cent ans. Si ça ne marchait pas, on le saurait ! » Réfractaire à tout changement, Les compare la baie à un jardin et assure que les dragues, comme les binettes, profitent à la ressource.

La taille de capture est réglementée  : la surpêche a provoqué l’effondrement des populations d’huîtres plates partout sur le littoral européen.

Curieusement, assez peu d’études ont été menées sur les bancs d’huîtres sauvages de la baie de Falmouth. Cette année, la ressource ne manque pas. Faut-il en déduire pour autant que l’usage de la voile a permis de sauver les bancs de la rivière Fal ? Des chercheurs ont planché sur le sujet en 2017. En l’absence de données complètes, tant sur l’effort de pêche que sur l’état des huîtres, leur étude n’affiche aucune certitude, mais elle démontre que la longévité de cette pêcherie s’explique en grande partie par ses techniques archaïques.

Une flotte motorisée multiplierait par neuf la pression sur le banc d’huîtres : d’une part, car les pêcheurs n’étant plus soumis aux aléas de la météo pourraient sortir en mer plus souvent, d’autre part, parce que la mécanisation permettrait d’utiliser des dragues plus grandes, plus efficaces en termes de capture mais aussi plus néfastes pour l’écosystème. Néanmoins, impossible de déterminer ce qu’il adviendrait des huîtres de la rivière Fal si l’on revenait à une flottille aussi dense que celle de 1922, année record où quarante-cinq voiliers et cent quarante-quatre punts draguaient Carrick Roads. En 2024, on compte rarement plus de huit embarcations sur le plan d’eau…

Le marché s’effondre depuis le Brexit

Réputé excellent pêcheur, souvent en tête de la flottille, Les Angell s’avère aussi fin marchand. La moitié de son chiffre d’affaires provient de l’Oyster festival de Falmouth, qui ouvre chaque année la saison de pêche, dont Three Sisters est l’unique fournisseur. Il a l’habitude d’y écouler une tonne d’huîtres, vendues à l’unité et au prix fort à des visiteurs parfois venus de loin. Cet événement populaire a malheureusement été annulé cette année, comme de nombreux festivals en Angleterre : la pandémie et la hausse des prix ont plombé les comptes, mettant les finances des organisateurs en péril.

À bord de Three Sisters, les hommes s’attaquent au culch pour séparer les huîtres d’un amas de coquilles, roches et concrétions calcaires.

Le patron a trouvé d’autres clients pour ses huîtres mais se garde bien d’en dire plus : « Il y a beaucoup de concurrence entre nous, reconnaît-il, on ne se dit pas tout. » Si quelques restaurateurs de Londres, et d’ailleurs, achètent les huîtres de la rivière Fal, l’essentiel est vendu au mareyeur local, Sailors Creek Shellfish, installé juste au-dessus du port de Mylor, qui les exporte vers la France et la Belgique. Les Britanniques consomment près de deux fois moins de produits de la mer que les Français, et les huîtres sont loin d’avoir leur préférence. Largement dépendant des clients étrangers, le marché des fruits de mer s’effondre donc depuis le Brexit…

Classé « pays tiers » par l’Union européenne depuis 2021, le Royaume-Uni doit désormais soumettre les fruits de mer à un processus de purification avant de pouvoir les exporter s’ils ont été pêchés dans une eau classée de qualité moyenne, ce qui est le cas pour l’essentiel du littoral britannique. Or cette étape requiert des infrastructures qui font défaut, du temps (42 heures) et elle fragilise les huîtres, imposant de les vendre plus rapidement. À cela s’ajoute une paperasserie kafkaïenne : « dix formulaires », soupire Martin Letty, patron de Sailors Creek Shellfish, qui n’est pas sûr que son entreprise se relèvera de la sortie du pays de l’Union européenne.

Même souci pour les pétoncles, qui ont aussi largement fait vivre les pêcheurs de Carrick Roads ces dernières années. Considérées comme des prises accessoires, les captures étaient limitées jusqu’en 2017. La levée de cette restriction a ouvert un nouveau marché. Lors de la saison 2019-2020, 91 tonnes de pétoncles ont été pêchées à Carrick Roads, contre 20 tonnes d’huîtres. Malheureusement, l’acheteur principal, qui envoyait quasiment tous les pétoncles vers la France, a cessé son activité.

Quelques nouveaux venus, tentés par ce mode de vie, se lancent malgré tout dans l’aventure

Précaire, la pêche attire peu les jeunes et la transmission familiale devient rare, alors qu’elle avait toujours été la porte d’entrée dans le métier. Cinq générations de Vinnicombe ont ainsi pêché dans Carrick Roads. « On surnommait mon père “le magicien” parce qu’il savait toujours où trouver le poisson et les huîtres, commente Tim, dernier représentant de cette célèbre famille de marins aux allures de gentleman. Il y a des jours où j’ai l’impression d’avoir hérité de son don et d’autres où j’en doute profondément. »

À 38 ans, Daniel Angell a lui aussi tout appris en observant les gestes de son père, avec qui il continue d’embarquer. Après avoir tenté d’autres métiers, notamment le mareyage, il est revenu à la pêche par choix et par goût de la liberté. Quelques nouveaux venus, tentés par ce mode de vie, se lancent malgré tout dans l’aventure, qui demande peu d’investissement de départ. Bob Warren, originaire de Saint-Mawes, de l’autre côté de l’estuaire, est arrivé dans le métier à 55 ans, âge auquel cet ancien enseignant pouvait prétendre à la retraite.

À 38 ans, Daniel Angell, qui manie ici les sacs de 10 kilos d’huîtres, est revenu à la pêche par goût de la liberté.

Discret et de nature chaleureuse, il s’est senti bien accueilli par la communauté de Mylor. Pour apprendre, pas de secret : « Je dois reconnaître que je suis souvent les autres. Mais ce n’est pas toujours facile car le mien est plus petit, donc il ne réagit pas de la même façon », observe-t-il sur les quais du port, éreinté par une journée à tirer sur les dragues seul à bord de son Swallow. Il progresse depuis qu’il s’est équipé de deux dragues : une seule n’était pas assez lourde par rapport à son bateau. Fin régatier, habitué à naviguer sur de multiples supports, de la yole à la planche à voile, il se passionne pour cet apprentissage mais souligne son extrême difficulté. « Toute ma vie, j’ai cherché à être le plus rapide et aujourd’hui, j’essaie d’apprendre à aller le plus lentement possible tout en suivant un cap précis, commente-t-il. Finalement, c’est encore plus dur ! »

« On n’est absolument pas soutenus »

Après avoir fait quelques saisons à bord d’un oyster boat, Mary Trapp, 45 ans, a choisi de poursuivre à bord d’un punt. Rameuse acharnée dans l’équipe de Falmouth, la seule femme pêcheuse de Carrick Roads a préféré ne pas s’encombrer d’un hors-bord et navigue donc jusqu’au banc d’huîtres à la force des bras. « Un bon entraînement pour l’hiver », glisse-t-elle, les joues rougies par sa journée à bord de Daphné, son canot vert émeraude, un peu plus pointu que les autres. De nature douce mais sauvage, elle a trouvé à bord de ce bateau un précieux espace de solitude. Mary combine la pêche avec une activité artistique et la cueillette d’algues pour une entreprise de la région. Originaire des Midlands, venue à Falmouth pour ses études, l’artiste trouve dans ces différents métiers une forme d’harmonie. « Mon œuvre explore notre relation à la mer, explique-t-elle. L’élément liquide, c’est une obsession. »

La pêcheuse Mary Trapp est aussi cueilleuse d’algues, artiste, et rameuse dans une équipe d’aviron.

La pêche n’étant ouverte que six mois par an, tous les pêcheurs sont contraints de trouver une autre activité pour la saison estivale. Les Angell fait divers travaux de renflouement de navires et de récupération d’épaves. Son fils travaille dans le bâtiment. Julian Corp est soudeur. Tim Vinnicombe pêche du maquereau à la ligne à bord de son autre bateau, le Leviathan. Ian Shield embarque à mi-temps sur une plateforme pétrolière. D’autres touchent déjà leur pension de retraite mais continuent à sortir en mer tous les jours, malgré leur dos endolori, sans doute parce que c’est la seule manière d’affronter l’hiver qui leur semble valable.

Quand on évoque la situation de la pêcherie, les oystermen semblent fatalistes. « Je pense que là-haut, ceux qui nous gouvernent seraient satisfaits qu’on disparaisse… On n’est absolument pas soutenus », déplore Ian Shield. Comme lui, Tim Heard a voté pour le Brexit et le regrette. « Je me suis laissé séduire, je pensais vraiment que les choses allaient changer pour nous autres, mais on s’est fait flouer ! La situation actuelle me désespère. » La pêcherie a néanmoins survécu à tant de crises que certains restent philosophes. « On nous a prédit qu’on allait disparaître tellement souvent », soupire Tim Vinnicombe.

Pour ne pas sombrer dans la mélancolie, il faut se rendre sur le port de Mylor le jeudi ou le samedi. Ces jours-là, les lycéens anglais n’ont pas cours. Erik Ellis, 17 ans, en profite pour enfourcher un vélo d’antiquité auquel il manque une pédale. Il parcourt 9 kilomètres entre chien et loup, son ciré calé devant son guidon, avant de sauter à bord de son punt. C’est l’une des dernières coques de bois du ponton de Mylor et c’est aussi la plus jolie, fraîchement repeinte en gris, grâce à un fond de pot de peinture de son père.

Première saison de pêche pour Erik Ellis, 17 ans, encore lycéen, qui a restauré lui-même son punt en bois.

Elle pourrissait sur une grève de Truro, au fond de l’estuaire, quand le jeune homme de Falmouth l’a trouvée. C’est son premier bateau, et il ne l’imaginait pas autrement qu’en bois. Les vacances d’été ont été consacrées au chantier afin que l’embarcation soit prête à temps pour la saison : il a fallu changer plusieurs bordés, refaire l’étrave. Depuis le début de la saison, Erik pêche deux jours par semaine. Sans moteur, il rame près d’une heure pour rejoindre le site de pêche, avant de draguer six heures durant.

Dans le café de Mylor, où il prend soin de plier son ciré avant de s’asseoir pour ne pas salir les fauteuils, sa voix grave contraste avec son visage encore rond d’adolescent. Il reconnaît que ses amis du lycée ne s’intéressent pas plus que ça à son activité de pêcheur. L’avis des autres lui importe peu. Il a commencé à se former l’an dernier, en embarquant tous les jeudis sur un oyster boat avec un ancien dont il partage le goût de la mer, des livres anciens et de l’histoire locale. « La technique, ce n’est pas très compliqué à apprendre, confie-t-il. Bien pêcher, c’est une autre histoire… » Il ne sait pas encore si les huîtres pourront lui offrir un avenir, mais qu’importe, il veut essayer. Entre ses mains, peut-être, un peu de la beauté du monde. ◼

Remerciements : Ian Shield pour le généreux prêt de son punt grâce auquel nous avons exploré Carrick Roads, Katey Burak pour l’accueil à bord de Ruby, Nils Delahaye.

ENCADRÉS

Draguer à l’aviron : mode d’emploi

Beaucoup de pêcheurs démarrent avec des punts, ces élégants canots de travail de 3,65 à 4,87 mètres, construits par les chantiers de la baie de Falmouth. Les patrons des oyster boats ont tous la leur en guise d’annexe. Lorsque le vent n’est pas suffisant pour draguer les huîtres à la voile, certains ressortent d’ailleurs leurs avirons. Ces petits canots à fond plat ne permettent d’utiliser qu’une seule drague.

Ils sont équipés à l’avant d’un double treuil, actionné par une manivelle centrale : l’un embraque le câble de mouillage, l’autre le filin de la drague. Il s’agit de se placer au-dessus du banc d’huîtres et de mouiller l’ancre par l’avant, puis de se déhaler le long de sa ligne de mouillage sur une petite centaine de mètres, en dévidant son treuil à la force du poignet jusqu’à l’endroit choisi pour larguer la drague. Il faut ensuite repartir en direction de son mouillage, hisser son engin de pêche par l’arrière une fois au-dessus du mouillage, et ainsi de suite, dans un va-et-vient exigeant. V. d. R.

La Silver Oyster Race, régate des bateaux de pêche

Début novembre se tient chaque année depuis 1978 la traditionnelle régate des pêcheurs d’huîtres de Carrick Roads, organisée par le yacht-club de Mylor. Cette année, seuls cinq bateaux ont participé, rejoints hors compétition par Lola, un Falmouth working boat, qui a repoussé sa fin de saison pour être de la partie. Le choix de cette date ne doit rien au hasard : le 5 novembre est chômé par les oystermen en souvenir d’une victoire pour la défense de leurs droits. Au début du xxe siècle, les pêcheurs stockaient leurs huîtres dans des parcs sur le domaine maritime, jusqu’à ce qu’un caboteur français vienne acheter toute leur production à la fin de la saison.

Ian Shield, le lauréat de l’Huître d’argent en 2024 à bord de Molly.

L’administration, confrontée aux plaintes des riverains, a voulu leur faire payer l’utilisation de ces espaces sur le littoral. Réunis en collectif, les pêcheurs ont porté leur cas devant la Haute Cour et ont obtenu gain de cause le 5 novembre 1902. « Comme quoi, on est des gens très individualistes mais on est aussi capable de lutter ensemble quand il y en a vraiment besoin ! », commente avec le recul Ian Shield, pêcheur, et lauréat de l’Huître d’argent 2024 à bord de Molly. Aujourd’hui encore, les oystermen peuvent donc librement conserver leurs huîtres sur l’estran, lorsqu’il n’y a pas de marché pour les vendre ou dans l’objectif de les faire grossir pour les vendre à meilleur prix. V. d. R.